Contrariante mais polie, Astelle s’astreignait au silence.
Conformément aux consignes du professeur Vélasquez, elle entrait en classe sans faire de bruit. Toutefois, la petite tengu était un animal difficile à museler ; voyez-vous, il n’y a pas besoin de parler pour communiquer ; un sourire, un hochement de tête discret ou un regard appuyé font tout aussi bien l’affaire.
Nous y reviendrons.

Après avoir vagabondé sur le campus en hoodie toute la semaine, Astelle avait pris le parti d’un changement de style radical pour aujourd’hui. Habillée de façon plus proprette, ses ailes soigneusement dissimulées dans son dos, la jeune métisse ne ressemblait plus du tout à la petite sportive encapuchonnée que ses camarades de classe avaient eu l’occasion de voir baguenauder. Envolées, ses allures de canaille maigrelette ! Ce matin, elle arborait un air bien plus inoffensif et sophistiqué. Elle était également bien plus voyante avec les ornements colorés qui pendaient de sa coiffe traditionnelle ”tokin” ; encadrant son visage, ces bibelots festifs d’Edo accentuaient l’éclat rubis de son regard.

En plus de cet accessoire, elle portait ses vêtements selon un curieux effet de superposition asymétrique ; donnant l’impression d’émerger les uns des autres, chemisier, haut et brassière conféraient un certain cachet à sa vêture, même avec des habits simples et peu coûteux.

Astelle Dumas, qui s’efforce encore de prétendre qu’elle n’est pas simplement un garçon manqué.

La plupart des gens ne s’en douteraient pas, mais en dépit de son apparence détendue et moderne, cette façon de s’habiller était une référence discrète au style de cour édoïte de jadis, où l’on superposait les kimonos aux étoffes douces ou flamboyantes, dans un dégradé de couleurs du plus bel effet.
Elle-même faisait une chose similaire avec sa chemisette blanche, son haut sportif et la brassière automnale qu’elle portait en-dessous ; avec beaucoup moins de moyens, mais non moins de panache.

Gray Worker ayant précédemment mentionné qu’ils attaqueraient la théorie cette semaine, Astelle s’était permise de se vêtir avec un peu plus de goût que d’ordinaire, néanmoins... elle était restée sur ses gardes. Leur professeur principal continuait de lui donner une impression fantasque et dissipée, laissant à penser qu’il était parfaitement capable de bazarder son planning soigneusement établi au profit d’une inspiration soudaine.
C’était là une tendance qu’Astelle ne jugeait pas très favorablement.
Par précaution donc, son indétrônable sweatshirt-à-capuche l’attendait dans son sac, aux côtés de gants de boxe, d’une serviette, et même des rollers customisés qu’elle avait fait réaliser par Ponsard. Au besoin, la jeune métisse pourrait simplement retirer sa chemisette pour se retrouver aussitôt en tenue de sport.

Rejoignant sa place au fond de la salle – celle qu’elle appelait son nid-de-pie, depuis laquelle elle comptait surveiller les membres de sa classe –, Astelle dépassa Florent au moment où ce dernier s’installait à son pupitre. Elle salua le jeune homme d’un hochement de tête affectueux qui fit délicatement danser les ornements dans ses cheveux.

Assise et ayant rangé son sac de sport sous sa chaise, la petite tengu prit le temps d’accueillir les élèves qu’elle connaissait déjà. Toujours sans un mot, mais au moins d’un sourire. Certains d’entre eux paraissaient tendus. Ou simplement excités. Chose logique si on considérait que les cours tant attendus allaient finalement débuter.
Avisant Pomme qui avait déjà trouvé sa place, Astelle fit discrètement signe à la chanteuse du bout des doigts.
Dotée d’un pouvoir qui lui conférait une maîtrise experte de la transmission de sa voix, la jeune musicienne était sans doute la seule à pouvoir braver les consignes de Gray Worker, et parler librement si cela lui chantait.
“Bon-jour Pom-me !”, scanda sans bruit la jeune métisse, de sorte à ce que ses lèvres détachent soigneusement chaque syllabe.
Elle n’était pas sûre que sa camarade prendrait la peine de lui répondre, mais à l’instar de la façon dont elles s’étaient servies de son pouvoir lors du test de Grey Worker, cette forme de communication secrète leur permettrait sans doute de se livrer à toutes sortes d’expériences à l’avenir.

Ou en tout cas, elle espérait que Pomme voudrait bien se prêter au jeu.

En attendant que tout le monde finisse de s’installer, Astelle reporta un regard empli de curiosité sur le second groupe d’étudiants, découvrant la plupart d’entre eux de visu pour la toute première fois.
Seulement “la plupart”, car en furetant dans l’Académie comme elle l’avait fait, la petite tengu s’était dégottée l’occasion de rencontrer certains de ses camarades de classe avant l’heure. Notamment cette jeune femme aux cheveux bleutés, qui – si Astelle l’avait bien cernée – devait être à moitié en train de s’échiner à faire bonne impression, et à moitié en train de baliser comme une loutre paumée au milieu d’un banc de requins.
La jeune métisse adressa un clin d’œil à Marilou.

Nonobstant son air apparemment serein, Astelle ressentait comme une petite pointe d’anxiété elle aussi.
Les mains bien à plat sur son pupitre, la petite tengu respirait consciencieusement, en s’efforçant de paraître maîtresse d’elle-même et de son environnement. Après tout... cette appréhension fugace n’était rien au regard de l’excitation qu’elle sentait battre dans sa poitrine.
Après deux ans de préparations minutieuses, elle y était enfin.
Les acteurs étaient en place, et le jeu pouvait commencer.

”Devinez qui s’est encore pris un vent ?”

Quel sérieux, sourit Astelle en son for intérieur.
Voilà qui confirmait l’opinion initiale qu’elle s’était faite de Pomme. La jeune francienne avait tout d’une première de la classe... à n’en pas douter, ce côté rigide la mettrait en porte-à-faux avec le reste des élèves dans un futur proche.
Ceci dit, Astelle appréciait cette attitude consciencieuse.

Suivant l’exemple de sa camarade, la petite tengu reporta son attention sur leur professeur.

Les présentations de Grey Worker la laissèrent froide.
Le médaillé d’or avait bien peu de choses à révéler sur ses états de services. De plus, Astelle savait déjà qu’il ne comptait leur faire aucun retour au sujet de sa propre expédition à Antiqua, ni même leur dire ce qu’il était advenu de leurs prédécesseurs.
Ces dissimulations insufflaient son regard d’une lumière rebelle.
Néanmoins, tout ressentiment serait en vain.

