Il démarra sans plus tarder ; les pneus de sa Renmen Che Chang'e flambant neuve crissèrent sur le bitume du parking souterrain dans laquelle il l'avait garée et il s'élança en direction de la sortie, peu soucieux du manque d'amour que sa compagne lui portait. Il n'avait pas le temps de s'inquiéter au sujet de sa vie affective ; d'autant plus qu'il doutait qu'elle puisse en venir à se lasser de ses absences répétées, dans la mesure où il savait parfaitement qu'elle entretenait au moins deux relations extraconjugales. Elle avait toujours été du genre cupide, donc il la savait prompte à tolérer tous ses écarts à lui tant qu'il tolérait les siens ; et puisqu'elle le laissait travailler librement sans lui demander de compte, il s'en accommodait très bien. Tant, bien sûr, qu'elle veillait à ne pas s'encombrer d'une grossesse incommodante.
Quand à Juliette, sa secrétaire, elle conversait avec lui par le biais de son autoradio ; les lois du code de la route concernaient assez peu les officiels de l'OIH, dont les véhicules étaient agrémentés de plaques d'immatriculation colorées. Cela dit, Stéphane ne s'était jamais privé de téléphoner tout en conduisant... C'était une mauvaise habitude qu'il tenait depuis son précédent travail : les responsabilités exacerbées auxquelles il avait toujours été soumises n'avaient pas manqué de le pousser à considérer chaque seconde de déplacement que comportait son emploi du temps comme un gâchis déplorable.



Ce nom suffisait à le replonger une bonne poignée d'années en arrière. A l'époque, il n'était qu'un cadre de sublimation ; en tant que responsable des ventes franciennes dans la société la plus rentable du monde de la haute-couture, il était évidemment amené à rencontrer des myriades de créateurs et d'influenceurs de toute nature... C'était dans ce contexte qu'il avait pu s'intéresser à quelques reprises aux profils atypiques des stylistes de Montport et Tournecoeur. Leur collection BBM était souvent plus audacieuse que les créations des débutants ne l'étaient ordinairement ; et ils avaient toujours privilégié leur indépendance, par ailleurs. Un courage qui forçait le respect, dans un milieu aussi hostile que celui de la mode. Mais il ne pouvait pas prétendre avoir été jamais leur ami ; ils s'étaient simplement rencontrés à l'occasion de quelques défilés ou dîners mondains, à l'époque.
Quant à la Jolie Solognaise, il s'agissait d'un établissement assez agréable, dont la terrasse, avec vue sur le fleuve, ne comportait qu'une poignée de tables. Parfait pour discuter à l'abri des oreilles indiscrètes ; en outre, le propriétaire avait le bon goût de ne pas facturer les consommations des représentants de l'OIH. Ainsi, Armand de Montcoeur allait pouvoir profiter des mets exotiques et des délicieux breuvages du restaurateur sans avoir à s'inquiéter de la facture qui suivrait... une précaution prévenante de la part de Stéphane de Champvert, lequel n'avait plus jamais eu l'opportunité de côtoyer Armand à la suite de son incarcération. Était-il ruiné ? Nécessiteux ? Avait-il changé, physiquement ? Le prestigieux employé de l'OIH avait entendu parler d'un documentaire revenant plus en détails sur le destin tragique de ce duo de créateurs fantasques et singuliers, mais il n'avait jamais eu le loisir de le visionner ; manque de temps, encore et toujours.

Sa belle Chang'e blanche se mit donc à sillonner les rues d'Éperial jusqu'en direction de la Jolie Solognaise ; il y arriverait sans doute avec cinq petites minutes de retard... Tant pis, jugea-t-il ; en temps normal, Armand n'aurait pas eu la moindre chance d'obtenir un rendez-vous avec un homme aussi occupé. Cette entrevue était déjà une fleur que Stéphane lui faisait.

Un morceau de vêtement volait lentement dans les airs avant d'atterrir sur le sol. Ce long rectangle, couvert d'ananas, était probablement un affront envers la mode. Et pourtant, ce n'était pas la seule qui avait subit ce sort : il y avait maintenant une bonne dizaine de cravates qui se trouvaient au sol. Et ce ne serait pas la dernière ! C'est avec une cigarette au bout de mes lèvres que ma quête continuait. Il y avait une certaine frénésie dans mes gestes, mais je pense que c'était plutôt lié à mon excitation. Aujourd'hui, j'ai le privilège de rencontrer Monsieur Stéphane de Champvert.

Pourquoi est-ce que je suis aussi enthousiaste de le rencontrer ? Tout simplement parce que je ne pensais pas qu'il daignerait me répondre! Il y a quelques semaines déjà, j'ai contacté la branche francienne de l'OIH avec une proposition un peu farfelue : offrir mes services comme couturier pour les membres de l'OIH. Après tout, qui ne tente rien n'obtient rien. Même si, dans mon esprit, les chances que l'on me recontacte rapidement étaient minces...

Et pourtant, Dame Chance avait d'autres plans. Cette rencontre avec monsieur de Champvert était une excellente surprise. Je me doutais n'être, tout en restant positif dans ma réflexion, qu'un vague souvenir dans son esprit. Ce serait mentir que de dire que je possède un meilleur souvenir de mes rencontres précédentes avec cet homme. Rien de négatif, mais trop peu pour me faire une idée concrète de qui il est. Ce qui me pose un problème de taille... Planté devant l'entrée de mon garde-robe, je regardais mon importante collection de cravate. Sans réfléchir, je prenais l'un des nombreux vestons noir que je possédais. Devant le miroir, je comparais chaque cravate qui devait complémenter ce vêtement aussi simple.



L'habit ne fait peut-être pas le moine, mais la première impression est toujours très importante.






C'était probablement le troisième ''choix définitif'' que j'avais fait depuis mon départ. J'étais à ma destination avec une bonne dizaine de minutes d'avance. Avec l'aide de mon rétroviseur, je m'assurais que le nœud de ma cravate soit impeccable. La vitesse d'exécution était également impressionnante, si je pouvais me vanter de la sorte. Avec un rapide coup d'œil à ma montre, je sortais enfin de mon véhicule. Une voiture qui m'avait fidèlement servis pendant plus d'une dizaine d'année. Je refermais la porte doucement avant de me diriger d'un pas sûr vers le lieu de rencontre.

J'apportais avec moi une simple mallette, contenant ma sélection de cravates pour la soirée. Il y avait, bien entendu, quelques petites surprises supplémentaires. Quelques éléments nécessaires pour piquer la curiosité et potentiellement convaincre de Champvert. Parfois, une petite démonstration possède plus d'effet que de simples mots. Je me demande d'ailleurs ce qui les avaient finalement convaincu de m'offrir cette chance. Est-ce que c'était certains des designs que je leur avais fournis ? Ou bien la composition de certains échantillons des matériaux que j'utilisais ? Dans tous les cas, quelque chose avait attiré leur attention et je ne pouvais pas en demander plus.

Nous avions donc rendez-vous à la Jolie Solognaise. Un établissement que je ne connaissais pas auparavant, mais que je garderais sagement en mémoire. Le personnel était fantastique et j'étais rapidement conduit à notre table sur la terrasse. La mention que les consommations étaient fournis était une autre excellente surprise. Sans être pingre ou sans le sou, mon compte en banque n'était plus ce qu'il était après plusieurs années d'inactivité. Après une consultation rapide de la carte des vins, je demandais un simple verre de rouge possédant un nom immensément long. ''Château Les Gontrands de Côte de Saint-Maisigny 2018''. Rien de trop prétentieux, mais un bon cru et une bonne année.

C'est donc avec ma coupe de vin que j'admirais la vue, qui est simplement à couper le souffle. Puisque mon horaire était vide pour le reste de cette journée, mon esprit était tranquille. Même s'il était déjà quelques minutes en retard, je ne lui en tiendrais pas rigueur. Après tout, c'était de Champvert qui me rendait un service. Je me demandais s'il me reconnaîtrait rapidement. Après tout, je n'étais plus le gamin que j'étais il y a maintenant six ans. Cheveux un peu plus long, peut-être un peu plus maigre qu'auparavant... Le plus important, c'était de garder un bon sourire et une bonne humeur. Pour démontrer que j'étais encore le même malgré l'emprisonnement et les événements des dernières années. Ou du moins relativement similaire.

