Kushina était une de ces mégalopoles que j’appréciais tant. Il y avait des milliers de coins et de recoins à explorer. Cette ville-pépite proposait de nombreux plaisirs et des divertissements en pagaille. Et surtout, c’était l’endroit idéal pour se mettre au vert, me concernant. Je n’avais pas encore eu le privilège de faire des contrats au sein de la République d’Edo. Mon surnom de « Red Rainbow » était donc inconnu de mes potentiels clients.

Lors de ma dernière affaire, j’avais eu affaire à un proxénète de Francie, quelque peu susceptible dirons-nous. Il n’avait pas accepté qu’un de ses hommes de main fasse assassiner son épouse. Le bras armé avait été moi, bien entendu. Dommage que le veuf eût pu remonter la piste du commanditaire, et dommage que ce larbin eût avoué mon nom de code sous la torture : « Red Rainbow ». J’avais juste eu le temps de filer à la douce, et embarquer pour le premier avion en vol direct pour Edo. Au moins, là-bas j’avais un peu de soutien. Un ami de longue date, que j’avais tiré d’un mauvais pas il y avait quelques années. Son nom ? Kenji Arai. Kenji était autrefois un petit trafiquant, et depuis que son séjour en prison l’avait calmé, il s’était rangé, lui et sa famille. Après mon coup de fil passé depuis l’avion, il me promit de m’aider et de me couvrir quelques temps, comme j’avais fait pour lui à l’époque.

Arrivé sur place, il vint m’accueillir en personne et m’accompagna jusqu’à mon hôtel. Ce n’était que l’affaire de deux ou trois mois tout au plus, mais il fallait absolument que je remette un peu d’ordre dans ma vie avant de reprendre sérieusement les affaires. Au cours de notre discussion, il eut une idée lumineuse pour mon cas.

– Et si tu travaillais pour moi ?
– Travailler pour toi ? Mais c’est un peu …
– C’est plutôt une excellente idée. Tu ne vas pas rester dans ta chambre d’hôtel à ne rien faire, c’est suspect. Je suis directeur de trois agences immobilières, et tu seras nommé sous-directeur d’une de mes trois succursales en tant qu’intérimaire. Mes employés t’apprendront les ficelles du métier, ce n’est pas quelque chose de bien compliqué, tu verras. Mais d’abord, il va falloir que tu te fondes dans la masse !

Autrement dit, exit mon maquillage et mes bijoux. Et puis je devais veiller à avoir une démarche masculine afin de ne pas trop me faire remarquer. Quant à mes vêtements, nous partîmes acheter différents ensemble de plutôt bon goût, mais dans lesquels je me retrouvai engoncé à cause de ma grande taille et de ma masse musculaire. J’avais coiffé mes cheveux en chignon, et avais acheté une paire de lunette de repos. J’avais l’air d’un parfait worker que l’on retrouvait dans les grandes villes, ce qui me déplaisait au plus haut point.

Ainsi, quelques jours plus tard, j’étais placé à la tête d’une des succursales de Kenji,comme il me l’avait promis. Situé non loin de l’académie, j’avais vraiment intérêt à me faire petit. Les super-héros pouvaient pululer de partout, et on ignorait quel genre de pouvoir se trouvait dans les alentours. Il suffisait que quelqu’un sût lire dans mes pensées et c’en était fini de moi. En tant que sous-directeur, (j’avais pris le nom d’Alan Smithee) on m’avait attribué un bureau fermé, et après que je fusse présenté à mes collègues par les soins de mon bienfaiteur, il me laissa me débrouiller dans mon bureau. Après une heure à ne rien faire si ce n’est à potasser les manuels que l’on destinait d’ordinaires aux étudiants en immobilier, la secrétaire de l’agence toqua à ma porte, glissa sa tête et dit :

– Monsieur Smithee ? Votre rendez-vous de 10h est arrivé.
– Mon … mon rendez-vous ?

Le début des ennuis.

Singulièrement, je me suis toujours senti à l’aise dans la ville. Je ne sais pas si c’était parce que j’avais un certain sens de l’orientation - qui me permettait de ne pas me perdre, même si c’était la première fois que j’arrivais dans un coin - ou tout simplement l’ambiance générale de Kuroshina. C’était assez vrai de dire que la ville était scindée en plusieurs quartiers plutôt hétéroclites, notamment celui plus vieux où se trouvait le dojo de ma famille ou ceux, plus récents où se disputaient les écrans géants qui faisaient défiler les dernières publicités. De mon point de vue, je trouvais en cette disparité une sorte de renouveau permanent.

C’était évident que, si je souhaitais être au calme, je n’allais pas me diriger dans les quartiers les plus modernes où se côtoient les voitures, les scooters et les passants, dans une danse presque millimétrée, toujours minutée. Dans ces conditions, je choisissais évidemment un lieu propice et je me rapprochai des vieux quartiers où pouvaient, quelques fois, pulluler les parcs et autres jardins zen. Néanmoins, l’effervescence des quartiers chauds avait ce quelque chose qui, depuis des années déjà, m’attirait souvent. Aussi, je n’étais pas dépaysé lorsque je décidai de me rapprocher de l’académie pour trouver un logement.