L’important était d’extraire tout ce qu’il y avait d’utile de Grey Worker. Tout ce qui serait susceptible d’accroître leurs chances de survie.

Pour le reste... Astelle se découvrait étonnamment en phase avec la suite du discours de leur professeur. Ce que Martin Vélasquez leur décrivait là, c’était une approche digne d’une underdog. Qu’on adoptait quand on était résolument inférieure à son adversaire, dans la nécessité de faire des compromis, de saisir chaque opportunité qui se présentait.
C’était une façon de procéder qu’elle connaissait mieux qu’elle ne l’aurait voulu...

– Vous êtes dix-huit : deux groupes de neuf. Cela n'est pas un hasard. L'objectif de notre premier examen sera de vous opposer les uns aux autres. Mais nous y reviendrons un petit peu plus tard : pour le moment, nous allons commencer par revenir sur les bases.

...leurs nouveaux camarades de classe seraient donc leurs premiers opposants.
Ce qui concordait avec ce que le professeur leur avait déjà dit. La plupart des adversaires qu’ils affronteraient à l’avenir seraient d’illustres inconnus, et le médaillé d’or avait insisté sur l’importance de la collecte et de la rétention d’informations.
Astelle glissa un regard pensif à Marie-Louise.
Toutes deux connaissaient d’ores et déjà leurs pouvoirs respectifs, et elles avaient pris le temps de discuter sur la plage. Si Grey Worker choisissait de les opposer prochainement, la petite tengu lèverait poliment la main pour informer leur professeur qu’elles n’étaient pas le binôme le plus approprié.

...mais il était également possible que le médaillé d’or ait prévu un exercice de groupe, plutôt qu’un simple un contre un. Cette perspective lui paraissait attrayante également.
Qu’il s’agisse de l’un ou l’autre : elle était prête.

Bien que d’un naturel moins scolaire que celui de Pomme, la jeune métisse entendait tirer le maximum de chacune des épreuves à venir. En passant en revue la seconde moitié de la classe, Astelle arborait un sourire plein de mordant.

Si je dois avoir un adversaire, j’espère que ce sera celui-là.
La petite tengu arrêta son regard sur la cible de son choix

Celui qui paraissait le plus redoutable, évidemment.

Pour quiconque ayant pris la peine de s’intéresser à la question d’Antiqua (...pas tout le monde, donc), la leçon de Grey Worker consistait surtout en un gros rappel général. Pour cette raison, Astelle ne lui prêtait qu’une oreille distraite. Comme souvent, la petite tengu avait d’autres priorités.
Ses propres méthodes à appliquer.
Le pouce glissant rapidement sur l’écran tactile de son ordinateur portable, Astelle se réappropriait le cours sous la forme d’un organigramme coloré. La rédaction s’organisait au gré de ses humeurs, accompagnée d’images diverses et d’observations plus ou moins pertinentes sur le sujet.

Mindmap d'Astelle:

Une imagerie innocente, des remarques insolentes et plusieurs post-it maculés d’une documentation aride qui vous faisait des nœuds au cerveau. Cette prise de note était un miroir des incongruités d’Astelle ; évoquant tout à la fois l’enfant ingénue, l’adolescente rebelle et l’adulte pointilleuse. Elle montrait également que la jeune métisse se projetait de manière très concrète dans le futur, quitte à lister les missions envisageables, les héros susceptibles de guider leur escouade, et même à formuler une poignée de stratégies embryonnaires. A compléter selon les informations qu’elle glanerait de ses camarades de classe, groupes 1 et 2 inclus.

Mettant un point final à cette première leçon soporifique, le professeur annonça la nécessité de se répartir en équipes de trois. Avec un éclair de surprise dans le regard, Astelle rabaissa les yeux sur son écran. Les étudiants ne tardèrent pas à se rassembler selon leurs affinités, et la petite tengu prit le temps de relire ses notes, avant de se lever à son tour.

— Tu as quelque chose en tête ? lui demanda alors Julia.
La jeune maadienne se tenait à ses côtés. Cette prise d’initiative était un peu étonnante de sa part...
Au fond, Astelle n’arrivait pas vraiment à savoir où en était sa relation avec Julia Sharami. Son intuition lui soufflait que les éventuelles rebuffades que lui adressait, et que lui adresserait sa cadette à l’avenir, étaient entièrement le fruit de son pragmatisme. Que ce n’étaient pas des remarques à prendre à cœur.

Astelle mit de côté cette piste de réflexion pour plus tard.
Là, tout de suite, elle avait des choses plus importantes auxquelles penser.

— A vrai dire... oui, répondit-elle en tournant l’écran de son ordinateur portable vers Julia. Je nous avais déjà répartis par groupes de trois. J’ignore si ce que j’ai à dire intéressera nos camarades mais... je pense que je vais au moins leur soumettre mon idée.

La mindmap d’Astelle ne contiendrait aucune information qui expliciterait spécifiquement pourquoi préférer cet ensemble de formations plutôt qu’un autre. Mais même ainsi, Julia pourrait d’ores et déjà constater que la petite tengu les plaçait au sein d’un même groupe.

Laissant Julia étudier le tableau (si le cœur lui en disait), Astelle se rapprocha de Pomme pour se pencher vers elle, et lui susurrer à l’oreille.
— Est-ce que tu veux bien jouer les transmettrices, cette fois encore ? Si tu acceptes de leur relayer le message, j’aimerais suggérer les combinaisons qui ont les meilleures chances de succès. Et viser une victoire totale.

Si Pomme avait besoin qu’on rassemble leurs camarades, afin de leur projeter un message caché à tous en même temps, Astelle ferait en sorte de trouver un prétexte pour suggérer que les deux classes se séparent, et ne puissent pas capter leurs messes basses respectives.

Une fois prête à transmettre, voici le message qu’elle ferait passer à ses camarades du groupe 1.
(“J’ai une suggestion à vous faire. Bien entendu, vous êtes libres d’en tenir compte ou non, mais voilà ce que je pense être le meilleur découpage : le meilleur équilibrage des forces, celui qui est le plus à même de nous assurer trois victoires.”)