Une fois sa Chang'e stationnée, Stéphane s'en extirpa d'un souffle en emportant dans son sillage son attaché-case favori. Il referma la porte puis grimpa les quelques marches qui menaient au perron de l'établissement, où il tendit les clés de son véhicule au portier ; c'était un service auquel tous les badauds n'avaient pas droit, bien sûr, mais là encore, la bienveillance du patron à l'endroit des représentants de l'OIH simplifiait bien les choses. Puis Stéphane, sans plus attendre, prit la direction de la terrasse en se demandant si son rendez-vous s'y trouvait déjà ; il ne fut pas réellement surpris lorsqu'il distingua cette tignasse blanchâtre reconnaissable entre mille.
Il avait pris un coup de vieux. C'était une manière bien triviale de souligner la perte de poids que le jeune de Montport avait connu depuis leur dernière rencontre ; son visage, surtout, s'était légèrement émacié, creusé. A moins que ses souvenirs ne soient de nature à lui jouer des tours ? Sa cravate fantaisiste, en tout cas, contribuait à rappeler qu'il n'avait jamais été homme à faire les choses comme tout le monde. Cela faisait belle lurette que plus personne n'avait osé se pointer à un rendez-vous avec le de Champvert en faisant montre d'une telle excentricité vestimentaire... Pour autant, l'adjoint au Responsable de la Stratégie Logistique n'en prit pas ombrage : il savait qu'Armand était modérément farfelu, comme presque tous les créateurs de mode. Il en avait fréquenté un suffisamment grand nombre pour savoir pertinemment que cette étrangeté de façade cachait bien souvent des esprits rationnels, sérieux, calculateurs, passionnants.
Sans doute l'ancien créateur de la collection BBM ne faisait-il pas exception à cette règle.



Il s'annonça de cette manière, de sa voix claire et chaleureuse ; il avait l'air strict, bien sûr, et c'était probablement le premier constat qui viendrait à l'esprit d'Armand, mais cela ne devait pas lui interdire de s'avérer sympathique lorsque la situation le permettait. En l'occurrence, cette entrevue n'avait pas de raison de se draper dans une sévérité sentencieuse. Les deux hommes venaient du même monde et, à la faveur de ce passé commun, avaient bien des raisons de considérer leur rencontre avec un brin d'optimisme.



Il aurait bien sûr pris la peine de lui serrer la main avant de s'asseoir ; puis il croiserait les jambes et profiterait du plein air pour s'allumer une cigarette, non sans en tendre une à son vis-à-vis, dans le cas de figure où celui-ci daignerait agrémenter son verre de vin d'un chouïa de tabac. Un serveur hélé plus tard, et une commande passée prête à être honorée, Stéphane reprendrait sans plus tarder afin de briser la glace : il avait toujours été un homme très naturel, ce qui expliquait sa faculté à correspondre aux besoins de postes où le relationnel était une prérogative de premier ordre.



La discussion avait l'air de démarrer dans la légèreté, et c'était sans doute partiellement le cas ; pour autant, la réponse qu'Armand allait formuler conditionnerait sans l'ombre d'un doute l'intégralité de leurs échanges à venir. C'était un bon moyen pour le Champvert de mettre son vis-à-vis au défi. Allait-il éluder la question ? Rebondir pour tenter de dérouler ses arguments sans perdre la moindre seconde ? Dans l'absolu, la curiosité du représentant de l'OIH demeurait renforcée par une certitude inébranlable : il avait le temps, puisqu'il se l'était donné. Il avait encore un dîner d'affaire pour clôturer la journée... mais celui-ci aurait lieu bien plus tard, et à quelques rues de là seulement.
Lui et Armand avaient donc cette fin d'après-midi pour eux.

L'attente fût relativement brève. Je n'ai eu guère le temps de savourer la deuxième gorgée de vin que mon hôte arrivait déjà. J'acceptais volontiers les excuses qui n'étaient pas nécessaires selon moi. Ce n'était pas comme certains stylistes britanniens qui arrivaient plusieurs heures en retard sous prétexte qu'ils étaient ''fashionably late''. Je me levais d'ailleurs pour lui serrer la main qu'il me tendait.



Je constatais avec soulagement que de Champvert me traitait déjà avec tout son professionnalisme. Si certains pourraient voir ceci comme une forme de détachement, je le voyais comme une preuve que ma demande était prise sérieusement. Et à mon plus grand bonheur, il ne tardait pas à sortir lui-même son paquet de cigarette. N'ayant plus à me soucier du déconfort lié à l'odeur de la fumée secondaire, j'acceptais volontiers son offre. Bien entendu, le compliment sur mon accessoire ne tombait pas inaperçu ni sans remerciement de ma part.

Je remarquais rapidement que nous avions tous les deux une approche similaire concernant cette rencontre : professionnel, mais sans pression. Il s'agissait ici de discuter de propositions avant de passer à des actes concrets. Dans tous les cas, l'ambiance se posait déjà rapidement. J'ai même laissé un petit rire m'échapper lorsque je l'entendis dire que ma demande les avait pris par surprise. Il faut dire que ce n'était pas une situation banale !



Une partie de moi se souvient de mes premières tentatives pour obtenir un emploi... Plusieurs dizaines de CV qui n'ont jamais obtenu la moindre réponse. Mais je revenais rapidement sur la question qui m'était posé. Malgré une certaine réticence, j'avais déjà fait ce constat depuis bien longtemps : l'univers de la haute-couture francienne avait déjà tourné la page sur mon histoire.



C'était malheureusement bien vrai. Même avec la preuve de mon innocence, nombreux sont ceux qui persistent à traîner mon nom dans la boue. Certains disaient que mon emprisonnement n'était qu'un coup de théâtre ; une tentative pour obtenir la sympathie plutôt que de prouver mon propre talent. D'autres allaient même à remettre en cause l'entièreté du système de justice. Mais le plus vexant, selon moi, c'est celui qui me reléguait au simple rôle d'usurpateur du talent de Tournecoeur! Cette idée même me révulsait sur plusieurs niveaux !



Situation qui, malheureusement, pouvait se perpétuer ad nauseam pour le reste de ma carrière. Ce serait donc stupide de ne pas envisager un parcours de carrière alternatif. Cependant, si je n'avais qu'un rêve et de l'espoir à vendre, de Champvert serait le premier à me suggérer de repenser à mes plans d'avenir. Après tout, il y avait probablement plusieurs autres options beaucoup plus sensées. Je prenais une longue inspiration avant de laisser un maigre filet volatile ressortir.



Je n'avais pas besoin d'en dire plus : le sous-entendu montrait clairement mon hostilité envers cette tradition de coupe-gorge dans le milieu. Ce n'était malheureusement pas limité aux stylistes puisque chacun désirait une plus grande part du gâteau. J'espérais sincèrement qu'il avait eu plus de chance que moi à ce niveau. Cependant, si c'était le cas, j'espérais trouver en lui un allié lors de cette transition. Si tout se passait bien aujourd'hui et que les discussions se poursuivaient, son aide serait inestimable.

L'espace d'un instant, Stéphane eut peur. Peur de s'être trompé, de s'être grossièrement fourvoyé quant à la nature véritable et intrinsèque d'Armand de Montport. Des années d'incarcération, de solitude et de rejet avaient-elles pu avoir raison de l'esprit ingénieux et sagace qui avait autrefois marqué de son empreinte le monde de la mode francienne ? Fort heureusement, le soulagement fut, lui aussi, prompt à s'imposer ; ses sourcils arqués de circonspections, soulevés juste après qu'Armand eut signalé sa crainte de n'inspirer rien d'autre aux pontes de l'OIH qu'un désintérêt notoire, retombèrent lorsqu'il évoqua sa réputation sordide. Elle avait la peau dure, bien sûr. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ce milieu était dur à intégrer ; encore plus à réintégrer, une fois qu'on s'y était fait connaître pour de bien sinistres raisons. Toute l'innocence du monde n'aurait pas pu racheter sa réputation d'autrefois... Mais de tout cela, le de Montport semblait effectivement en avoir dûment conscience ; encore une preuve de son intelligence, de nature à rassurer grandement le de Champvert quant au bien fondé de sa présence à la terrasse de ce joli bistrot.
Le serveur lui apporta son verre de vin en silence, et les quitta sans chercher à se faire remarquer d'aucune façon ; un professionnalisme qui profita aux deux hommes, dont la conversation continua avec fluidité, sans heurt. Cependant, plutôt que de continuer à s'attarder sur sa propre condition, Armand n'hésita pas à renvoyer la balle à Stéphane ; ce dernier ne répliqua pas immédiatement, profitant d'une gorgée de vin pour ménager le suspens.



Il s'humecta les lèvres, en profitant d'une brise aérienne délicate pour laisser flotter un instant de silence. Il n'avait pas l'intention de s'attarder plus avant sur son passé, sur ses expériences professionnelles achevées ou sur sa condition actuelle, dans l'absolu ; certes, le parallèle entre lui et Armand passait pour insolite, mais cela s'arrêtait là. En l'occurrence, c'était véritablement les ambitions du couturier qui lui faisait face qui l'intéressaient ; aussi s'empressa-t-il d'y revenir, ne manquant pas cette opportunité de louer la sagesse de son interlocuteur.



