Singapura. Une drôle de ville que celle-ci. Située sur une petite île, on peut dire que cette cité-état a de quoi intimider tout bonhomme sorti tout droit de sa campagne. Les espaces verts sont rares, et les buildings sont légions. Voilà depuis plusieurs années que je n’étais pas venu ici. Je n’avais pas su résister à l’appel d’un de mes vieux amis : Dominic Purcell. J’avais reçu par main une bien étrange invitation de la part de ce magnat de l’immobilier, ou bien ancien magnat de l’immobilier si j’avais bien compris, vu qu’il était devenu l’heureux propriétaire d’un des six parcs d’attraction de la ville. Certes, j’étais à mon aise au milieu des putes, des voyous, des meurtriers ou des dealers, mais j’avais toujours un peu de mal avec ces gangsters au col blanc, qui étaient bien souvent plus pourris que le commun des mortels.

Depuis que je faisais mon métier, je n’avais eu de cesse de m’étonner devant l’ingéniosité des hommes de pouvoir à échafauder des plans pour se débarrasser de la concurrence. L’intimidation et la finesse, ils connaissaient pas. Et je ne faisais pas dans la finesse, justement. C’est bien pour cela qu’on louait mes services. Bref, j’avais reçu un mail plutôt étrange de Purcell, qui me suppliait au nom du bon vieux temps de venir lui rendre visite à Singapura, et plus précisément dans son fichu parc d’attraction. J’aurais refusé en temps normal, mais tous les frais étaient à sa charge. Après l’avion et une demi-heure de train, j’étais enfin à une des nombreuses gares de la ville, là où un de ses molosses m’attendait, pour me mener jusqu’à lui. Purcell avait toujours peur de sa sécurité vu le nombre de saloperies qu’il avait accompli dans ce bas-monde. A l’époque, il m’avait chargé de tuer un paysan pour lui reprendre ses terres qu’il lui avait achetées en viager. Peu reluisant, mais payant tout de même. Ce jour-ci, je portais mon habituel châle et mon string violet à paillettes. J’avais peut-être mis un peu trop de fond de teint, mais au moins, ma longue chevelure était parfaitement bien préparée. Pour ne pas trop choquer les badauds, j’avais opté pour un long manteau imperméable de couleur jaune canari, semblable à un ciré jaune, mais couvert de pims et autres breloques que j’appréciais tant. En sortant du train, un homme en costume noir avec des lunettes de soleil m’accueillit.

– Red Rainbow, je présume ? Veuillez me suivre s’il vous plaît.
– Ho ho ! Quel bel accueil mon choupinet. Vous n’êtes pas garé trop loin ?

Le gorille ne répondit pas, et me mena à son véhicule. Ce dernier nous éloigna de la ville, là où le tissu urbain s’aérait quelque peu, et où les immeubles réduisait de taille à mesure de notre trajet. Bientôt, nous fûmes en vue du fameux parc d’attraction. Un lieu appelé « Horrorland », qui avait principalement pour thème un festival d’Halloween permanent. Sympathique mais pas assez flashy pour moi ! Comme une vraie lady, on m’ouvrit la portière et on me mena droit dans le bureau du directeur. Les années n’avaient pas épargnées le bougre : la calvitie et les poils blancs l’avaient grimé en vieillard visiblement. On nous laissa seuls. Purcell prit la parole en premier.


– Eh bien je ne pensais pas vous voir venir, Red Rainbow. Je désespérais.
– Je t’en prie. Je me permets de t’appeler Dom, nous sommes intimes à présent, c’est la deuxième fois que nous nous voyons. Tu peux m’appeler Shiva, on se connaît assez. Comment vont tes affaires ? Mieux depuis que j’ai troué le crâne de ce vieux maraîcher, non ?
– Il me semble qu’il était question dans notre contrat de ne plus jamais évoquer cette affaire à voix haute !
– Comme si je lisais les contrats ! Ha ha ha !
– Mais c’est toi qui les rédige !