”Suggestion 1 :

“Imprévisibles.”
Instables était en vérité un meilleur choix de mot.
Adam l’était, indubitablement, mais cet adjectif collait également à Axelle Gianna. Il suffisait de se rappeler la façon dont elle avait affronté Gregor, dans une série d’acrobaties sur le fil du rasoir, au mépris de sa propre sécurité.
De l’avis d’Astelle, la jeune punk était encore en pleine mutation. Elle avait rejoint l’Académie Marchais, elle avait choisi le look qui représentait le mieux ce qu’elle voulait devenir... mais n’était jamais parvenue à destination, toujours piégée dans sa chrysalide.

Les membres de leur classe capables de créer une association fructueuse avec un tandem aussi volatil que celui d’Adam et d’Axelle n’étaient sans doute pas bien nombreux. Heureusement, Blanche paraissait être la plus à même de naviguer entre ces deux personnalités. Ce qui risquait de placer une sacrée charge de travail sur ses épaules... mais la petite tengu pensait que leur aînée était à la hauteur d’un tel défi.

”Suggestion 2 :

En termes de tempéraments, Pomme et Amos faisaient sans doute partie des membres du groupe que Naël trouvaient les moins irritants. La chanteuse ne versait pas dans les familiarités inutiles, et Amos avait suffisamment de bon sens et d’équilibre pour adopter le comportement adéquat.
Si jamais le groupe ne devait pas fonctionner, alors... faire régner un semblant d’harmonie reposerait sans doute sur les épaules de ce grand gaillard, mais il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Amos était probablement plus doué dans ce domaine qu’Astelle ne l’était elle-même, en dépit de tous ses efforts...

”Suggestion 3 :

Astelle hésita brièvement à adresser quelques mots en privé à Florent, mais renonça. Elle aurait sans doute pu le convaincre... mais à quoi bon, si le jeune homme ne prenait pas ses propres décisions ?
...rejoindre le groupe de Julia et d’Astelle le forcerait à assumer un rôle bien plus exigeant que celui qu’il aurait à occuper en présence d’Amos. Restait à voir s’il préférait se retrancher derrière son solide camarade, ou si son affection pour la petite tengu stimulerait un peu de ce sens de l’initiative qu’il avait déjà démontré : le jour où il s’était interposé pour calmer les ardeurs d’Astelle et l’empêcher de défier un adversaire qui risquait fort de la réduire en bouillie.

Elle s’en tiendrait donc là.
Et en guise de conclusion, la jeune métisse adresserait ces derniers mots aux membres de sa classe.
(“Vous le devinez sans doute, ce sont des formations auxquelles j’avais déjà réfléchies... J’aurais préféré que nous ayons une discussion sur le sujet, afin d’entendre de vive-voix quelles sont vos préférences et vos priorités, mais nous n’avons pas beaucoup d’espace ou de temps pour nous décider. Essayez simplement d’envisager ce que je vous propose, et veuillez m’excuser pour cette approche un peu cavalière.”)

Ayant terminé de relayer son message à Pomme, la petite tengu se tiendrait bien droite à ses côtés, afin qu’il soit bien évident que cette communication secrète émanait d’elle. Astelle soutiendrait le regard de quiconque chercherait le sien, mais... elle détournerait soudainement les yeux au moment de croiser celui d’Axelle.
Le rejet de cette dernière était encore frais dans son esprit... et la petite tengu se doutait bien que sa camarade taciturne n’accueillerait pas de gaieté de cœur ses suggestions invasives.

Néanmoins...
...elle avait pensé ces formations afin de leur permettre de remporter la victoire. En négligeant les amitiés pour penser seulement en matière de compatibilités de pouvoirs et de personnalités. Et elle n’avait pas à avoir honte des efforts qu’elle fournissait.
Relevant lentement la tête, Astelle finirait d’observer la manière dont les élèves se répartissaient. Sans ajouter un mot.
La balle était dans leur camp désormais.

”Raison des spoilers”:

L’enthousiasme d’Astelle fut considérablement douché.
Elle accusa le coup. Les yeux écarquillés par la surprise, elle écouta sa camarade de classe lui énoncer les raisons de son refus, et il lui fallut quelques instants pour se remettre dans un état d’esprit propice à la conversation :

— S’il fait froid dehors, tu prends un manteau, énonça la jeune métisse. Quand tu pars en randonnée, tu enfiles de bonnes chaussures. Ne surestime pas ma proposition, Pomme : il est impossible de “prendre le contrôle” sur une situation qui comporte autant d’inconnues. Tout ce qu’on peut faire, c’est se préparer de son mieux.

Trouvant son rythme, petit à petit, les arguments s’écoulèrent plus posément de la bouche d’Astelle.
Elle conservait un timbre de voix doux, légèrement grave et soigneusement maîtrisé.

— Ce n’est pas “injuste”. C’est une façon de se battre à tous les niveaux, qui est profitable à tout le monde. Accessible à tout le monde également. Je pourrais faire le tour des tables pour soumettre ma proposition aux autres, ou la transmettre par écrit. C’est simplement moins efficace... et les chances sont plus élevées qu’on ne m’écoute que d’une oreille, mais dans l’absolu, n’importe qui peut constituer son groupe en méditant ses compatibilités. Ou choisir de ne pas le faire du tout. Mais si l’autre moitié de la classe devait se prendre une peignée pour avoir négligé l’angle stratégique, elle sera d’autant plus motivée à intégrer ce paramètre pour le prochain exercice, et fera de bien meilleurs progrès.

C’était la même chose pour leur groupe.
Faire intervenir ces notions tactiques dès aujourd’hui, c’était offrir l’opportunité à leurs camarades de classe d’y penser ; leur faire réaliser que c’était également une approche possible. Certains élèves ne se posaient pas beaucoup de questions, et la petite tengu croyait dur comme fer que c’était une bonne chose que de leur fournir de nouvelles pistes de réflexion.

— Tout comme notre moitié de la classe, qui fera davantage de progrès en “sortant de sa zone de confort”, justement. C’est à dire, en créant des équipes pour d’autres motifs que : “toi et moi, on est copains”.
Sur un ton conciliateur, elle ajouta :
— Néanmoins, tu n’as pas tort de dire que j’émets ma suggestion avec une quantité d’informations limitées. J’admets que mon raisonnement est peut-être erroné, mais c’est aussi pour ça qu’il s’agit simplement d’une suggestion. La transmettre ne t’engage à rien, et nos camarades de classe ont chacun leur propre cerveau : si ce que je propose leur paraît à côté de la plaque, ils peuvent se contenter de l’ignorer.

Il s’agissait d’un exercice, et de leur premier jour de pratique. De ce fait, Astelle envisageait parfaitement que ses suggestions puissent être mauvaises, que ses formations puissent battre de l’aile. Mais échouer après avoir bien réfléchi à leur approche leur permettrait d’en apprendre davantage qu'en abordant le test les bras ballants.  
Il aurait été idiot de ne rien faire par peur de se tromper.