Il croisa les bras, affectant une posture plus rigide, plus sévère ; il appréciait sa position, l'OIH, la société dans son ensemble, mais il convenait également que certains de ses aspects étaient moins agréables que d'autres. Quand un malheureux comme Armand devait payer les frais d'une injustice commise autrefois, comme une insidieuse double peine, il ne pouvait évidemment pas s'en réjouir.



Droit au but, après quelques discussions doucereuses ; Stéphane était certes un homme affable, prompt au dialogue, mais sa curiosité le poussait parfois à s'avérer plus franc que de coutume, dans un milieu aussi perfide que celui au sein duquel il évoluait quotidiennement...

J'étais heureux d'apprendre que sa transition ait été plus douce que la mienne. Après tout, nous n'étions pas entièrement des étrangers. Et cette vision qu'il me peignait de l'OIH... Tant que l'on possède du talent et que l'on cherche grimper au sommet de la montagne, tout était possible. J'étais entièrement en accord avec lui : c'était, en effet, très similaire avec ce que je connaissais. Je lui levais mon verre, maintenant plus qu'à la moitié vide, avant de prononcer quelques mots.



J'acquiesçais d'un mouvement de la tête lorsqu'il me demandait s'il pouvait m'appeler par mon prénom. Aucune raison pour l'interrompre verbalement pour un simple oui. Et j'acquiesçais une seconde fois lorsqu'il mentionnait que ma réputation ne jouerait aucunement en ma faveur. C'était maintenant un fait dans ma vie : jamais plus je ne serais le même aux yeux de la société, peu importe le verdict. Il y avait bien sûr quelques histoires de rédemption et quelques individus qui avaient réussi à laver leurs noms. Mais ils n'étaient qu'une poignée et leur réhabilitation pouvait prendre plusieurs années. Mais ce n'est pas ce qui allait me décourager. Comme je l'ai précédemment dit, l'ambition est une bonne chose pour garder la motivation intacte et sa passion ardente. Et puis j'avais déjà obtenu des résultats : cette entrevue plutôt qu'une lettre de refus. De mon point de vue, cette rencontre était déjà ma seule chance de mettre un pied dans la porte.



Pourquoi se contenter de peu lorsqu'on peut avoir plus ? C'était un argument qui est cependant relativement creux. Mais lorsqu'on le mélange avec un certain altruisme, l'argument devient plus solide. Et ce n'était pas un mensonge ou une simple idée que je prononçais pour obtenir ses bonnes grâces. Ayant vécu les changements en 2015 et étant bien conscient des changements orchestrés parmi certains... L'obtention de pouvoirs pouvait changer toute une vie. Si je ne pouvais pas empêcher certaines choses plus délicates, comme la perte d'emploi, je pouvais au moins aidé ceux et celles ayant besoin de vêtements.

L'idée de garder ce poste au niveau civil restait tout à fait viable. Lancer une ligne de vêtement pour les nouvelles capacités de chacun restait toujours un projet qui me trottait en tête. Mais une position à l'OIH permettrait à la fois d'obtenir une certaine plateforme et un accès à ceux qui doivent utiliser régulièrement leurs pouvoirs. Et plus loin dans les rangs, il y a ceux qui utilisent du matériel militaire pour les explorations d'Antiqua. Je pouvais également aider et me faire mon nom. Cependant, je devais prouver que je n'étais pas simplement un beau parleur. Et cette rencontre serait idéale pour démontrer mes capacités. Je poursuivais donc, prenant un moment pour regarder Stéphane de Champvert dans les yeux.



Je prenais un moment pour déposer ma coupe avant de prendre ma mallette. Posée sur mes jambes, je l'ouvrais pour en sortir trois objets qui peuvent sembler anodins : deux cravates et une bobine de fil. Les cravates étaient très basiques, l'une étant entièrement bleue et l'autre de couleur vert lime. Je les déposais sur la table avant de prendre la bobine pour la tendre à Monsieur de Champvert. Un simple regard pouvait déceler qu'il ne s'agissait pas d'un fil normal. Celui-ci était jaune avec quelques pois brunâtres. Et s'il le portait à son nez, il pourrait également sentir une légère odeur fruitée. Je refermais ma mallette et la reposais par terre en laissant un peu de temps à mon interlocuteur de l'observer.



J'avais dans chacune de mes mains une cravate, celles que j'avais posées sur la table il y a quelques instants. Avec son accord, je pourrais commencer cette démonstration. Je visualisais déjà le processus. Les deux objets commenceraient à briller doucement, comme s'il y avait une ou deux lucioles qui volaient à proximité des cravates. Puis, en moins d'une minute, le nombre grandirait pour devenir un essaim. Le tout se terminera avec un petit flash, similaire à celui d'un appareil photo. Et finalement, il n'en resterait qu'une : une cravate sur laquelle les couleurs vert et bleu se mélangeaient en plusieurs dégradés. Rien de très élégant, mais qui démontrerait mon contrôle sur cette fusion. Avec une bobine de fil fait d'un mélange d'objets incongrus et avec une telle présentation, j'espérais être à la hauteur des intérêts que me portait de Champvert. Et après lui, quelques collègues par la suite.

Son plaidoyer n'était pas complètement insensé ; pas du tout, en fait, pour le peu que Stéphane pouvait en juger sur le moment, avec le peu de recul dont il bénéficiait. Ainsi, Armand de Montport visait-il pour l'heure deux clientèles bien distinctes, mais pourtant unies à plus d'un titre : les étudiants héroïques à la recherche d'une tenue pour officier avec leur nouvelle identité, et les héros bien formés, jouissant de pouvoirs spécifiques, susceptibles de faire connaître à leurs corps des transformations surprenantes. Il montrait une fois de plus qu'il n'était pas dénué d'un sens critique tout-à-fait bienvenu du point de vue du représentant de l'OIH : il n'avait pas proposé ses services à la gigantesque organisation internationale sans préparer son sujet un minimum... Aussi le de Champvert le laissa-t-il dérouler ses arguments et ses questions rhétoriques jusqu'à ce que l'heure d'une démonstration ne sonne ; à cet instant, il se fendit d'un simple signe de la tête pour toute réponse, de même qu'Armand l'avait fait un petit peu plus tôt dans l'optique de ne pas entraver son monologue.
Deux cravates, et un fil à l'aspect déconcertant. Un fil qui n'avait rien de bien naturel, par ailleurs, et les propos d'Armand ne manquèrent pas de le souligner ; Stéphane soupesa la bobine en dirigeant sur elle un regard attentif, son vis-à-vis ayant pleinement réussi à piquer sa curiosité. Et lorsqu'on lui fit la proposition d'une petite démonstration, il n'eut pas à réfléchir bien longtemps : il opina derechef.



Il n'eut pas à attendre longtemps pour que sa soif de curiosité soit assouvie ; une poignée de secondes tout au plus, une illumination surnaturelle de surcroît. Lorsque les deux cravates s'unirent grâce aux facultés paranormales de son interlocuteur, Stéphane arqua un sourcil. Cette démonstration, bien sûr, n'était pas la plus tapageuse... mais il était un homme intelligent, et il aurait été insultant de mettre en doute la faculté d'Armand à user de ses dons de façon bien plus ingénieuse, bien plus efficace. En l'état, le diplomate percevait donc sans peine l'inestimable potentiel dont jouissait l'ancien créateur de mode. Il ne mentait pas : il était effectivement, selon toute vraisemblance, en mesure de révolutionner les tenues héroïques.
Pour autant, Stéphane ne s'emballa pas. Il savait que rien n'était joué d'avance ; il était simplement désarçonné de constater qu'après avoir été doté d'un talent inestimable en matière de mode, Armand avait également acquis une faculté de nature à rendre sa vie plus douce. D'incessantes montagnes russes : voilà ce à quoi ressemblait le fil de son existence, d'un point de vue extérieur. Et cela n'était peut-être pas fini, dans la mesure où ce pouvoir bien pratique parviendrait sûrement à lui ouvrir les portes d'innombrables perspectives... mais pas sans mal, bien sûr.



Il n'hésite pas trop : à son tour, il plaça son attaché case sur la table qu'ils partageaient, l'ouvrit, et tendit à son interlocuteur une simple feuille de papier sur laquelle se trouvaient quelques informations. Il ne manqua pas de se faire plus bavard, qu'Armand ait choisi ou non de se saisir de cette dite feuille.



Don Dynamite ; c'était un surnom héroïque qui ne parlerait pas à Armand. Et pour cause : il pourrait découvrir, sur cette fiche d'informations, que c'était un aspirant héros qui n'avait pas encore récolté la moindre médaille, ni le moindre haut-fait. Il y avait une adresse mail, un numéro de téléphone et même une adresse postale, celle d'un local où l'aspirant héros devant avoir établi sa base ; Stéphane ne manqua pas de rajouter quelques précisions à l'oral.



