~ La vidéo du premier steam se lance à l’ouverture de la page d’accueil de la chaîne ~

Programme de la chaîne:

Le décor de ce stream était un mur de photographies. Les paysages des gorges de glace somptueuses du Reykjav y côtoyaient les étendues océanes d’Eleftheria. Une machine traditionnelle à filer la laine de mouton y chevauchait une image de la traversée du désert des pilotes du Grand Canyon. A l’instar des intérêts éclectiques de la photographe, il y avait des photos de tout. Bien entendu, aucun de ces clichés n’incluait Astelle, ou l’une de ses amies. Même chose pour sa moto. Avec les nouveaux logiciels de reconnaissance faciale et d’identification de plaque, il aurait été trop facile pour un individu peu scrupuleux d’obtenir des informations qui ne le concernaient pas.
Une collection de timbres étrangers et de cartes postales complétait ce tableau, signe que la jeune streameuse avait au maximum profité de ses vacances scolaires pour découvrir le monde qui l’entoure.

Astelle avait depuis longtemps demandé la suppression de ses comptes Instabook personnels, et vérifié qu’on ne puisse plus la connecter à personne sur le net, simplement sur la base de son identité. Une précaution de base pour quelqu’un qui choisissait la carrière de héros. Seuls les comptes professionnels, pour son service de boulangerie à domicile ou sa personnalité héroïque, existaient encore, mais ceux-ci ne présentaient aucun noms propres, ni aucune photo de la propriétaire.
Cela n’empêcherait sans doute pas les stalkers les plus scrupuleux de parvenir à leurs fins, mais c’était le minimum pour se protéger.
Installée devant son décor, la petite tengu lança le second stream.

@Heroes ∨ Anarchy, Virevolte Académie Marchais

Virevolte(?)
de l’Académie Marchais.

— Pour la plupart d’entre vous, il n’existe que deux réactions viables face au danger : prendre la fuite et appeler à l’aide, commença-t-elle en plongeant son regard rouge dans la caméra. J’écarte d’office le fait de combattre. En vérité, l’agresseur a presque toujours l’ascendant sur sa cible, qu’il choisit car il la sait plus faible et moins bien préparée que lui. Je n’ignore pas qu’il existe toute une partie du public masculin qui s’imagine savoir se battre, souvent sans réelle expérience, simplement sur la base de petites querelles sans gravité ; malheureusement, toute personne qui se croirait capable de se défendre sans avoir la moindre idée de ce que ça fait de prendre un coup de poing au visage se fourvoie gravement sur ses propres compétences. J’inclus les gens qui possèdent un pouvoir dans ce constat.

Ayant terminé ce court préambule d’introduction, Virevolte reprit pour annoncer le sujet du jour. Cette fois encore, la petite médaillée de bronze ne semblait pas hésiter un seul instant à s’adresser à son audience sur un ton clinique et tranchant.

— Prendre la fuite et appeler à l’aide sont les seules options raisonnables. C’est sur le fait d’appeler à l’aide que je vais me concentrer aujourd’hui.
Sans faire ni chichi ni manière, elle se rapprocha de la webcam et vint s’asseoir en tailleur face à la caméra. Vêtue d’un pantalon et d’un simple t-shirt noir, il était clair qu’elle n’avait pas la moindre intention de promouvoir sa chaîne en mettant en avant son apparence. Au contraire, son allure épurée et banale semblait suggérer à qu’on se concentre rigoureusement sur ce qu’elle avait à dire.
— A cet instant, vous pensez sans doute aux numéros d’urgence qui, si vous l’ignorez, sont également accessibles par : sms, logiciels de voip ou sur les sites internet dédiés. C’est un début, mais on peut aller plus loin.

Elle sortit de sa poche son téléphone. Entièrement nettoyé pour le bien du live, il ne contenait aucune application qui permettrait de cibler les goûts de la petite streameuse. Elle se connecta au store.

— Pour ceux d’entre vous qui l’ignorent : Appsos est une application téléphonique d’alerte et de géolocalisation. Entièrement gratuite, elle permet également la création d’enregistrements audio à la volée pour se constituer des preuves en cas d’agression.

La jeune métisse commença à l’installer, en guidant les auditeurs pas à pas.
Elle afficha également un bloc de texte dans un coin de l’écran, afin de résumer les étapes nécessaires.

— En configurant l’application comme suit, vous pouvez transmettre votre position à une sélection de contacts d’urgence, d’une simple pression sur le bouton. L’icône peut également être édité pour plus de discrétion, afin qu’un tiers ayant un angle de vue sur votre écran ne sache pas ce que vous faites.

Elle le démontra également, en sélectionnant un icône de “Paruline de la taïga” pour son application ; un petit oiseau tout rond et boudeur, presque une boule, dont la crête jaune lui donnait un petit air comique de punk aviaire colérique.