Continuant à parler d’une voix sereine, la petite tengu songea qu’il serait peut-être judicieux de clarifier ses propres motivations.
— Ce sont tous les arguments que j’ai à t’opposer. Mon seul intérêt dans cette affaire est d’élever le niveau global.

Pour faire bonne mesure, toutefois, Astelle prépara une petite conclusion de son cru. Re-situant les enjeux de la discussion pour y intégrer des termes plus “scolaires”, qui parleraient davantage à la jeune blonde.

— Cependant, Pomme, si tu veux mon avis, c’est toi qui est "hors-sujet".
Le test a déjà commencé et tu te contente de rester assise sans rien faire. Tu n’as pas écouté le prof tout à l’heure ? Il a même pris la peine de nous prévenir : “le fait est que ceux qui manquent de rigueur à l'occasion de leur préparation finissent toujours par en payer le prix.“ A ce titre, je trouve ça un peu gros que tu me fasse le reproche de vouloir nous préparer à cet exercice.

Citer le professeur Vélasquez était sans doute la meilleure façon de la faire plier.
Toutefois, si Astelle maintenait une contenance paisible et mature, il va sans dire qu’intérieurement... elle sentait lui venir comme un peu de vague à l’âme.
Ses initiatives étaient toutes considérées avec méfiance.
Son obsession détonait. Alors même que Grey Worker avait pris la peine de les informer de l’état d’esprit qu’il était nécessaire d’adopter pour survivre. Dans cette pièce, Naël était sans doute le seul à comprendre pourquoi elle s’échinait ainsi... et même lui devait doucement se moquer de ses efforts.

...est-ce que ça va être comme ça toute l’année...? soupira-t-elle intérieurement.

C’était le chemin qu’elle avait choisi, mais cette impression de n’être à sa place nulle part lui était un vrai crève-cœur...
Comme pour tuer ce sentiment maussade qui s’épanouissait dans sa poitrine, la petite tengu enclencha imperceptiblement sa transformation. Ses ailes dissimulées poussèrent de quelques centimètres, vinrent tendre l’étoffe de sa chemise. Et l’émotion s’effaça de son regard.

"Le Tengu ?"

Astelle Dumas & Pomme Péline.
A relou, relou et demie.

— Merci. J’aurais compris que tu ne veuille pas transmettre un message que tu ne soutiens pas.
Après une légère pause, elle ajouta :
— ...si tu n'as rien contre, après l’exercice d’aujourd’hui, j’aimerais bien qu’on prenne le temps de discuter.
Astelle jugeait que c’était plutôt mature de la part de sa camarade que d’accepter dans ces circonstances. Au fond, la jeune chanteuse ne lui devait strictement rien... A la place de Pomme, nombreux étaient les élèves de cette classe qui ne se seraient pas fait prier pour l’envoyer promener. Surtout après avoir perdu le débat.
Mine de rien, la petite tengu tâcherait de s’en souvenir.
— Je voudrais bien ré-entendre ce que tu as à dire sur le sujet, dans un cadre qui ne nous pousse pas à prendre une décision dans la minute.

Elle faisait cette proposition, cette fois, sans plus se soucier de se faire rembarrer.
Ses ailes tendaient légèrement le tissu de sa chemise, l'extrémité de ses ongles avait blanchi sous l'excès de kératine ; sa sensibilité était comme anesthésiée par le début du processus d’hybridation, ce qui lui dégageait suffisamment de disponibilité mentale pour se concentrer strictement sur ce qu’elle avait à faire.

Ce qui voulait dire que la petite métisse attendrait d’être au lit, ce soir, pour chouiner.
Là, enfouie sous ses draps, elle pourrait déplorer tout son saoul d’être perpétuellement incomprise, ou se plaindre du fait que jusqu'à présent, toute la bienveillance qu’elle essayait de manifester à ses camarades : eh bien, ils se torchaient joyeusement avec.

Avec ce regard qui avait la fixité de l’oiseau, Astelle avisa les membres de son groupe.
— Bon, c’est une sacrée soupe à la grimace. Je vais aller voir ce que ça donne, mais y’a une chance sur deux que je revienne t’enquiquiner.
Sur ces quelques mots, elle prit temporairement congé de Pomme.
Inattentive aux humeurs revêches, sa prochaine manœuvre était déjà planifiée.

C’était sa particularité.
Comme un interrupteur logé dans son cerveau.
Qui lui permettait d’en avoir juste un peu moins quelque chose à fiche du jugement des autres. De leurs états d’âmes, à tous. Y compris les siens.
Surtout les siens.

Il n’y avait même pas de raison valable pour qu’elle souffre de ces réactions mitigées.
Est-ce que c’était réellement important ? Qu’ils ne comprennent rien à ses motivations, qu’ils se disent qu’il s’agissait là d’une bête question d’ego ?
Depuis le départ, elle savait qu’on ne l’écouterait pas.
...ainsi, le simple fait de se faire entendre constituait déjà une petite victoire.

Depuis le départ, ses yeux rouges étaient rivés sur l’objectif.
Et peu importe si les corniauds du calibre d’Adam la fusillaient du regard.
...le bougre aurait sans doute oublié sa vexation d’ici l’heure du goûter.

Les débats, c’est terminé pour aujourd’hui, décida-t-elle en jetant une brève œillade aux membres du deuxième groupe, qui s’organisaient avec beaucoup moins de manœuvres politiques. On se grouille maintenant.

Florent Drano & Amos Jourdan.
Membres honoraires du club de baseball.

— Bouh !
S’approchant d’Amos et de Florent avec un sourire matois, Astelle s’empressa de rassurer ses deux camarades du club de baseball.
— Balisez pas. Z’êtes pas les prochaines victimes de ma matraque argumentaire, fit-elle en mimant un gigantesque gourdin. J’suis pas venue vous assommer, c’est le contraire.
Elle regarda l’un et l’autre des deux garçons avec sympathie, espérant leur faciliter le processus de décision.
— Je voulais juste vous dire que peu importe la décision que vous prenez : c’est sans rancune. J’ai lancé un pavé dans la mare, et je n’veux pas faire plus de vagues pour aujourd’hui.

...à la rigueur, elle allait juste regarder paniquer les poissons.