Un régal de les faire tourner en bourrique. Surtout que c’était la première fois que je me retrouvais une seconde fois devant un client. D’habitude ces derniers ne voulaient plus entendre parler de moi une fois le contrat exécuté. Mais je sentais que Purcell était anormalement tendu. Il m’incita à m’asseoir, ce que je fis avec grand plaisir. Il m’offrit un verre de cognac, ce qui était grandement appréciable.

– Bien joué. Tu te souviens de mes goûts.
– Difficile d’oublier le caprice que tu m’as fait quand je t’ai servi du whisky la première fois. Je vais en venir au fait, je ne t’ai pas fait venir pour échanger des banalités. Je souhaite t’engager à nouveau, j’ai quelques problèmes. Et je n’ai aucune envie de faire appel à la police ou à l’OIH. Une enquête de n’importe quelle autorité légale me mènerait droit au placard. Aucune de mes activité n’est licite. Horrorland a été bâti sur le terrain que tu m’as aidé à obtenir. Bref, tu as été la première personne à laquelle j’ai pensé quand mes soucis se sont manifestés.
– Je suis toute ouïe, grand fou.

Il était infiniment drôle de voir à quel point mon interlocuteur se retrouvait embarrassé quand je croisais mes jambes à la manière d’une tapineuse raffinée, tout en relevant légèrement mon imper afin de laisser deviner ma petite lingerie. En tout cas il se lança dans une diatribe explicative. Son parc connaissait de gros problèmes depuis quelques mois. La nuit tombée, d’étranges cris se faisaient entendre, et deux de ses hommes partis pour en chercher la provenance avaient disparus. Pire encore, les clients qui passaient leur séjour dans les hôtel d’Horrorland avaient pris la fuite après avoir été tourmentés par d’étranges apparitions … Le point culminant avait été la découverte d’un cadavre décapité au milieu du parc, avec un écriteau comportant la phrase suivante « PURCELL TU SERAS LE PROCHAIN ». Fort ennuyeux pour cet entrepreneur pourri comme pas possible, d’être menacé ainsi sur son propre sol. Le parc avait fermé quelques semaines avant de rouvrir en voyant sa clientèle se réduire comme peau de chagrin. Ses attentes étaient simples : je devais trouver le responsable de ce remue-ménage.

– Moi je ne suis pas un enquêteur.
– Tu as juste à te promener tout seul dans le parc une fois la nuit tombée. Tu n’auras qu’à te défendre quand tu te feras attaquer et faire … ce que tu fais habituellement. Et tu seras très grassement payé pour ta contribution.

Le sourire en coin, et attiré non seulement par la somme proposée mais aussi pour le défi, je serrai la main de mon employeur. Le reste de la journée passa, et lorsque tous les clients eurent quitté le parc, le personnel m’enferma seul, à l’intérieur de celui-ci. Le soleil n’était pas encore complètement couché, aussi j’entrepris de me promener dans les allées lugubres d’Horrorland. Le thème était parfaitement respecté, arbres décharnés, manoirs délabrés, châteaux en ruines, mines effrayantes, et asiles désaffectés composaient l’essentiel du décor que proposait l’affaire de Purcell. C’était une bien drôle d’enquête que je devais mener entre les murs inquiétant de ce lieu d’enfer. D’autant plus que je perçus un léger bruit grincer derrière moi ...

Je me retournai en direction du bruit entendu. Se trouvait-là un homme de taille tout à fait respectable, même si je le dominais encore d’une bonne tête. Il avait également l’air d’être aussi jeune que moi, et semblait perdu. Il portait une tenue tout à fait similaire à celles que pouvaient porter des touristes d’ordinaire. Ce qui était plutôt remarquable chez lui était sa longue chevelure rousse. Son regard un peu alerte, il semblait être à la recherche de quelque chose. Et en effet. Il justifiait sa présence par le fait qu’il était revenu chercher un petit sac. Même si la panoplie et le jeu d’acteur de ce jeune roublard étaient convaincants, la justification de sa présence sur les lieux l’était moins.

