-Fait froid, bredouilla-t-il en se frottant les bras avec énergie.

Quelle mouche avait bien pu le piquer ?
Il aurait pu passer sa soirée au chaud, dans sa chambre, planqué, comme toujours, pour échapper à la virulente vigilance de son géniteur ; avec un peu de chance, ce dernier n'aurait même pas cherché à pointer le bout de son nez et Abaris aurait pu se contenter de profiter d'une soirée détente, à lire quelques pages d'un manga ou d'un webtoon, à profiter d'un film d'animation, d'un drama, à jouer aux derniers jeux en vogue... à geeker, en somme.
Oui, mais voilà. Il y avait bien une passion qui était susceptible de l'extirper de son terrier ; My-V. Le musicien par excellence, le superbe guitariste édoïte qui haranguait les foules et déchaînait les passions grâce à son jeu léché, à sa géniale créativité, à son charisme débordant. Il ne donnait pas de concert ce soir-là, non ; de toute manière, Abaris n'aurait jamais eu l'aval de son père, n'aurait jamais pu se dégoter une place par ses propres moyens, n'aurait pas pu compter sur sa mère qui se serait inquiétée de le savoir seul au milieu d'inconnus survoltés, transcendés par la musique de ce talentueux artiste. En revanche, il sortait un film.

Un film autobiographique, plus précisément. Pour le jeune Hongjing, qui était un passionné des premières heures et n'avait jamais cessé de s'intéresser à ce virtuose depuis l'instant où il avait appris son existence, c'était une aubaine. Bien sûr, il ne risquait pas d'apprendre grand-chose ; mais découvrir son musicien fétiche sous un autre aspect, sous cette facette d'acteur que nul ne lui connaissait, cela suffisait pour l'appâter.
Même s'il commençait d'ores et déjà à regretter : le film n'aurait pas tardé à fuiter son internet, de toute manière. Il fallait être stupide pour continuer à payer sa place une quinzaine de goldcoins, en priant pour qu'aucun voisin n'ait la sotte idée d'acheter du popcorn ou de se lever à maintes reprises pour aller soulager une vessie trop capricieuse...
Stupide, ou passionné.
Ou les deux.
Abaris n'était pas spécialement passionné, en revanche ; le cinéma ne l'avait jamais attiré. L'écran-plat qu'on avait consenti à installer dans sa chambre lui suffisait amplement. Son smartphone, dans le pire des cas, lui convenait bien.
Et en plus, la nuit tombait ; d'où le rafraîchissement qu'il subissait de plein fouet. Il allait sortir à point d'heure, devrait prier pour que son géniteur se soit endormi depuis belle lurette, et, surtout, pour qu'il ne le réveille pas en rentrant...

A moins, bien sûr, que la soirée ne soit sèchement écourtée.
Par exemple à cause d'une rupture de places.

-On n'a plus de places pour ça, rétorqua la guichetière sans aimabilité, en continuant de mâchouiller son chewing-gum. Par contre on a des places pour "Little Joe au pays des jouets". C'est presque la même chose, ça parle d'un enfant qui joue tellement bien de la guitare que ses jouets s'animent en l'écoutant. Et ils montent un groupe ensemble. Je vous mets du pop-corn, avec ça ?

Tant pis pour My-V, songea un Abaris bien dépité en quittant la file sans prendre la peine de répondre à la guichetière, laquelle grommela quelques injures que son chewing-gum étouffa tout juste. Je vais peut-être regarder un épisode de Javelle...

Retour case départ, sous le regard rieur des étoiles.