Si son intervention avait fait un peu cogiter certains d’entre eux, alors c’était déjà ça de pris.
Mais maintenant, la petite tengu allait faire un pas de retrait et prendre le temps d’évaluer les performances de chacun.
— En plus, honnêtement, j’ai pas envie de vous mettre de travers : vous êtes les deux seules personnes dans notre groupe qui sont encore capables de m’adresser un sourire...
Sa voix tomba un peu, avec un semblant de dépit, avant de remonter subitement sur un ton plus cocasse.
— ...avec Blanche, fit-elle en désignant la rouquine hilare du pouce, mais elle, je crois surtout qu’elle se paie ma tête.
Ce n’était sans doute pas aussi simple... mais avec Blanche, qui pouvait le dire ?
Pour l’heure, Astelle avait décidé de se sentir flattée de son attention.
Et tant pis si la rouquine ne voyait en elle qu’un genre d’attraction municipale.
— Confirmez-moi juste ce que vous faites, que je termine de former mon groupe à moi, conclut-elle sur un ton poli.

La jeune métisse semblait avoir renoncé à son opération de propagande.
Mais cela ne signifiait pas qu'elle n'était pas préparée à faire face aux différents cas de figure.

Si Florent acceptait de rejoindre le binôme qu’elle formait avec Julia, la configuration du premier groupe se rapprocherait trait pour trait de celle de ses plans.
Adam ne pouvait pas saquer Naël.
Pomme ne portait pas Adam dans son cœur.
Si les individus concernés ne réagissaient pas dans un pur esprit de contradiction, il deviendrait très plausible que Blanche rejoigne Adam et Axelle, et qu’Amos se voit affublé des deux derniers lurons. ...quand bien même cette perspective ne semblait pas franchement le réjouir.

Cas de figure numéro 1:

A contrario, si Florent et Amos préféraient rester ensemble, alors...
...la petite tengu pourrait encore manipuler les paramètres en s’appropriant promptement un allié parmi Pomme, Naël et Blanche.
Pour augmenter les chances que Blanche rejoigne Adam et Axelle, elle n’inviterait pas celle-ci. Et comme un trio composé d’Amos, Florent et Pomme présenterait un certain déséquilibre en situation de combat, elle choisirait d’ôter cette dernière de l’équation.

Cas de figure numéro 2:

Peu de chance qu’Adam propose à Naël de le rejoindre de bon cœur après tout... et si cela se faisait quand même... hah ! Le combat qui s’ensuivrait serait un vrai désastre.
Un désastre divertissant, néanmoins.

...

En somme, si Florent ne se joignait pas à elles, Astelle s’en irait voir Pomme pour lui tendre la main :
— On dirait qu’ils ne cautionnent pas ma proposition, eux non plus. Est-ce que ça te dirais de te joindre à nous ? Ce serait une bonne occasion ; si c'était possible, je préférerais que tu ne restes pas sur une trop mauvaise impression de moi.

*** Face à Pomme ***

Astelle Dumas & Pomme Péline.
Les coupeuses de cheveux en quatre.

— Je ne suis pas certaine que ce soit très pertinent de continuer à évoquer un sujet qui sera définitivement derrière nous, mais soit...
— Entièrement d’accord, j’aurais dû être plus précise. Ce dont je veux discuter, ce sont des principes sur lesquels se basent nos opinions respectives. Parce qu’une conversation plus approfondie nous permettra peut-être de mieux nous organiser, et de nous prendre mutuellement en compte pour le reste de l’année.

Sur un sourire diplomate, la petite tengu tira sa révérence.

*** Face à Amos ***

Astelle Dumas & Amos Jourdan.
Ou l’art de faire le dos rond.

Astelle aurait pu l’arrêter.
Lui saisir le bras, à cet instant, et le diriger vers Adam et Axelle, afin de s’assurer un meilleur équilibrage des forces.

Elle n’en fit rien.
Déjà, parce qu’elle était sincère : elle avait fini d’influencer les uns et les autres pour aujourd’hui.
Ensuite, parce qu’elle ne voyait pas de raison de couper l’herbe sous le pied à Naël, qui pour la première fois, faisait la démonstration d’un peu d’initiative.

Certes, ce n’était pas l’idéal pour une répartition des forces, mais c’était beaucoup mieux que de voir le jeune solitaire se comporter comme une plante en pot pendant toute la durée de l’exercice...
Naël avait choisi de rassembler les membres les plus compétents de la classe, probablement pour se faciliter la vie, mais à ce stade, toute tentative pour frayer entre les différents élèves était pertinente et souhaitable.
De plus, la situation permettait un premier contact entre Amos et Naël, et n’était donc guère problématique, pourvu que le jeune homme blafard ne se mette pas en tête de réquisitionner toute l’année les éléments les plus forts afin d’accroître ses chances, sans se soucier du reste de la classe.

Non, ce dont il fallait s’inquiéter, c’était de l’autre trio.

L’équilibre entre Pomme, Adam et Axelle semblait plutôt précaire... et la petite tengu imaginait difficilement comment une telle combinaison pouvait fonctionner. Ceci dit, si cette équipe venait à connaître un désastre, alors peut-être que Pomme serait plus prompte à s’organiser lors du prochain exercice.
Mais elle aurait tout de même préféré une formation qui donnerait de meilleures chances à Axelle... même si la pseudo-délinquante fuyait littéralement sa présence, la petite tengu avait bien vu que celle-ci ne ménageait pas ses efforts.
Quelques victoires l’auraient sûrement aidé à prendre confiance en elle.

Dommage...

En ce qui concernait Adam, elle ne ferait même pas de suppositions.
Que le jeune skateur gagne ou perde, il était difficile de prévoir comment son ego s’en accommoderait.
Une victoire pouvait tout aussi bien le conforter dans son attitude pédante, que le rassurer et l’amener à se montrer un peu moins enquiquinant.
Une défaite pouvait tout aussi bien le forcer à réviser sa conduite, que le faire exploser et l’envoyer bouder pour les huit prochaines semaines.
C’était à ce genre d’élément volatil qu’ils avaient à faire...

Quoi qu’il en soit, il était grand temps qu’elle s’occupe de ses propres affaires.

Après avoir brièvement pressé son poing contre l’épaule d’Amos, en signe d’encouragement, Astelle partit de son côté. Rassemblant ses camarades dans un coin de la classe, elle vint coller deux autres pupitres au sien, et inviter les membres de son équipe à s’y asseoir.

— Il y a des tas de choses dont on pourrait parler avant de commencer, entama la petite tengu sur un ton docte, mais voici la plus importante à mes yeux : “tous les deux, est-ce que vous vous êtes déjà battus ?”