En somme, le de Champvert demandait à son interlocuteur de bien vouloir faire ses preuves en aidant un amateur à devenir un véritable héros ; et, dans le cas de figure où il y parviendrait, il pourrait compter sur un retour d'ascenseur bien plus crédible aux yeux des pontes de l'OIH. Ce n'était pas une garantie, bien sûr, dans la mesure où le fin mot reviendrait toujours aux supérieurs de Stéphane, mais cela représenterait néanmoins une avancée considérable par rapport à sa situation actuelle...

Je pesais maintenant la nouvelle cravate qui était dans ma main. J'attendais un petit moment pour voir sa réaction. Quelques mots, tout simplement, avant qu'il ne me présente une simple feuille. Il semblerait que j'ai obtenu quelques points. Tristement, ce n'était pas un contrat pour m'engager sur-le-champ. Mais c'était quelque chose qui était d'autant plus intéressant. Je devais démontrer que je pouvais m'occuper d'un seul héros avant de prendre en charge plusieurs nouvelles recrues. Si je réussissais, je posséderais une carte dans mon arsenal pour décrocher le travail. Sans parler, bien sûr, de potentielles retombées sur ma réputation. Le nom, par contre, restait une énigme. Il avait cependant assez de ressources pour avoir un local pour y travailler... Sans parler de ce commentaire qu'il était une ''vieille connaissance'' qui me laissait perplexe. Mais dans tous les cas, j'étais sympathique envers ''DD''. Il voulait simplement faire sa place, faire connaître son nom.



Je prenais donc cette simple feuille sur laquelle se trouvait les informations que Stéphane voulait bien me donner. Il y avait bien entendu plusieurs éléments mentionnés par mon interlocuteur qui me rendait perplexe. Aucune médaille ? Si je me souviens bien, on peut obtenir la médaille de bronze en ayant fait cours dans une académie. Il restait donc sans entraînement, ou du moins rien qui n'était officiel... L'obtention d'une médaille d'argent changerait tout. Passer d'amateur à celui de héros confirmer par ses actions ? Ça, c'est du sensationnel ! Mais avec un tel nom... J'espérais simplement qu'il n'était pas du genre à causer de nombreux dégâts collatéraux avec son pouvoir. Ceci dit, j'imaginais déjà tous les problèmes que ce pouvoir pouvait créer aux vêtements qu'il portait. À ce niveau, je pouvais être l'homme de la situation pour régler ce problème.

Il y avait plusieurs choses que je pouvais faire pour aider ce nouveau héros. Le costume était une partie majeure de ma part de cette entente, j'avais déjà plusieurs idées qui apparaissaient dans mon esprit. J'avais simplement besoin de comprendre comment son pouvoir fonctionnait. Mais ce n'était pas tout : s'occuper d'une image professionnelle n'était pas une simple question de vêtement. S'occuper des relations publiques était également l'une des facettes de mon travail. Avec une bonne utilisation des médias sociaux, rien n'était impossible. Dans tous les cas,

de Champvert semblait persuadé que Don Dynamite avait du potentiel. Ceci me rassurait un peu : ce ne serait pas une mission sans chance de réussite. Et ce n'est pas comme si j'avais quelque chose à perdre dans cette histoire. Dans le meilleur des mondes, ma position aux yeux de l'OIH serait renforcée. Dans la pire, c'était ma relation avec de Champvert qui serait en endommagée.



Je pliais la feuille délicatement avant de la placer dans mon veston. Encore une fois, il y avait une grande opportunité qui se présentait à moi. Grands risques, grandes récompenses. L'avis que possédait de Champvert sur Don Dynamite était déjà fixe puisqu'il tentait de lui rendre un service. Cependant, sa réponse pourrait m'en apprendre davantage sur la personnalité de cette personne. Ou sur certaines circonstances que mon ''client'' ne voudrait pas nécessairement révéler autrement. Sans nécessairement parler dans son dos, il voulait apporter son aide cette personne du mieux qu'il pouvait. Je reprenais donc ma coupe, prenant une petite gorgée en attendant la réponse.

Don Dynamite n'était pas exactement un individu lambda, aux yeux de Stéphane ; ni aux yeux de quiconque, probablement, en fait. Dans l'absolu, il avait toutes les cartes en mains pour réaliser un début de carrière tonitruant, a fortiori si Armand se sentait apte à l'épauler. Pour autant, tout n'était pas gagné non plus... Singapura était une petite île, au sein de laquelle cohabitaient déjà un grand nombre de héros rodés, confirmés, aguerris. Certains avaient vu Antiqua, et en étaient revenus en un seul morceau... d'autre cherchaient activement à s'emparer du diplôme qui les attendait au bout de leur cursus scolaire, à l'Académie Wong. La concurrence était féroce, et les vilains, de fait, ne courraient pas les rues. Les opportunités de marquer l'opinion publique ne seraient pas innombrables, et si le de Montport entendait réellement amorcer sa nouvelle vie sous les meilleurs auspices, ils allaient sans doute devoir se retrousser les manches... et compter sur un petit coup de pouce du destin, éventuellement.
Dans le cas contraire, il était probable que les deux acolytes stagnent à leur niveau actuel pendant un sacré paquet de temps ; laps de temps durant lequel d'autres apprentis couturiers étaient susceptibles de surgir afin de damer le pion d'Armand dans son nouveau plan de carrière. Il aurait été illusoire, après tout, de croire qu'il était le seul à avoir eu cette idée potentiellement juteuse... l'odeur des profits était toujours alléchante pour ceux qui y étaient sensibles.



Stéphane s'offrit à son tour une gorgée de vin ; puis il orienta son regard vers le fleuve un court instant avant de reprendre, toujours aussi mesuré.



C'était un pacte totalement intéressé, d'un côté comme de l'autre ; mais c'était ainsi que cela se déroulait, dans le milieu duquel ils étaient issus. Rien n'était fait gratuitement, dans la haute-couture. Les esprits étaient bien souvent plus perspicaces et pragmatiques qu'ils ne l'assuraient à tout bout de champ. Les rêveurs avaient déserté la profession depuis belle lurette... ou s'étaient faits dévorer par leurs concurrents moins naïfs.
Les habitudes, en affaire, étaient terriblement tenaces. Et puisque ses vieilles habitudes étaient justement ce qui avait permis à Stéphane de Champvert de gravir les échelons jusqu'à ce jour, il allait sans dire qu'il n'allait pas chercher à aller à contre-courant de celles-ci ; aussi reprit-il avec une certaine fermeté, en ramenant son regard jusqu'au visage de son interlocuteur actuel.

Je hochais la tête en écoutant de Champvert. Un héros qui attirait l'attention était une bonne chose. Il était nécessaire d'avoir un certain charisme et d'être capable de se démarquer de ses congénères. Et s'il est déterminé à réussir, il est également prêt à tout pour accomplir ses buts. Pour moi, c'était un avantage plutôt qu'un inconvénient. Il serait prêt à travailler pour son succès plutôt que d'attendre la réussite sans lever le petit doigt ! Ou du moins, c'est ce que les propos de mon hôte me laissaient croire.



Il y avait plusieurs petites différences entre un bon héros et un excellent héros. N'importe quel héros compétent pouvait sauver la veuve et l'orphelin. Et je le dis sans manque de respect pour la profession. Ceci dit, on pourrait dire la même chose sur un couturier... Enfin bref ! La différence entre ce qui est normal et ce qui est exceptionnel se trouve dans les petits détails. Lorsqu'on regarde le héros, on ne pense pas à l'individu. On regarde le symbole qu'il représente, les valeurs qu'il porte et la foi qu'on lui accorde. Sans connaître Don Dynamite, je ne pouvais pas évaluer ce que ses dernières étaient. Mais je savais comment attirer les regards sur lui : le reste serait en partie sa responsabilité. Rares sont ceux et celles qui possèdent une personnalité forte et qui savent l'utiliser à leur avantage. J'espérais, aussi bien pour lui que pour moi, qu'il fasse partie de cette catégorie.

En ce qui concerne sa personnalité visant l'excès et son excentricité, ce n'était qu'un simple obstacle. En toute franchise, tout serait lié avec le temps. Cependant, sans avoir rencontré Don Dynamite en personne, ce n'étaient que de simple conjonctures. Il faudrait simplement s'assurer que certaines choses ne sortent pas au grand jour pendant un petit moment... Cependant, avec son nom, j'avais peur que l'excès soit dans l'utilisation de ses pouvoirs... J'espère surtout qu'il ne gravera pas les mémoires avec la destruction d'un bâtiment important ! Cependant, sans avoir rencontré Don Dynamite en personne, ce n'étaient que de simple conjonctures. Cependant, j'étais présentement plutôt optimiste.