On m’avait conseillé de regarder sur le net. Souvent, les gens mettaient des petites annonces pour des chambres d’étudiant qui n’apparaissaient pas dans les annonces des agences immobilières, mais je me suis vite rendu compte que ça ne ferait pas l’affaire. Que ce soit à cause de mes séances d’entraînement matinales ou celles où je jouais de la guitare ou que j’invitais les membres de mon crew, c’était impossible d’imposer cela à des gens avec qui j’allais vivre - et pas question de louer un local pour me retrouver avec les autres, c’était encore au-dessus de nos moyens respectifs. Donc, je laissais cette idée de côté et me concentrai sur des logements plus grands, mieux desservis et surtout plus autonome. Je ne voulais pas gêner des gens, mais j’aspirais aussi à un peu de solitude. De fait, je m’étais arrêté à l’idée qu’une agence pouvait me trouver ce petit coin de paradis que je recherchais depuis à peine quelques jours.

Je n’avais, il faut le dire, aucune idée de comment cela fonctionnait réellement, j’avais donc pris un rendez-vous auprès d’une agence qui paraissait bien noté sur le net et je me levai tôt pour être prêt pour mon rendez-vous de dix heures. Le ciel était plutôt clair et le vent plutôt frais, mais c’était agréable. Au soleil, je ne sentais pas trop la fraîcheur et c’était revigorant de sortir à peine vêtu pour supporter le froid matinal. J’aurais certainement pu me couvrir un peu plus, mais j’avais estimé qu’avec les heures, la chaleur viendrait rapidement reprendre ses droits et si ce n’était pas le cas, tant pis. L’agence n’était pas très différente des autres, d’ailleurs, c’était la première fois que j’entrais dans ce genre d’établissement, aussi fus-je étonné de voir qu’il n’y avait pas de grandes maquettes de maison, ni même de tableau avec des photos de bâtiment vendu, mais simplement de grands encarts avec tout un tas d’offre. Elle défilait et je ne voyais pas trop le lien entre chacune d’elles. Je me laissais donc guider par la jeune femme qui, souriante, m’avait accueilli. Elle avait été sympathique et je ne doutais pas de sa bonté.

Elle m’invita à m’installer sur une chaise, non loin de son bureau et fit quelques pas pour rentrer dans une autre pièce. Sans fermer la porte, elle indiqua que j’étais arrivé et j’entendis vaguement la voix d’un homme dans le bureau. Ce serait donc cet homme qui s’appelait Alan Smithee et qui allait s’occuper de mon dossier. Allons bon !

La secrétaire me laissa seul tandis que je laissai l’arrivant s’installer sur l’une des deux chaises qui se trouvaient devant mon bureau. Je crois bien que mes ongles de pieds labouraient l’intérieur de mes chaussures après avoir déchiré les chaussettes tellement que j’étais stressé. Pourtant ce n’était qu’un gamin. Un grand gamin visiblement, puisqu’il faisait presque ma taille, même s’il était un peu tantinet maigrichon à mes yeux. C’était probablement un étudiant, et en quelques clics sur mon agenda personnel, je pus lire le dossier complet de l’intéressé. Un étudiant de l’académie de Asakusa … L’OIH ... Je devais être vigilant. Même si j’étais bien loin d’être recherché, et même si c’était le cas je n’en savais rien, il fallait que je fusse sur mes gardes au cas où ce détenteur de pouvoir sentait par un moyen ou un autre que j’étais quelqu’un de suspect. Peut-être mes conjectures étaient-elles trop poussées. Peut-être penserait-il que je serais le pire professionnel auquel il eût eu affaire de sa vie.

Alors que je lui avais toujours pas adressé la parole, je faisais défiler à l’aide de la molette de ma souris d’ordinateur son dossier que mon prédécesseur avait constitué avant ses vacances anticipées par les soins de mon ami Kenji. Etudiant à l’académie avec un petit job apparemment … Qui cherchait un petit appartement. Pas un studio. Pas trop petit pour qu’il puisse jouer de la musique.

– Ah … Je vois, M. Hashino. Vous faites de la musique ? Pas trop fort j’espère il ne faudrait pas trop déranger le voisinage, hé hé …

Un pet silencieux mais malicieux se fraya un chemin entre mes puissantes fesses. J’étais beaucoup trop angoissé, et ma boyasse tentait de me le faire savoir. Au moins, celui-là n’empesterait pas le rat crevé mais si je ne changeais pas d’attitude, le prochain serait fatal. A défaut d’être humiliant. Je me mis à mâchonner malgré moi le bout de ma cravate pendant que je passais une éternité à lire son dossier dans les moindres détails et les deux annonces que l’agence avaient à proposer pour ce futur locataire. Au bout d’un moment, je soupirai malgré moi et me redressai nerveusement sur mon fauteuil.