On pouvait établir autant de stratégies qu’on voulait : celles-ci ne servaient à rien quand les nerfs vous lâchaient. Astelle se rappelait très bien de sa toute première escarmouche, qu’on aurait difficilement pu qualifier de “combat”.

”Pas un combat”:

...il était peu probable qu’on en arrive à de telles extrémités aujourd’hui.
Surtout que ses deux coéquipiers ne possédaient pas l’animalité intrinsèque d’Astelle (même si Julia pouvait encore leur réserver des surprises).
Toutefois, la petite tengu ne leur souhaitait guère une première expérience aussi déplorable que la sienne.
Le temps passé en club de savate francienne, les séances de sparring, et les recherches que la jeune métisse avait menées sur le sujet ne trompaient pas : même un adulte fait – entraîné depuis des années – pouvait se mettre à pleurer comme une madeleine la première fois qu’on le frappait réellement en plein visage, tant son organisme était inaccoutumé à la douleur et au choc. C’était sans doute moins susceptible d’arriver à des individus fortifiés par le Naraka Catana, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il s’agissait d’un paramètre négligeable.

C’est pourquoi, avant de parler stratégie, Astelle voulait parler de violence. Du fait de blesser et d’être blessé.
— Est-ce que ça vous fait peur de prendre un coup de poing dans la figure ? Vous vous sentez capables d’attaquer d’autres personnes ? Est-ce que vous visualisez où et comment frapper ?

Leur laissant un peu de temps pour faire part de leurs expériences respectives, elle entrerait plus concrètement dans les détails.

”Discussion sur les pouvoirs”:

Ayant conclu ces messes-basses, la petite tengu observa l’un et l’autre de ses coéquipiers d’un air conciliant.

Pour être franche, Astelle considérait sa petite camarade maadienne comme un élément exceptionnel. Du genre à décrocher un 19.5 au test de Grey Worker sans forcer, et sans même requérir l’expérience et les efforts de calcul dont Blanche avait dû se fendre pour obtenir son 20/20. Pour cette raison, le flegme de Julia s’expliquait aisément ; il était fort probable qu’en étudiant normalement au cours de cette année, la jeune maadienne dépasse largement le niveau requis pour que sa présence soit utile et pertinente sur Antiqua.
Mais en dépit son calme apparent, elle était jeune.
Le fait d’apparaître forte et imperturbable était souvent un artifice – volontaire ou non – qui camouflait des faiblesses insoupçonnées... Astelle était bien placée pour en savoir quelque chose.

La petite tengu n’aurait pas été surprise que l’un et l’autre de ses camarades ne viennent à flancher au cours de l’épreuve à venir. Qu’ils se découvrent de la couardise, ou du courage qu’ils ne soupçonnaient pas posséder.
— Tel que je conçois notre trio, il va nous nous falloir joindre nos forces à tous les trois pour espérer terrasser même un seul adversaire. L’un de nous va feinter, le second frapper, le troisième conclure. Ces rôles sont interchangeables. Aucun de nous n’est particulièrement le pivot de l’équipe, on va donc se partager équitablement la pression et les responsabilités de l’affrontement.
Elle jugeait que c’était le plus judicieux. Leur groupe possédait parmi les élèves les moins expérimentés de la classe. En évitant de donner à l’un d’eux un rôle déterminant, Astelle voulait s’assurer qu’ils puissent s'accoutumer un peu avant d’avoir à supporter plus de pression.
— Malgré tout, c’est notre premier combat ensemble, alors dites-vous bien qu’on va tous les trois commettre des erreurs. Si ça doit arriver, ne vous découragez pas. Prenez un peu de distance, respirez, et revenez quand vous êtes prêts ; en attendant, vos coéquipiers sont là pour vous couvrir.

La jeune métisse fit une brève pause, couvant ses camarades d’un regard bienveillant. Ses alliés avaient désormais entendu ce qu’elle avait voulu leur dire en priorité.
Bien évidemment, le risque existait que Julia et Florent trouvent ces précautions superflues, mais à minima, ils comprendraient dans quel état d’esprit la petite tengu abordait cette épreuve.

— C’est ma proposition pour aujourd’hui : de n’établir aucune sorte de stratégie compliquée, juste d’essayer de se battre ensemble, comme une équipe.

A ces mots, une petite note positive et chaleureuse s’invita dans la voix d’Astelle.
Remporter la victoire, aujourd’hui, consisterait à présenter un travail d’équipe acceptable, à constituer un tout supérieur à la somme de ses parties.

— Mais ce n’est qu’une proposition, reprit-elle avec un sourire amène, alors tant qu’on a un peu de temps... s’il y a quelque chose qui vous inquiète, quelque chose que vous voulez tenter : n’hésitez pas à vous exprimer.

Plus tôt, elle avait mentionné la possibilité d’utiliser leurs pouvoirs de concert.
Néanmoins, Astelle ne ramènerait pas ce sujet sur le tapis d’elle-même. Si l’idée les tentait, il faudrait qu’ils prennent l’initiative de la discuter.
A cet égard, la petite tengu agissait à la fois dans un souci de pédagogie et de prudence. L’important était de rester simple. De ne surtout pas les surcharger de directives. De leur fournir une base de départ, puis de les laisser la nourrir de leurs propres idées.

Et s’ils n’avaient pas d’idées pour aujourd’hui, ils en auraient pour la prochaine fois.
Le cerveau humain était ainsi fait.

Parole de tengu.

***

”Idée saugrenue”:

Il existe probablement une strate du purgatoire où quelqu’un comme Astelle Dumas vous dispense des explications pour tout le reste de l’éternité.
(En attendant, la petite tengu vit sa meilleure vie.)

— On part là-dessus, alors, déclara Florent. Je compte sur vous deux pour me sauver les miches quand ils se rendront compte que j'ai moins de répondant que vous !

Voilà qui donnait à Astelle un peu de grain à moudre.
(...rien d’étonnant, pour une fille de meunier.)

En effet, elle ne souhaitait pas surcharger ses camarades de directives techniques, mais de son côté... pouvait-elle envisager de s’attirer sciemment les foudres adverses ? Profiter de son physique de freluquet pour leur apparaître comme le maillon faible ? Ou au contraire, projeter force et confiance, avant de feindre l’erreur, de faire croire à une opportunité ? L’acuité visuelle dont la dotait son pouvoir la rendait plus efficace sur le plan défensif, c’était donc un rôle qu’elle était peut-être capable d’assumer.
La petite tengu garderait cette idée dans un coin de son esprit ; à appliquer ou non, selon la situation.
A ce stade... tout comme ses camarades, mieux valait qu’elle ne surestime pas trop ses forces, qu’elle reste concentrée sur l’essentiel.