Je n'étais d'ailleurs pas étonné outre mesure par les conditions posées par de Champvert. Rien n'était fait par simple bonté d'âme et nous avions vécu les mêmes expériences professionnelles. Ses attentes étaient élevées, certes, mais pas impossibles. L'idée d'aider à la création d'un nouveau héros me plaisait beaucoup. Mais c'était, malgré tout, un énorme défi à relever. J'ignorais la relation que les deux hommes possédaient, mais j'avais l'impression que de Champvert avait confiance en mes capacités. Il avait également un cheval dans cette course, alors je lui laissais le bénéfice du doute. Après ce petit moment à regarder le paysage, il me dévisagea en attendant ma réaction. Comme réponse, je lui levais mon verre afin de trinquer.



Il y avait des risques, de Champvert lui-même ne le remettait pas en question. Mais dans les faits, je n'avais rien à perdre à essayer. Même avec, hypothétiquement, un échec lamentable de Don Dynamite, il était impossible que ma réputation ne soit plus ternie. C'était l'un des points positifs d'être au fond du baril : impossible de tomber plus bas. Seul mon orgueil serait bafoué. Et je n'étais pas du genre à accepter l'échec. À moins que Don Dynamite ne soit le plus grand des idiots, j'étais prêt à me lancer dans cette aventure. Mais plutôt que de penser à ce que je ferais demain, je préférais profiter du moment présent. Le nombre d'histoire que nous pouvions échanger étaient nombreuses. J'avais le privilège d'avoir une certaine forme de temps libre présentement, alors autant en profiter. À moins que son horaire ne soit complètement débordé, bien entendu !

Il n'était pas de nature à capituler par avance devant un défi, devant une perspective de réaliser un gigantesque bond en avant dans la construction de sa nouvelle carrière... évidemment. Dans l'absolu, si Stéphane avait dû parier sur le résultat de cette entrevue alors qu'il sillonnait encore les routes franciennes au volant de sa belle Chang'e, il aurait sans doute visé juste. Pour lui, le suspens ne résidait pas dans l'acceptation ou dans le refus de cette proposition, mais plutôt dans la nature de l'individu qu'il allait trouver face à lui. Et, à ce petit jeu, force était d'admettre qu'Armand n'était toujours pas de nature à décevoir. Il avait conservé la tête froide, les idées claires, ne semblait pas bouleversé outre-mesure par les épreuves que la vie lui avait jeté au visage, par son passage sans nul doute désagréable derrière les barreaux. A moins qu'il n'ait réussir à enfouir ses démons loin sous la surface de l'homme soigné et mondain qu'il prétendait toujours être ? Une hypothèse que le de Champvert ne pourrait probablement jamais vérifier, mais qu'il imaginait fondée : sous les jolies couches de vernis pimpantes, ils étaient tous susceptibles de camoufler les monstres les plus hideux. C'était ainsi, et cela se vérifiait dans toutes les strates des sociétés modernes, dans toutes les entreprises, dans tous les milieux professionnels : on était souvent infiniment moins vertueux qu'on ne le prétendait.
Ce débat-là n'intéressait finalement que peu le responsable de l'OIH : ce qu'il voulait, avant toute autre chose, c'était préserver sa propre réputation, à lui. Si Armand lui permettait de briller, l'espace d'un instant, grâce à son pouvoir étrange et à ses nouvelles aspirations, il n'avait aucune raison de se méfier de lui plus que de raison... Faire entrer un allié à l'OIH était toujours une manière judicieuse d'assurer ses arrières : si, à l'avenir, le de Montport devenait un partenaire commercial de premier ordre de l'OIH et de sa branche francienne, Stéphane, lui, se retrouverait en pôle position à chaque fois que des négociations surviendraient pour évoquer l'avenir de leur tentaculaire organisation internationale.
Un donné pour un rendu, comme toujours.



Le cristal de leurs verres tinta mélodieusement, et le bureaucrate s'offrit une gorgée généreuse de ce savoureux alcool qu'on avait daigné lui offrir. La vie était belle, plus que jamais : et elle lui tendait les bras. Dans tous les cas, il savait qu'il serait gagnant ; si Armand n'était pas à la hauteur de ses ambitions, s'il échouait lamentablement en travaillant de concert avec Don Dynamite, Stéphane n'aurait pas le moindre scrupules à se débarrasser de lui et à indiquer à ses supérieurs qu'il n'était pas nécessaire de compter sur lui à l'avenir. Au contraire, si leur partenariat portait ses fruits, il aurait tôt fait d'en revendiquer la primeur ; il insisterait, bien sûr, sur les qualités spectaculaires de l'ancien prisonnier, mais il ajouterait promptement que l'idée de la rencontre entre l'ancien styliste et le héros en herbe était de son fait. De quoi briller pour son intuition...
Oui, définitivement, l'avenir lui souriait. Plus que jamais.

La soirée était donc un franc succès. Bien que je devais prouver ma valeur, Stéphane de Champvert m'offrait une chance que je ne pouvais pas ignorer. Il faut cependant dire que je lui offrais également une grande opportunité. Après tout, si j'étais un autre homme avec un tel pouvoir, il serait simple de se créer une fortune. Je suis persuadé que quelqu'un dans le gouvernement francien serait prêt à payer mon poids en or pour la capacité de ''fusionner'' des objets. Mais mon orgueil m'en empêchait. J'étais couturier avant tout et c'est dans ce domaine que je voulais briller.

Bien que je ne sois probablement pas le seul à viser la clientèle de ''superhéros'', j'étais le premier a discuter avec l'OIH. Cette organisation qui avait un contact avec presque tous les superhéros répertoriés ! Et qui sait... Avec quelqu'un qui cherche à promouvoir mes futurs succès et éviter les conséquences s'il arrive un accident... De Champvert serait peut-être prêt à couvrir mes arrières pour protéger sa propre réputation. Après tout, ce serait une tâche sur son record si quelque chose se produit avec cet ex-criminel qu'il avait suggéré. Non pas que je prévoyais cette option. Pas encore, en tout cas. Mais je suis sûr que, héros ou vilains, tous ont besoin de matériel et d'un costume. Dans tous les cas, nous sortions tous les deux gagnants de cet arrangement. Je devais simplement prouver ma valeur et être introduit au sein de l'OIH. Ensuite ? Nous verrons bien !

Le soleil commençait à tomber lorsque je décidais de quitter l'endroit. Peut-être quelques minutes après le départ de Stéphane, tout au plus. Le temps de fumer une dernière cigarette avant de reprendre la route. Je laissais quelques goldcoins pour le personnel de l'établissement. Bien que je n'avais pas besoin de payer mes consommations, le service méritait néanmoins une récompense. Avant de tourner la clé pour faire partir mon moteur, je regardais de nouveau les informations sur cette feuille que l'on m'avait remise. Il n'y avait qu'une seule chose entre moi et mon ticket d'or : Don Dynamite. Qui sait s'il s'agirait d'un allié ou d'un obstacle ?


Le soleil venait à peine de se lever que j'étais déjà derrière le volant. Je n'ai pas attendu longtemps pour faire connaître mon existence à Don Dynamite. Après tout, il savait déjà que j'existais : il ne savait pas si j'avais accepté l'offre faite par de Champvert. J'ignorais s'il avait été contacté par de Champvert, mais il ne semblait pas étonné que j'ai accepté de le rencontrer et de discuter avec lui. Et aujourd'hui, quelques jours plus tard, nous avions enfin cette première rencontre. Bien que nous ayons pris soin de discuter pendant quelques minutes, tout était resté professionnel. Je n'arrivais toujours pas, avec si peu d'information, à me faire un portrait complet de Don Dynamite.

Puisque les locaux de mon nouveau client étaient un peu plus loin du centre d'Épérial, je quittais donc mon havre de paix de bon matin pour éviter la congestion et l'engouement des routes. Sans grands succès, malheureusement. Le seul grand avantage des routes congestionnées, c'était que j'obtenais l'opportunité de pratiquer à faire différents nœuds avec ma cravate. Chacun à son passe-temps, aussi étrange ou stupide que cela puisse paraître. Je commençais maintenant à maîtriser le nœud Eldredge, ce qui n'était déjà pas très facile à réussir sans le doux son mélodieux des klaxons et des paroles parfois ordurières de certains franciens.

La route était bien plus simple une fois hors d'Épérial. C'était presque comme si nous étions dans un nouveau monde. Une partie de moi préférait le tempérament plus calme de la banlieue, même si je n'échangerais pour rien au monde le dynamisme de la capitale. Mais si la banlieue était signe de tranquillité et de paisible, je voyais mal Don Dynamite y rester bien longtemps. Après tout, un héros devait être au cœur de l'action ! Ou du moins, un héros qui désirait obtenir une réputation et un grand prestige ! Ce serait l'une des questions que je lui poserai très bientôt.