— Je vous encourage à prendre le temps de l’installer. A configurer deux boutons, le premier pour signaler les urgences, incluant les numéros officiels, et le second à presser en cas de doute raisonnable. Si la situation vous paraît bizarre. Si vous ne vous sentez pas en sécurité. Si vous avez un peu peur. Cela ne devrait pas déranger quelques amis fidèles de recevoir un message d’alerte, et ce genre de mesures est également un élément de dissuasion possible en cas d’agression. Déclarer que vous êtes en contact avec la police, que la conversation est enregistrée, commencer à décrire un assaillant potentiel, sont autant de choses que vous pouvez tenter dans le feu de l’action pour faire renoncer un opposant.

En ayant terminé avec le babil strictement technique, son air parut s’adoucir un peu.

— S’il-vous-plaît, montrez-vous compréhensifs et conciliants si vous recevez de telles alertes. Il est très difficile pour vos proches de vous parler de leurs craintes s’ils ne se sentent pas écoutés et en confiance. On a tous peur de passer pour parano, de déranger inutilement... mais si vous établissez la dynamique adéquate, alors ce simple réflexe peut sauver la vie de ceux que vous aimez.

Rangeant son téléphone, elle poursuivit, en se penchant légèrement vers son ordinateur portable pour y afficher la vitrine d’une boutique en ligne. Des bracelets, montres et porte-clefs de simple facture y étaient catalogués.

— Le téléphone n’est pas votre seule option. Les accessoires de la gamme Chameleos et SubtleEye fournissent le même service via un bouton d’urgence caché. C’est un peu plus cher, mais également plus discret. N’importe quel agresseur penserait à vous retirer votre téléphone, c’est moins souvent le cas pour un bracelet ou une boucle de ceinture.
Vous trouverez également sur leur site des alarmes portatives et éclairantes qui s’entendent sur 300m de distance, ainsi que de mini-gps ; les écoliers d’Edo sont déjà familiers de ce genre de produits, et vu que leurs prix sont sensiblement moins élevés que ceux des accessoires, je vous recommande de vous y intéresser.

Virevolte afficha la liste des liens utiles, puis passa simplement à autre chose.
— Prêtez attention à mes mains, quelques instants.

Elle leur présenta sa main, comme pour un salut, avant de replier le pouce contre sa paume, puis de refermer la main.
— Je pense que plus d’une personne sur trois ont compris ce que je viens de faire, mais si vous l’ignoriez encore : je viens de vous adresser un appel à l’aide. Ce geste simple a été mis en place par la Fondation Reykjavienne des Femmes en juin 2020 et a déjà servi à sauver de nombreuses vies.

Elle plaça quelques brèves et coupures de journaux sur un côté de l’écran, pour étayer ses propos.
— Faites bien ce geste en direction de la personne à qui vous demandez de l’aide. Son principal intérêt, c’est qu’il peut se fondre dans une salutation anodine. Ou être utilisé silencieusement en pleine visioconférence.
C’est un geste qui fonctionne parce qu’il est viral, alors n’hésitez pas à en parler à votre entourage et à vérifier qu’ils le connaissent.

Elle poursuivit en précisant qu’il existait toute une série de petites choses que l’on pouvait faire pour demander de l’aide autour de soi, en fonction de la situation, et leur en fit brièvement la liste.
Elle leur parla de l’Angel Shot, et du “Ask for Angela” Britannien, tous deux des codes à utiliser dans un bar pour obtenir de l’assistance de la part du personnel. Qu’il s’agisse de se faire raccompagner à sa voiture, de se faire commander un taxi avant de sortir discrètement de l’établissement, voire carrément de demander à ce qu’on appelle la police. Virevolte poursuivit sur des variantes moins connues, comme le “masque 19” qu’on pouvait demander à acheter en pharmacie pour obtenir de l’aide. Le “red dot” à se dessiner sur la paume de la main, pour prévenir du danger nous menace.

Elle termina même son énumération en proposant les bases du code morse, rappelant la simple séquence qui permettait de signaler un SOS, aussi bien en usant de sons que de flashs lumineux. Il était fort possible que les gens commencent à se désintéresser de ses propos après cette énumération... mais à cet instant, Virevolte tapa sèchement sur le dessus de son écran, comme pour réveiller une éventuelle audience... ou la mettre en garde.

— Soyons clairs, aucune de ces choses n’est une solution miracle. Il s’agit d’outils, à utiliser en fonction de la situation, mais croyez-moi, le simple fait de savoir que ces options existent est déjà un premier pas dans la bonne direction. Les références sont importantes car elles constituent la base de votre capacité d’improvisation ; se préparer en avance permet de faire respirer votre cerveau. La pire situation dans laquelle vous pouvez vous trouver, une fois en danger, est d’ignorer complètement comment réagir. La panique est toujours mauvaise conseillère. Sans conviction ni solution, vous êtes à la merci des événements.