— On verra ! répondit-elle néanmoins sur un ton enjoué. Pour c'que j'en sais, il pourrait tout aussi bien se passer l’inverse. Alors je compte sur toi, Florent.

Souriante, Astelle prit soigneusement note de la façon dont s’était passé cet échange.
En raison de leur manque d’expérience, il n’était pas surprenant que Julia et Florent évitent de faire des suggestions. Surtout dans ce cadre nébuleux, où les consignes restaient diablement imprécises.
Toutefois, la jeune métisse commençait déjà à se dire que si elle devait refaire équipe avec ce duo à l’avenir, alors elle ferait en sorte de les laisser ouvrir la discussion stratégique. Qu’elle garderait ses propres idées pour elle dans un premier temps, en s’efforçant de pousser ses deux camarades à réfléchir et à se lancer.

L’échange leur serait sûrement plus profitable ainsi.
Quoi qu’il en soit, Astelle n’était pas mécontente de la situation.

Ce petit exercice en trio lui permettait de se mettre en jambes sur la question du leadership, et de penser à tout un tas de problématiques pédagogiques. Restait à voir si l’approche qu’elle avait définie était correcte, ou si l’épreuve à venir lui démontrerait qu’elle avait échoué à tirer profit de cette première phase de préparation.
Les yeux pétillants, la petite tengu sentait une excitation discrète lui battre dans la poitrine ; à peine entrée à l’Académie, les occasions d’apprendre semblaient déjà foisonnantes.

Bien. J’ai abordé la question de la violence, des blessures, l’état d’esprit sur lequel repose notre démarche...
Ne reste plus qu’à illustrer – un peu plus concrètement – à quoi va ressembler notre formation. En essayant de rester brève.
Bavarde de première catégorie, la concision n’était pas vraiment le fort d'Astelle.
Mais si elle suspectait que Julia fut aisément capable de traiter un grand nombre d’informations, elle craignait d’embrouiller Florent en se laissant un peu trop aller. De nombreux élèves de cette classe, d’ailleurs, n’auraient pas supporté un briefing trop verbeux.
Pas le choix, il allait falloir qu’elle se tienne la bride.

— En cas de combat, je préconise une formation en triangle, la pointe à l’arrière, fit-elle en leur présentant trois de ses doigts, l’index et le majeur devant, le pouce à l’arrière. Avec, disons : 2m de distance entre chacun d’entre nous, de façon à pouvoir se soutenir dans le feu de l’action. C’est plutôt risqué si on se fait canarder, j’en ai bien conscience, mais dans ce cas de figure, je me posterais devant vous pour organiser la défense.

Elle avait bien conscience qu’une formation groupée représentait un risque.
Ses attributs de faucon lui permettraient peut-être de contrer des projectiles solides, ou d’anticiper – dans une certaine mesure – des tirs moins ordinaires... mais face à quelqu’un comme Pomme ou Amos, ce regroupement permettrait simplement à l’adversaire de les frapper tous les trois d’un coup. Et même Astelle ne pouvait pas espérer protéger ses alliés d’un assaut à base d’orbes de chaleur brûlants ou de vagues sonores intangibles.

Ce n’était donc pas l’idéal.
Néanmoins, une formation plus spécialisée aurait justement été vulnérable au genre d’approche offensive qu’elle envisageait. De plus, il fallait bien se mouiller et prendre une décision. Des équipes conçues à l’improviste possédaient nécessairement un point faible ; l’important était d’en avoir conscience, et de réagir de façon à redistribuer les cartes en cas d’engagement mal opportun.
Comme ce serait le cas sur Antiqua, pas vrai ?
— J’utiliserai mon pouvoir dès le début de l’engagement, fit-elle en désignant ses yeux rouges, alors je devrais être capable de voir venir et de réagir.

Pour le reste : elle se mordit la langue.

Comme jaillissant d’un geyser, les idées lui inondaient déjà le cerveau. Sur la façon de monter une offensive face un ennemi doté de pouvoirs à distance, sur l’art de jouer sur le positionnement du triangle pour isoler un opposant et le terrasser d'une attaque d’opportunité, sur les feintes et les manœuvres de harcèlement supposées briser le rythme adverse ; il y avait tellement de choses qu’elle voulait tester, essayer de mettre en place, noter, trier et qualifier.
...mais c’était encore sa tendance à vouloir aller toujours plus vite que la musique qui s’exprimait.
...au fond d'elle, la petite tengu savait bien ce n’était pas la peine de partir à fond de train si elle était la seule capable de suivre le rythme.

Au lieu de quoi, elle se contenta de dire.
— Bref, j’me fais pas de soucis, même si c’est pas un simple 3 contre 3. Je pense qu’on a les qualités requises pour s’adapter et tirer notre épingle du jeu, même s’il faut composer avec des règles tarabiscotées.

Cette conclusion tombait à pic, car c’est l’instant que choisit Grey Worker pour amener l’étape suivante de leur exercice.

— Allez, allez. C'est suffisant, il va falloir qu'on passe à la suite si on veut pouvoir finir avant l'heure du repas ! Je pense que tous les trios se sont formés. Vous allez vous asseoir par groupes, le temps que je vous explique la suite des opérations.

Ah, nous y voilà.

La petite tengu se retourna à demi sur sa chaise.
Elle exsudait d’un enthousiasme sans peur. Son regard avait le lustre du verre dépoli, et son port mimiquait celui de l’oiseau sur sa branche. A l’affût, Astelle était prête à décortiquer les propos de Grey Worker pour en extraire toute la substantifique moelle.

Il y a une quinzaine de minutes environ, on décriait, on grommelait en constatant la tendance d’Astelle à vouloir présenter un front uni, à vouloir organiser leur moitié de la classe, à vouloir leur offrir tous les avantages possibles.
...et désormais, il s’avérait que cet esprit de corps, cette complicité, faisait partie intégrante des règles du jeu.

Pour la petite tengu, c’était une situation particulièrement difficile.
En effet, il lui fallait faire la démonstration de tout son self-control pour s’empêcher de se fendre d’un petit “je vous l’avais bien dit” bien senti.
L’expression de son visage toutefois, semblait déjà tout dire...

Quelle pimbêche.
(...herm.)

Ayant écouté avec attention cette première salve d’explications, Astelle se concerta brièvement du regard avec ses camarades, simplement pour qu’ils ne soient pas totalement pris au dépourvu en la voyant s’avancer vers l’autre moitié de la classe.
(De toute façon, s’ils avaient prêté attention à la façon dont les choses s’étaient déroulées jusqu’à présent, ils auraient pu parier que la jeune métisse profiterait de l’occasion pour se livrer à une petite intervention de son cru.)

— Moi, je vous aiderai à nettoyer, même après votre défaite, lança tout haut Astelle à la seconde moitié de la classe, en accompagnant sa déclaration d’un sourire rayonnant.

A ce stade, sans doute que les élèves de son groupe commençaient déjà à lever les yeux au ciel. S’attendant vraisemblablement à ce qu’elle commence à leur faire des suggestions, leur donne des conseils, leur propose un plan qui permettrait à leur moitié de la classe de prendre l’ascendant.
...eh bien, si c’était le cas, c’était fort dommage, car ils se mettaient le doigt dans l’œil.

Astelle était une femme de parole.
Comme elle l’avait déjà annoncé : le babysitting, c’était terminé pour aujourd’hui. Plus d’ingérences. Les équipes de Naël et d’Adam se débrouilleraient seules désormais. ...et de toute façon, une concertation pour décider qui devait affronter qui lui paraissait relativement superflue ; il aurait surtout été question d'étudier la contenance de chaque trio pour tenter un matchmaking superficiel, basé sur ce qu’évoquait leurs apparences et leurs attitudes de surface. Rien qui ne soit très probant ; elle avait plus judicieux en tête.
Postée entre les deux moitiés et tournée vers les trios qu’elle ne connaissait pas encore, la petite tengu se lança directement dans le grand bain.
— Je suis Astelle Dumas. Si vous voulez affronter mon équipe, manifestez-vous.

Son sourire s’étira, dévoilant de petites fossettes au creux de ses joues.
...en temps normal, Astelle aurait sûrement agrémenté sa déclaration d’une annonce invitant ceux ayant le plus confiance en leurs capacités à la défier. Mais aujourd’hui, elle se trouvait en compagnie de Florent et de Julia. Elle avait donc un tout autre message à faire passer.

— Le prof n’a encore rien dit sur les règles et les particularités de cet affrontement en trio, mais en ce qui me concerne : on peut déjà s’accorder entre nous pour le combat. Rien ne nous empêche de fixer nos propres règles de base.
Désignant Julia et Florent, elle poursuivit.
— Du côté de mon équipe, vous pouvez vous attendre à une attitude sportive, à un effort obstiné pour arracher la victoire, et il y a fort à parier qu’on vous invite à venir prendre le goûter avec nous à la fin de l'épreuve. J’fais des super croissants.

Voici donc quel était son projet.
De créer une forme de matchmaking, non pas en essayant d’évaluer de visu les forces et les faiblesses de chaque équipe, mais en proposant de décider en amont du mode d’affrontement, ou plutôt, de la tonalité de l’épreuve.
Nul doute que Grey Worker entendait générer de l’hostilité entre les combattants, à un moment ou l’autre de la formation, et Astelle n’avait absolument rien contre ce fait. C’était une forme d’émulation importante. Toutefois, son travail à elle demeurait de constituer une équipe capable de travailler ensemble. Et elle entendait poser dès maintenant les bases de cette coopération.

— Ma politique est simple : ce qui se passe en combat d’entraînement ne déborde pas sur le reste de la formation. On va probablement se taper dessus. Ça va faire mal. Mais terrasser un adversaire ne signifie pas lui manquer de respect. Traitez vos opposants comme vous voudriez qu’on vous traite, et rappelez-vous que les gens que vous affrontez aujourd’hui sont ceux qui défendront vos arrières sur Antiqua à la fin de l’année.
Ça vaut le coup de faire un petit effort de sociabilité.

En dépit d’une contenance onctueuse, son ton s’était empreint d’une certaine sécheresse à mesure qu'elle parlait, accentuant le passage se référant à Antiqua, qui oscillait entre le sage conseil et la menace. Malgré ce que son apparence laissait à penser, la personnalité d’Astelle possédait également un côté rude et pragmatique pour compenser ses aspects les plus idéalistes.
La petite tengu acquiesça de la tête, comme pour remercier les élèves de l’avoir écoutée.
Avec cette intervention, elle créait un précédent, elle montrait par l’exemple que cette approche était possible, qu’on pouvait sélectionner son adversaire en rassemblant des trios qui partageaient une mentalité similaire.

Bon, il était sans doute possible de pervertir sa proposition afin de monter un genre de traquenard... proposer une approche relaxe, puis détromper l’ennemi et le frapper de toutes ses forces une fois sa vigilance baissée, mais comme elle venait de le rappeler, ils seraient tous ensemble sur Antiqua. Ce genre de stratégie ne paierait donc pas sur le long terme.
Concluant avec un sourire qui flirtait avec l’auto-dérision, elle acheva :
— Ouais, je sais : je suis bavarde. Mais j’ai fini, promis.

Son regard s’égara brièvement du côté de Marie-Louise, mais elle ne lui adressa aucun commentaire. Il faut avouer que le sentiment de rivalité qui étreignait la jeune femme aux cheveux bleus était peut-être encore un peu à sens unique.
Dans le fond, avec sa constitution frêle et légère, Astelle imaginait sans peine pouvoir être terrassée par n’importe lequel des élèves de cette classe. Il suffisait d’un coup bien placé pour inverser la vapeur, et toute sa science, toute sa technique et sa rouerie ne suffiraient jamais vraiment à compenser son physique d’oiselle.

Toutefois... challengeuse de nature, la petite tengu avait dans le collimateur les plus gros poissons de la classe, à savoir : Blanche, Amos, ainsi peut-être que Julia et quelques autres qui n’avaient pas encore révélé tout leur potentiel. Elle entendait tous les surclasser, et les profils plus timorés d’individus comme Florent, Axelle ou Marie-Louise n’éveillaient pas autant sa combativité.
Pour le moment en tout cas.

Se tournant vers Florent et Julia d’un air bienveillant, elle voulut vérifier avec eux qu’ils n’étaient pas lésés par sa prise de parole, et leur donner une opportunité de corriger le tir s’ils ne se sentaient pas tout à fait en accord avec ses propos.
— Ça vous convient ? Il y a quelque chose que vous voudriez ajouter ou dire différemment ? N’hésitez pas à recadrer.