J'étais donc arrivée de bonne heure, bien que je ne dirais pas que mon voyage ait été particulièrement plaisant. Je me stationnais donc à proximité, vérifiant une dernière fois que j'étais à la bonne adresse. Après une seconde dernière vérification, cette fois-ci pour le bout de tissus attaché à mon cou, je sortais de mon véhicule. Toujours avec ma mallette en main, je frappais à la porte. Je rajoutais dans un léger murmure :

Elle était calme, cette banlieue francienne ; Armand ne s'y trompait pas, on n'y dénombrait pas un nombre grandissant de sévices de toutes natures. De manière générale, les criminels qui s'y rendaient le faisaient souvent avec dans l'idée de se planquer, d'éviter pendant un temps les forces de l'ordre grouillante des grandes villes, de retrouver leurs proches le temps d'une ou de deux semaines afin de se requinquer... En somme, ce n'était pas ici que pouvait débuter la carrière d'un aspirant héros digne de ce nom : raison pour laquelle Don Dynamite était sur le départ. Selon lui, il n'y avait qu'une ville pour débuter les choses en fanfare ; et pour lui, tout exceptionnel qu'il estimait être, il n'y en avait qu'une seule qui était susceptible de convenir. La grande, la belle, l'unique Singapura. La plus grande ville de tout Moderna. Celle, aussi, où les héros étaient sûrement les plus nombreux au mètre carré ; encore une fois une donnée d'une importance fondamentale, dans la mesure où s'il parvenait à l'emporter sur ses rivaux dans des conditions aussi hostiles, personne ne serait par la suite tenté de douter de ses compétences.

C'était la raison pour laquelle il avait commencé à préparer ses bagages ; et, dans cette vieille bicoque mal entretenue, dont le jardin présentait de multiples touffes d'herbe denses et dont la clôture accusait souvent de trous laissés béants par les affres du temps, il croulait sous les bagages. Il savait qu'on saisirait sa maison après quelques mois passés à l'étranger ; il avait quelques dettes et n'entendait pas les combler d'ici-là. Pourquoi faire, d'ailleurs ? Pourquoi lui, un héros, devrait-il se conformer à la logique des hommes ? C'étaient les gens ordinaires, les petites gens qu'il voulait protéger qui devaient veiller à l'équilibre financier de leurs foyers ; pour lui, ce n'étaient là que des formalités triviales, inintéressantes à souhait. Il valait mieux. Il aurait mieux.

Ainsi, lorsqu'on toqua à la porte, il ne manqua pas de bondir au-dessus de deux valises encore ouvertes et de sillonner le couloir obscur de la bâtisse pour s'y rendre au pas de course. Il avait rendez-vous avec son destin, Stéphane l'avait prévenu : et, pour honorer ce rendez-vous, il avait mis les petits plats dans les grands. Il avait vêtu sa cape doublée de fourrures et son chapeau doré, ses lunettes de soleil hors de prix, avait arrangé ses dreadlocks. Nul ne pourrait, ce jour-là, lui reprocher une apparence peu soignée : il était au parangon de son style.
Un style bien à lui, certes, mais un style tout de même.





Derrière ses lunettes teintées, ses pupilles s'activèrent ; elles jaugèrent son vis-à-vis de pied en cap et son visage se décomposa, l'espace d'un instant. Ce type face à lui avait l'air d'un fonctionnaire : était-ce un notaire, venu lui saisir une partie de ses biens pour commencer à éponger ses dettes ? Il aurait pu transpirer à grosses gouttes pendant quelques secondes si un détail original n'avait pas immédiatement su le rassurer : la cravate. Stéphane lui avait parlé du goût étrange que son partenaire cultivait en matière d'habitudes vestimentaires : il arborait des cravates aux motifs souvent singuliers. Un signe distinctif de la plus haute importance, puisqu'il permit, en l'occurrence, de lever tout malentendu.
Alors Don Dynamite tendit sa main, franche et heureuse, à son vis-à-vis.



Il avait toujours aimé les personnes originales ; à ce titre, Stéphane l'avait d'ailleurs toujours déçu. Marcher dans les clous, respecter les us et coutumes, ne pas faire de vagues, c'était bon pour les plébéiens, pour les personnes fades et ordinaires qui peuplaient le quotidien ; mais quand on entendait s'élever au-dessus de la masse, un costume trois pièces et des chaussures joliment cirées, c'était d'un mauvais goût... Cette cravate colorée était comme un îlot de saveurs au milieu d'un spectacle bien triste ; une teinte de fantaisie appréciable à laquelle Don Dynamite adhérait à cent pourcents.
Il écarta la porte et se décala dans le couloir, de manière à laisser Armand pénétrer dans son capharnaüm ; il lui indiquerait ensuite le salon, une pièce proche, où un canapé, une table basse et un fauteuil avaient été préalablement débarrassés de toute affaire susceptible de les recouvrir. A cette occasion, l'ancien styliste aurait l'opportunité de constater que Don Dynamite était grand, très grand ; il devait s'approcher de la barre des deux mètres, voire la dépasser légèrement. Pour autant, son physique filiforme était sans doute aux antipodes de ce à quoi Armand aurait bien pu s'attendre : le aspirant héros n'était effectivement pas un homme très sportif, si l'on se basait sur la première impression qu'il renvoyait de lui.
Une fois dans le salon, Don Dynamite s'empresserait de servir à son invité une tasse d'un mauvais café ; après l'entrevue avec Stéphane, ce rendez-vous-ci aurait une saveur bien particulière, à n'en pas douter...

Ma première impression était relativement positive. J'étais heureux d'avoir évité un héros de type timide pour ce genre de ''mission''. Il émanait une confiance presque outrageuse. Que ce soit par ses expressions ou par sa posture, il semblait sûr de lui-même. Jusqu'ici, tout me semblait bien. J'avais évité le pire des scénarios : sans charisme et sans confiance, comment aurait-il été en mesure de se propulser sur la scène ? En lui serrant la main, j'ajoutais avec un sourire des plus francs :



Je notais rapidement les traits physiques de ce cher Don Dynamite. J'étais honnêtement très satisfait de voir qu'il ne possédait pas le physique anodin. Il était même plus grand que moi, et pas juste un peu. En fait, il était peu conventionnel dans tous les aspects : forme physique, coupe de cheveux, vêtements... Je prenais cette information avec un grand plaisir. Il avait sa propre idée de ce qu'il désire être : il avait une identité qui lui était propre. Bien sûr, je lui proposerais des alternatives pour modifier son apparence. Mais j'avais déjà quelques idées qui me venaient en tête. Il était aisé de cacher les défauts et de mettre en valeur les qualités d'une personne, mais il était difficile de créer une apparence unique si l'on possède une apparence des plus ordinaires. Il s'agissait d'un diamant brut qu'un bon joaillier peut mettre en valeur.

Avec son invitation pour entrer dans sa maison, je me dirigeais par la suite dans le salon. Je prenais place, déposant ma mallette sur mes cuisses alors que je fouillais déjà à l'intérieur. Bien que l'idée de faire un changement de cravate me semblait plus que tentante, je décidais cependant de résister à la tentation. Maintenant armée d'un calepin et d'un crayon, je commençais déjà à faire quelques croquis. Je n'avais pas eu beaucoup de temps pour faire mes dessins que mon hôte m'offrait déjà un rafraîchissement. Ou du moins quelque chose pour garder mon esprit vif lors de cette conversation

J'acceptais volontiers la tasse de café, même si ma première gorgée serait ma dernière. Il y avait quelque chose dans ce café qui était particulièrement ignoble. Je tentais néanmoins de déguiser mon plus profond mépris pour ce breuvage en reprenant la conversation.



J'étais conscient que ma présence, bien qu'apprécier et désirer, pouvait causer quelques frictions. Je n'avais pas l'intention de passer par quatre-chemins et m'excuser pour chacune de mes interrogations. Je n'étais pas ici seulement comme professionnel de la mode, mais aussi pour découvrir s'il y avait d'autres problèmes à gérer. Je pouvais me vanter, si tel est la bonne formulation, de comprendre parfaitement ce qu'une mauvaise réputation peut faire sur une carrière. J'annonçais déjà mes couleurs : certains passages de cette discussion seraient pénibles ou potentiellement douloureux et je ne m'en excuserais pas. Mais avant toute chose, alors que je déposais mon ignoble tasse de café, je devais démontrer que je méritais son attention.



Sans réel avertissement, mais sans réellement cacher mes gestes, j'activais mes capacités pour lui montrer que je ne lui mentais pas. Je ne cherchais aucunement à me montrer supérieur, mais à plutôt lui montrer que je pouvais faire ce que je disais. Plus que des paroles en l'air, il était nécessaire de le prouver. Cette fois-ci, mes cibles étaient déjà sur moi : mon veston et ma cravate. Après que tout le processus soit terminé, c'était mon habit qui avait maintenant les motifs de feux d'artifices. Bien entendu, puisque ma cravate avait disparu, j'ouvrais rapidement ma mallette pour en sortir une nouvelle. Pendant ma recherche, je continuais ma conversation comme si tout était tout à fait normal. Après tout, si le Don désirait rejoindre le monde des héros, il devait s'habituer rapidement à ce qui était irrégulier et étrange.