Qui retournait de nuit dans un parc d’attraction qui avait si mauvaise presse ? Cela ne semblait pas poser le moindre souci à notre homme de se retrouver enfermé à l’intérieur d’Horrorland sans possibilité d’échappatoire pour le reste de la nuit. Cette mascarade avait vite fait de lever des soupçons sur son compte. A moins qu’il ne s’agît d’un original, d’un inconséquent qui n’avait aucun sens des priorités. C’était souvent le cas avec les touristes, qui se comportaient généralement comme des crétins finis. Mais mon interlocuteur ignorait lui aussi à qui il avait réellement affaire. S’il se retrouvait lié de près ou de loin aux inquiétantes manifestations du parc, il en serait châtié séant. Je le toisai de nouveau et répondit du tac au tac :

– Alan Smithee, enchanté. Détective privé, employé par le directeur du parc, M. Purcell. Je suppose que vous n’ignorez pas que le lieu est, d’après les rumeurs, hanté par de bien sordides phénomènes. Je vous trouve plutôt hardi de braver l’interdit en vous enfermant à l’intérieur d’Horrorland tout seul étant donné les circonstances, tout ça pour un malheureux sac. Quel est votre nom je vous prie ? Sachez que je suis venu enquêter cette nuit spécifiquement et que je trouve bien étrange de me retrouver avec vous, sachant qu’un meurtre a déjà eu lieu entre ces murs. Je tiens bien évidemment à vous laver de tout soupçon avant tout.

Le jeune homme justifia sa présence par la perte de ses papiers d’identité et de son visa qui étaient restés ans son sac. De plus, je remarquai alors qu’l parlait qu’il avait un drôle d’accent. Impossible de deviner de quel pays il venait exactement, mais il n’était pas de Singapura. J’émis un grognement en signe d’approbation, même si cet énergumène constituait un suspect à mes yeux. Mais je devais lui laisser le bénéfice du doute. Puis il finit par me demander s’il pouvait rester avec moi le temps de retrouver ce fameux sac.

– Eh bien dis donc. On peut pas dire que les affaires de meurtres te font froid dans le dos à toi … Tutoyons-nous, mon chou, je n’apprécie pas les formalités … Tu te rappelleras toute ta vie de cette petite randonnée nocturne : tu vas voir un enquêteur à l’oeuvre, héhé. Si on trouve quelque chose dans ce parc. Et c’est quoi ton petit nom d’ailleurs ?

Une fois qu’il m’eut donné sa réponse, je lui fis signe de me suivre, et nous d »ambulâmes une bonne trentaine de minutes dans le sinistre parc. De nuit, toutes les attractions vous flanquaient un peu plus la frousse, mais je devais rester sur mes gardes. Pas question d’avoir la mort d’un civil innocent sur le dos, c’était pas bon pour les affaires. Mais qu’est-ce que je risquais ? Au pire des cas je pouvais tomber sur un de ces maniques du bulbe, un pauvre gars qui eut été bercé trop près du mur et qui vira au psychopathe de compétition. Un peu comme ce fou, « l’étrangleur de Scranton » qui avait fait sensation dans les journaux de Britania. Et un taré de ce genre était bien souvent un lâche. Mais face à un assassin professionnel de mon acabit, c’était une toute autre histoire.
Soudain, un cri inhumain se fit entendre. Jamais entendu une chose pareille. Un grondement rauque qui vous passait par les entrailles. Je me retournai vers mon acolyte du soir, les yeux grands ouverts. Puis, une chose attira mon attention. Impossible de la rater au vu de sa taille. Masquant la lumière de la lune, un espèce de hibou énorme (on parle d’une bestiole de plus de deux mètres de haut), recroquevillé sur lui-même, et dont les yeux jaunes scrutaient le parc. Depuis la colonne sur laquelle il était perché, il semblait observer ou chercher ses futures proies. On venait de trouver notre coupable.


– Par tous les saints, ne bouge pas ...