– Pardonnez-moi M. Hashino, j’en ai oublié de me présenter … Alan Smithee, enchanté. Je suis le sous-directeur par intérim de cette agence, et vous êtes mon premier client alors … J’ai encore un peu de mal à me synchroniser avec tout le matériel … J’ai une bonne nouvelle pour vous, nous avons deux choix à vous proposer pour votre petite garçonnière. Le premier appartement a une surface de 50 mètres carré … Loyer abordable au vu de vos ressources … GRANDS DIEUX !! Quel affreux papier peint ! Non mais regardez-moi ça !

Je tournai l’écran de l’ordinateur vers le jeune client.

– Alors ça c’est hors de question de vous foutiez les pieds à l’intérieur. Berk. Berk. Berk. C’est moche, moche et re-moche comme disent les jeun’s. On abandonne l’idée. L’autre bien : plus petit et un peu plus cher. Mais il est situé pile poil dans le secteur que vous vouliez … Euh, ôtez-moi d’un doute … Vous payerez bien par carte bancaire ?

Manquait plus que ça ! J’étais coincé dans cette pièce avec un mec trop bizarre. Je trouvais la situation déjà atypique, mais le sous-directeur n’arrivait pas à me rassurer quant à la réussite de notre rencontre. Déjà, et pendant de longues minutes, il resta silencieux, à scroller sur son PC. Je me sentais carrément mal à l’aise et pas à ma place. Je gigotais sur ma chaise, stressé. Evidemment et à l’instar d’un entretien d’embauche je voulais faire bonne impression. Après tout, c’était toute ma nouvelle vie qui se jouait avec cet entretien. Je ne pouvais pas me permettre de retourner à la maison, pas après mon départ. Au contraire, j’étais prêt à accepter n’importe quel logement tant qu’il pouvait se trouver à proximité de l’académie et qu’il était dans mes moyens. Le reste, ce n’étaient que des plus qui ne feraient qu’améliorer mes journées. Néanmoins, j’avais qu’une priorité : être indépendant. Donc, je me disais simplement que je pourrais trouver un logement plus adapté une fois que je serais bien installé loin de ma maison familiale.



J’avais fait de mon mieux pour bien expliquer à la personne que j’avais eu au téléphone ce que je recherchais. Effectivement, j’allais jouer de la musique dans mon appartement. Certes, je n’allais pas jouer à des horaires irrespecteux, mais il ne fallait pas abuser. C’était ce qu’il sous-entendait ? Je voulais lui demander, mais son silence me rendait nerveux. Aussi, je restais moi aussi muet. Il continuait à feuilleter mon dossier, apparament et je me demandais ce qu’il pouvait bien lire pendant tout ce temps. A croire qu’il y avait des choses que j’ignorais sur moi-même. Néanmoins, il prit la parole et je fus décontenancé par sa façon de s’exprimer. Son aveu d’inexpérience fut en moi comme le déclencheur d’une panique précoce. Je sentais mon corps se raidir, mes sens me perdre. J’entendais sa respiration et je sentais l’odeur de la pièce avec tellement de précision que cela vint me perdre dans ma reflexion.



Je balbutiai… Perdu, perplexe. Avait-il raison ? Je n’arrivais pas à me décider, ni même je n’osais répliquer. C’était lui, le professionnel. Il devait savoir ce qu’il disait… Mais… Non ? Carte bleue ?!



J’arrêtais, comme si je voulais lui laisser la parole, pour qu’il termine ma phrase par la bonne réponse. J’hésitais de plus en plus à suivre ses conseils. Il semblait aussi perdu que moi et cela me rendait de plus en plus nerveux. Du coup, il pourrait voir des gouttes perler sur mon front. J’avais l’intention de prendre les devants et être presque implacable lorsqu’il m’aurait demandé ce que je voulais comme location, mais je me rendais compte que j’étais totalement incapable de prendre la parole sereinement. Il était beaucoup trop original pour que je puisse le prendre à la fois au sérieux et en même temps je me sentais mal d’avoir autant d’a-priori… J’étais presque déçu de moi-même et tout cela se mélangeait en moi comme si je n’avais jamais pris le temps de savoir ce que je pensais vraiment au fond de moi.

Etait-ce pour cela que je voulais mon propre appartement. Un petit cocon où je pourrais faire le point sur moi-même ? Un endroit où je pourrais me questionner sur mes intentions profondes ? Loin de mon père et de sa façon de me commander. Loin de ma mère et de sa présence affectueuse. Loin de ma soeur et de son soutien incommensurable. Loin de celui que j’étais grâce ou à cause des autres. Sans doute. Je…



Je me levais, loin de le faire dans le calme, un peu comme si restait assis me rendait mal à l’aise. Sortir et prendre l’air me ferait du bien et je sentais que ce serait aussi le cas pour mon vis-à-vis. Aussi je pris la peine de remettre correctement la chaise sur laquelle j’étais installé et pris le parti de me décaler suffisamment pour faire comprendre au sous-directeur que j’étais prêt à aller visiter l’appartement qu’il me proposait. Je gardais néanmoins en tête le premier appartement qu’il aurait pu me proposer…