Don Dynamite avait l'air d'être curieux ; il décida d'ailleurs de prendre place face à Armand, le dévisageant avec intérêt derrière ses lunettes noires teintées. Il s'était également servi une tasse de café et profita d'une gorgée de ce breuvage chaud, à défaut d'être bon, pendant que son interlocuteur commençait à exposer les règles qui régiraient sans doute leur collaboration à venir. Le couturier serait chargé de faire connaître le héros, de médiatiser ses actions, de les faciliter grâce à ses multiples connections... C'était limpide, et les sous-entendus qu'impliquaient les propos du de Montport séduisaient grandement Don Dynamite, lequel ne s'était jamais senti l'âme d'un communiquant. S'exprimer devant une caméra, pourquoi pas ; mais aller la chercher, et dégoter un journaliste susceptible de lui poser les bonnes questions, c'était une toute autre affaire... Il préférait amplement se focaliser sur l'essentiel : sa propre carrière, ses hauts-faits glorieux, la construction de son histoire personnelle, en somme.
Puis après cette courte présentation vint la démonstration. Armand lui fit l'honneur de lui dévoiler sa capacité surnaturelle... et, le regard brillant, captivé par le phénomène lumineux qui eut lieu devant lui, Don Dynamite eut besoin d'une paire de secondes pour retrouver un tant soit peu de sa superbe.



Changer des objets de couleur en les unissant n'était pas une faculté assez sensationnelle pour que Stéphane de Champvert la trouve séduisante : cette pensée habitait désormais l'esprit de Don Dynamite, et ne risquait pas de partir avant qu'Armand lui en ait dit davantage. Sauf qu'après ce premier usage de son pouvoir, le couturier semblait vouloir recentrer le débat autour du héros qui lui faisait face. Chose logique, après tout : c'était son pouvoir à lui qui allait leur permettre d'embrasser la célébrité... Ainsi, lorsque son vis-à-vis lui demanda si l'usage de son don pouvait être de nature à causer la destruction de ses habits, le héros en herbe se fendit d'un sourire ironique, puis d'une courte saillie.



Sans plus attendre, il s'empara de sa tasse et la brandit devant le regard d'Armand ; puis il tendit l'index de sa main libre... et la dernière phalange de ce dernier se mit à rougeoyer de plus en plus furieusement, comme s'il s'agissait d'un charbon ardent attisé par le vent. Finalement, il se contenta de déposer cette dite phalange sur le récipient. Rien ne se passa, à première vue ; mais il déposa la tasse sur la table basse et, sans plus attendre, dévoila de quel bois était fait son talent.
Il fit claquer les doigts de sa main gauche, celle-là même dont l'index avait rougeoyé un instant plus tôt... et une minuscule explosion vint fendre le verre du contenant, permettant au liquide brunâtre de commencer à s'écouler sur la table basse dans un suintement lent et continu.



En d'autres termes : il était obligé de s'exposer aux détonations à chaque fois qu'il décidait de faire appel à son pouvoir. A ce titre, les compétences d'Armand risquaient de lui être d'une aide absolument inestimable... Don Dynamite n'était, bien sûr, de son côté et avec ses maigres compétences, pas capable d'élaborer un vêtement résistant aux explosions seul. Ce qui laissait à penser que Stéphane avait compris au fur et à mesure de son entrevue avec le couturier que leur collaboration pouvait s'avérer d'autant plus pertinente...  

Je regardais donc la démonstration que m'offrait mon interlocuteur. Après tout, nous passions tous les deux à table en révélant nos secrets de cette façon. Je n'étais pas surpris par son pouvoir (qui était dans son nom après tout), mais plutôt dans la forme qu'il prenait. Alors que son doigt rougeoyait, puis suivit d'un claquement et d'une petite explosion. Il avait transformé l'objet en bombe et il en était devenu le détonateur. Ce qui oblige le contact avec l'objet de base puis garder une certaine proximité avec cette nouvelle bombe. Je regardais les fragments de cette tasse, puis les gouttes qui tombaient de la table vers le plancher. Il n'avait touché à cet objet que pendant un court instant. L'intensité de l'explosion était liée avec la surface de contact avec sa peau et pas avec le temps en contact avec le dit objet.



Dans un élan de faiblesse, j'ai presque repris une seconde gorgée de mon café. Mais j'ai rapidement repris mes esprits. Je pouvais travailler avec de tels critères. Je commençais déjà à visualiser et à planifier ce qui serait la partie la plus cruciale du costume : les gants. Si j'avais bien compris, c'était avec ses mains que s'opérait son pouvoir. Il ne pouvait pas les garder exposées, mais ne pouvait pas les garder aussi bien protégées. Pendant quelques instants, je ne glissais que quelques mots ici et là. Toujours en écoutant la réponse de mon homologue, j'avais déjà commencé le processus créatif. Je commençais déjà à noircir mes feuilles avec mon crayon. Quelques croquis prenaient forme, mais j'avais déjà déchiré une ou deux pages sur lesquelles les designs ne me plaisaient pas.

Avec des gants sans doigts... Non... Le bout de ses doigts est trop exposé... Peut-être seulement un gant qui couvre le dessus de la main ? La paume et le bout des doigts seraient alors libres pour l'utilisation d'un tel pouvoir. Je n'avais pas encore une idée claire sur papier, mais mon esprit avait déjà un bon concept.



J'avais déjà envisagé que son pouvoir soit lié aux explosions. Soyons franc : si son pouvoir c'était de faire apparaître des crêpes, j'en aurais été extrêmement surpris. Mais il y avait quand même une limite à mes connaissances. Je suis couturier, pas chimiste de profession ! Du coup, sans être nécessairement un expert dans la matière, les premières idées étaient rapidement abandonnées. Il serait difficile de trimballer une combinaison anti-explosion comme le font certains spécialistes, même après une fusion. Mais avec l'invention d'Internet, je n'avais pas à chercher très loin pour trouver des alternatives. On ne le dira jamais assez, mais wiki, c'est un ami pour tous !



Je savais que ce n'était pas une solution miracle. De telles choses n'existaient malheureusement pas. S'il y avait une explosion trop forte près de lui, même ce costume ne pourrait que le protéger partiellement. L'échange était là : plus léger et pouvant résister partiellement à l'explosion, mais moins sécuritaire. Ce n'est pas vraiment la tenue qui serait en danger, mais la personne à l'intérieur... Et seul Don Dynamite pouvait sauver Don Dynamite en cas de pépin. Je pouvais lui offrir de meilleures chances de survie, mais il devait savoir que je ne pouvais pas régler toutes les failles comme par magie. Je n'avais ni les capacités ni les moyens !

Et en parlant de moyens...



Je laissais planer ce simple fait pendant quelques longues secondes. Cependant, c'était surtout pour créer un peu de suspense et voir la réaction de ce cher Don. Peut-être était-il secrètement riche et que l'idée de dépenser un tel montant n'était pas vraiment important... Mais comme il ne s'agit pas d'un conte de fées, il ne possédait probablement pas la fortune d'un vieil oncle riche à sa disposition. Et tristement, je me doutais bien que le gouvernement n'apprécierais guère la possibilité qu'une simple individus achète du matériel quasi-militaire en grand nombre. Ceci dit, ce n'était pas un réel problème pour moi. J'avais déjà une solution prête à être révélé.



Je vendais du rêve, je vendais ma vision. Pour un héros qui désirait être au centre de l'attention, c'était la meilleure option. En plus, avec de plus petites explosions créant de petites sources de lumière, le costume lui permettrait déjà d'appliquer de nouvelles stratégies impossibles sans mon expertise ! Si ce n'était pas un argument de vente, je ne savais pas ce que c'est ! Donc, quelle était ma solution bon marché, pouvant rivalisé avec du matériel de grade militaire ? Et si je vous disais que c'était extrêmement facile d'en trouver grand nombre dans sa propre maison ?