Si la voix de la petite streameuse s’était parfois faite plus douce, lorsqu’elle abordait l’aspect psychologique des questions de sécurité, elle était maintenant d’airain. Dure et tranchante, elle considérait son audience sans aucune mansuétude.

— C’est la raison pour laquelle cet apprentissage est crucial. En vous imprégnant des différentes solutions qui existent pour chaque problème, vous deviendrez mieux à même de concevoir votre propre plan d’action, de choisir une réponse adaptée à la menace que vous rencontrez. Acquérir de tels réflexes ne se fera pas en un jour, mais au prix de quelques efforts, vous pouvez mettre votre avenir au creux de vos mains.

Sur cette conclusion, qui aurait pu sonner plus grandiloquente si on avait pris soin de la déclamer d’une voix simple et directe, Virevolte mit fin au stream.

***

Astelle Dumas.

Astelle jeta un œil aux statistiques.
Une centaine de spectateurs en direct. C’était un début honorable. A ce rythme, d’ici la semaine prochaine, elle pourrait demander le premier niveau d’affiliation à la plateforme de streaming.
Ce qui était une bonne chose, car cela voudrait dire qu’elle n’aurait plus à manipuler les tags de ses vidéos pour s’assurer qu’elles ne soient pas effacées sous sept jours. A côté de ça, elle débloquerait également la possibilité d’obtenir des donations mais...
...le coup à jouer, ici, était sans doute de les désactiver complètement. Ou peut-être d’installer des boutons permettant de soutenir des œuvres caritatives via son stream, et d’y reverser toute éventuelle rémunération générée par la moyenne de viewers.
...vu à quel point elle manquait de ressources, c’était un crève-cœur que de s’asseoir sur une rentrée d’argent potentielle, même faible, mais c’était sans doute la chose à faire. Il y avait au moins deux raisons pour cela. Premièrement, pour renforcer sa légitimité en tant que streameur-héroïque ; elle-même trouvait ça un petit peu ridicule, mais il ne serait pas surprenant à ce que son public s’attende à un minimum de désintéressement de la part d’une jeune médaillée de bronze. Deuxièmement, pour que l’Académie Marchais ait moins matière à froncer les sourcils si elle se penchait sur son cas ; pour éviter de leur donner un prétexte trop facile pour la radier.
Mieux valait jouer de prudence de ce côté. En dépit du titre problématique de l’émission, elle promouvait un comportement à même de sauver des vies ; si elle choisissait en plus de reverser tous les revenus de son activité à des œuvres caritatives... eh bien, cela lui donnerait peut-être une chance de plaider sa cause dans l’éventualité où un problème devait survenir.

Avec un soupir de lassitude, Astelle reporta son stream du jour sur les plateformes populaires de vidéo à la demande, puis alimenta les autres réseaux sociaux de “Virevolte”, restés vierges jusqu’alors.
Elle en avait terminé pour aujourd’hui. En se laissant tomber sur son canapé, elle ouvrit son planning pour considérer comment cette nouvelle activité pouvait s’y intégrer. Le métier de streameur pouvait rapidement devenir chronophage, et elle n’avait qu’un temps limité à consacrer à ces enregistrements. Après tout, ce n’aurait pas grand sens de devenir populaire au détriment de ses études ou de ses relations avec les autres étudiants.

Le but du jeu restait Antiqua.

...et joué finement, cette activité de streaming lui permettrait peut-être d’avoir un atout supplémentaire en poche à ce niveau-là. Ce ne serait pas facile, mais pourvu qu’elle obtienne un peu de popularité, le public serait plus à même de se soucier de son sort. Dans leur situation, ce n’était pas quelque chose d’anodin. Astelle n’ignorait pas qu’elle était encore bien loin d’un tel succès, mais dans l’idée, il n’était pas impossible qu’une renommée suffisamment importante puisse infléchir les décisions de l’état-major au moment de la désignation des missions ; sur le principe, on sacrifiait moins aisément une vedette qu’une parfaite inconnue.
Serait-il possible d’en arriver là ? Que sa classe et elle-même soient épargnées des expéditions les plus meurtrières, si elle parvenait à atteindre suffisamment de popularité ?

Les chances étaient minces mais...
...il était dans la nature d’Astelle de poursuivre toutes les pistes, de cumuler tous les avantages possibles. Sa résolution était ferme. Elle refusait de voir quiconque mourir. Au moins à l’intérieur de sa classe. Au moins ceux qu’elle pourrait prendre sous son aile ; elle les protégerait, et les aiderait à grandir jusqu’à ce qu’ils n’aient plus besoin d’elle.

C’était sa façon à elle de contrebalancer cette injustice terrible, où l’on invitait des adolescents, presqu’encore des enfants, en leur faisant miroiter un futur plein de lumière... avant de les envoyer tout droit au charnier.

Spoiler: