- Oui, je veux bien. Quelque chose de frais, de préférence.

Il avait répondu à la question du barman de but en blanc. La Papaye était le premier bar qui avait attiré son oeil sur la plage, alors qu’il était en quête d’un endroit où il pourrait se désaltérer. Assis à une petite table de deux mais seul, Azran attendait sa boisson-surprise. Le concept était curieux, d’ailleurs. Et c’était peut-être ça qui l’avait poussé à franchir l’entrée de cet endroit, un peu plus qu’un autre.

Vêtu d’une chemise blanche à manches courtes, d’un short beige et d’un petit borsalino blanc, il arpentait un peu plus tôt la plage, des espadrilles - qu’il avait achetées en Francie, bien évidemment - aux pieds et ses lunettes à verre rouges sur le nez, comme un parfait touriste, à ceci près que son physique mutilé et tatoué n’était pas le plus représentatif de cette population venant sur l’île. Il avait plus l’air d’un narcotrafiquant qui essayait de passer incognito qu’un réel vacancier, en fait.

Aujourd’hui, Azran était en vacances. Depuis plusieurs jours, en fait, mais il avait enfin de véritables vacances : c’était un luxe qu’il ne s’octroyait que très rarement, patron de sa propre boutique oblige. Et pour cette petite semaine de repos, il avait décidé d’aller à l’étranger, en Francie, plus exactement sur la petite île de Saint-Marin… qui n’était pas si loin que ça de Singapura, finalement, et dont les prix des hébergements n’étaient pas exorbitants.

En plus, maintenant qu’il y était, il se rendait compte qu’il y avait plein de petites choses sympas à visiter, à commencer par cette distillerie perdue au fond de l’île et les vestiges fortifiés de la ville - qui étaient sans doute plus attrayants pour lui vis-à-vis de son rapport à l’histoire et l’art.

On finit par poser devant lui un grand verre au contenu bicolore et le laisser seul en tête à tête avec sa boisson, qu’il entreprit d’abord de humer avant de la goûter.

L’odeur la plus forte qu’il reconnut, un peu épicée, fut celle du rhum. Ensuite, ce furent les effluves caractéristiques de lavande qui surprirent son nez, qu’il n’avait pas l’habitude de retrouver dans un verre. Dubitatif quant à ce mélange odorant, le Mar se laissa aller à goûter du bout des lèvres le cocktail, découvrant par la même occasion les notes acidulées de citron vert et le côté plus doux du piña colada avant d’en boire plusieurs gorgées.

Et alors que ses pensées se dirigeaient vers sa filleule pour laquelle il se disait qu’il devrait lui ramener du sirop de lavande parce qu’elle serait sûrement du genre à aimer, il se fit la réflexion que non, il lui en donnerait quand elle viendrait le voir ici, à Saint-Marin.

Sa mémoire s’altérait déjà sous l’effet du cocktail. Pour lui, même s’il ne connaissait que peu la ville de Saint-Marin - méconnaissance qu’il mit sur le dos de ses nombreux déplacements réguliers en Francie ou à l’étranger - il avait toujours vécu ici. Il avait grandi là, été en prison là, avait enterré Faith et son père ici, vu grandir Anaka ici, à Saint-Marin. Et sa boutique ? Eh bien elle était ici aussi, quelle question idiote.

Fermement convaincu, il attrapa l’une de ses cartes de visite - même en vacances, il fallait pouvoir renseigner un client intéressé - et se rendit compte que l’adresse et même le nom de son antiquairerie n’étaient pas bons. L’Ayurveda ? Quel nom absurde. Au Palais des Merveilles, ça sonnait mieux. Et c’était compréhensible par tout le monde, au moins.

D’ailleurs, il faudrait qu’il refasse faire ses cartes, puisque que l’abruti qui avait imprimé celles qu’il avait actuellement sur lui avait réussi à se tromper. Quelle faute professionnelle, quand même !

Un type était entré, alors que le calme régnait encore un tant soit peu dans le bar. Un type qu’on aurait pu prendre pour un touriste plutôt discret, ou un gars du coin. Mais il y avait un truc qui rendait son accoutrement bizarre. Une cravate, avec un motif que le Mar trouva amusant. Il ne pouvait pas juger ses goûts, mais cet homme avait au moins un certain sens de l’humour. Et Azran n’avait pas la moindre idée de pourquoi un mec se ramenait sur la plage avec une putain de cravate autour du cou sans ressembler pour autant à un employé de bureau.

Il s’en désintéressa quelque peu, le temps pour lui de lorgner de nouveau sur le cocktail qu’on lui avait servi, avant de revenir le guetter du coin de l’oeil et de s’apercevoir que l’inconnu venait de lever son verre vers lui. Et tout lui indiquait - puisque l’endroit n’était guère peuplé - que ce geste lui était réservé.

Est-ce qu’il le connaissait ? Il ne pensait pas mais il était incapable de se rappeler du visage de toutes les personnes qu’il croisait. Il leva machinalement son verre en réponse avec un petit sourire chaleureux. Qui que soit cette personne, autant lui laisser un souvenir sympathique des bars de plage de Saint-Marin, c’était un devoir pour un habitant de cette île.

Mais dans le même temps, cela lui donna une idée. Et si il essayait de se renseigner pour savoir s’il était du coin lui aussi, ou si c’était un touriste ? Dans le second cas, il pourrait même lui donner quelques conseils sur les choses à voir dans le coin.

Et puis, pour le coup, dans tous les cas cela pouvait faire un potentiel client, qu’il soit d’ici ou d’ailleurs. Azran se leva donc, prit son cocktail d’une main, son petit chapeau dans l’autre, il vint s’asseoir sur l’un des tabourets au comptoir du bar, près de l’homme qui avait piqué son intérêt et qui était présentement en train d’essuyer ses lunettes. L’antiquaire posa ses affaires sur le comptoir, avant de se tourner à moitié vers son voisin et engager la conversation :

- Sympa la cravate.