Don Dynamite, qui avait pour le moment été relativement séduit par Armand, eut promptement l'opportunité de découvrir que son instinct ne l'avait pas trompé. Ce partenaire n'était pas seulement un compagnon capable et divertissant, qui pourrait être en mesure de donner un élan plus professionnel à sa nouvelle carrière héroïque ; il était également en mesure de devenir un atout, un joker susceptible de grandement lui faciliter les choses. Un départ en trombe, spectaculaire à souhait, était nettement plus à son goût que des tâtonnements approximatifs et insatisfaisants... Il voulait obtenir des résultats concrets, et ce aussi vite que possible : cela ne se ferait jamais si on l'entourait d'incapables.
Et à voir l'esprit du couturier s'échauffer, sa main commencer à tracer quelques esquisses et sa langue dérouler ses considérations théoriques, Don Dynamite sut, au plus profond de lui, que Stéphane venait encore une fois de lui rendre un sacré service. Il ne résista pas à l'envie de redresser ses lunettes sur son front, de sa main droite, dardant son vis-à-vis d'un regard intéressé, le tout en prenant connaissance de ses premières pistes de réflexion.
Tout cela naissait vite, très vite ; mais tout, de surcroît, demeurait pertinent. La construction des propos d'Armand était juste et cohérente, laissait à penser qu'il avait déjà réfléchi, en amont, à la tenue qu'il pourrait proposer à son nouveau partenaire si son sobriquet correspondait à la nature de ses capacités... Voilà qui poussait Don Dynamite à considérer que son pseudonyme était bien choisi : certes, cela risquait de nuire à l'effet de surprise lorsqu'il lui faudrait interpeller des vilains aux quatre coins de Moderna, mais il partait du principe que le héros fameux qu'il deviendrait tôt ou tard serait nécessairement connu de ses éventuels adversaires. En d'autres termes, l'utilité de son nom devait avant tout être commerciale : c'était auprès des civils qu'il devait être évocateur, percutant. Et, a priori, il l'était bien assez.



Il se releva à la hâte, après une seconde de silence, et se dirigea vers l'un des quelques cartons qui avaient été entassés dans un coin du salon. Il y fouilla, l'espace d'un instant, en poussant de temps à autres quelques grommèlement insatisfaits ; puis il en extirpa une petite boîte carrée dont la jaquette, criarde, comportait une inscription qui serait sans doute de nature à parler à Armand.



Il prendrait également la peine de récupérer une écharpe afin de la tendre également à Armand ; avec les deux pièces, le couturier pourrait ainsi être en mesure d'en dévoiler davantage sur son pouvoir, dans une proportion plus concrète qu'au fil de son petit monologue, lequel apparaissait encore, aux yeux de Don Dynamite, sous un jour très sibyllin. Toujours était-il que leurs facultés respectives semblaient effectivement les destiner à évoluer de concert avec efficacité : le couturier rendrait le héros plus fort, lequel serait largement en mesure de le remercier une fois ses premiers criminels placés derrière les barreaux. En outre, leur collaboration n'avait pas à s'éterniser outre-mesure : lorsque sa carrière serait complètement lancée, et lorsque sa tenue serait parfaitement opérationnelle, Don Dynamite n'aurait plus besoin d'une assistance aussi soutenue de la part du de Montport. Ce dernier serait alors libre de vaquer à d'autres occupations, quitte à multiplier les partenariats avec les héros... Si, bien sûr, cela ne suffisait pas d'emblée à faire de lui le partenaire commercial privilégié de l'OIH, qu'il s'agisse de la branche francienne de l'institution modernienne ou de sa structure globale.



Présentée ainsi, l'idée semblait être définitive, déjà sagement pesée ; en vérité, elle pouvait encore être contenue, dans la mesure où Don Dynamite était prêt à réaliser quelques concessions dans le seul but de lancer sa carrière convenablement. Il partait du principe qu'il n'avait peut-être pas pensé à tout... et puisque Stéphane lui avait dit tout le bien qu'il pensait d'Armand, il considérait que ce styliste hors-norme aurait peut-être quelques idées judicieuses à lui soumettre sur ce plan également.

Faire un prototype n'était pas une chose bien difficile à faire. Tant que j'avais les matériaux et une idée, il n'y avait ici que très peu de restriction pour mon art. L'idée d'être un ''support CD vivant'' semblait bien plaire au Don et il cherchait déjà à me donner l'un de ses disques préférés pour faire une démonstration. Je n'avais malheureusement pas assez de matériel pour créer les gants que j'avais en tête au départ, mais l'improvisation n'était pas nécessairement négative.



Prenant l'une de mes cravates comme exemple, celle-ci passait de son état ''fusionner'' à celui de deux objets. La première, une cravate tout à fait banale, faisait bien mauvaise figure comparée au foulard qui lui avait apporté une apparence hors norme. Prenant donc l'album des Wasples, je me concentrais donc pour fournir le premier CD entièrement fait sur tissus. Allongeant le tissu, afin de lui donner une forme plus svelte... Puis ensuite me concentrer sur l'incorporation de petites plaques faites de polycarbonate. En quelques minutes, le tour était joué et je pouvais montrer le résultat de mes efforts.

La transformation était simple: le long foulard prenait déjà des teintes multicolores qui changeait dès un simple mouvement. Avec un simple contact entre les doigts, on pouvait déjà constater la texture étrange du nouveau tissu. Souple, mais étrangement solide. Cependant, cette écharpe serait très facile à détruire. Il n'y avait simplement pas assez de matériel pour solidifier l'objet suffisamment pour parer une attaque. Par contre, pour le simple esthétisme, j'étais relativement satisfait.

Bien entendu, ce n'était qu'un prototype fait en quelques minutes. Dans les faits, le costume serait fait sur mesure avec des bobines de tissus ayant été fusionnés avec le polycarbonate. Certaines sections seraient renforcées avec des plaques semi-flexibles pouvant absorbé le choc d'une explosion. Je ne pouvais pas créer un énorme bouclier constituer de plusieurs centaines de CDs: mon pouvoir ne fonctionnait pas de cette façon. Mais créer plusieurs centaines de petits plaques modulable pouvant ensuite être placé sur un costume ? Aucun problème. Autant mon pouvoir était très polyvalent, autant il ne pouvait pas battre la précision du tailleur d'expérience.

Si j'ose dire, on pouvait dire que mon pouvoir était fait sur mesure pour moi ! Je lui laissais quelques minutes pour observer le prototype, le prendre en main et même l'essayer. Je répondais finalement à cette question qui avait été lancée quelques minutes auparavant. Je n'avais pas souvent quitté la Francie, mais ce n'était pas mon premier rodéo.



Je fouillais pour une énième fois ma valise, inspiré par ma création pour changer de cravate tout en détachant celle qui était autour de mon cou. Avec un petit coup sec, je la rangeais avant de regarder celles que j'avais en réserve. Tandis que j'en levais une dans les airs, afin de mieux en observer les détails, je continuais nonchalamment mes questions pour ce qui concerne le déplacement permanent dans la grande ville de Singapura.

La transformation stupéfiante de ce vêtement du quotidien s'était faite rapidement. Assez rapidement, en tout cas, pour qu'il puisse tolérer cette attente sans chercher à s'occuper autrement... ce qui n'était pas une mince affaire quand on connaissait son tempérament explosif, compulsif. Ceci étant dit, force était d'admettre que sa curiosité, elle aussi, était intense ; et elle était en grande partie responsable de sa patience décuplée, dans la mesure où il savait que ce qu'on constituait devant ses yeux ébahis était une pièce unique qui symboliserait le début de sa nouvelle carrière. C'était sur cette base qu'Armand de Montport entendait travailler afin de lui livrer un uniforme digne de ce nom... Don Dynamite voyait enfin son pseudonyme connaître ses premières gloire. Il était assez heureux de pouvoir bénéficier d'un tel traitement de faveur, lui dont les hauts-faits étaient encore, pour l'heure, complètement inexistants. Combien d'aspirants héros auraient pu se damner pour pouvoir travailler, à son instar, avec un professionnel de la mode juste avant de réaliser le grand saut ? Stéphane venait de lui offrir un sacré coup de pouce, dont il se souviendrait pendant longtemps...



Sa carrière semblait donc effectivement prendre le chemin de Singapura, dans la mesure où les quelques réticences légitimes d'Armand n'étaient pas de nature à mettre en péril leur très récente collaboration. Le styliste pouvait même faire le choix de travailler à distance, puisqu'une bonne connexion internet leur suffirait amplement à communiquer au jour le jour... Certes, ils devraient bien faire le choix de se rencontrer en chair et en os de temps à autres, d'autant plus que Don Dynamite était lui-même homme à opter plutôt pour la vie réelle plutôt que pour le net, mais si le couturier ne voyait pas l'utilité de s'installer sur l'île-état, il leur faudrait ruser pour parvenir à travailler de concert.
Quant au pragmatisme d'Armand, il venait avec justesse ramener un soupçon de réalisme à ce projet de carrière encore balbutiant que le grand héros en herbe entendait concrétiser. Il n'était pas franchement de nature à prendre mille et une précautions ; en l'occurrence, il s'était plutôt emballé, force était de l'admettre... Il dédramatisa son manque de préparatifs avec son enthousiasme habituel, pas craintif pour un sou.



Il aurait largement de quoi couvrir les frais relatifs à la création de son premier uniforme. La qualité de celui-ci aiderait grandement à accroître ses chances de réussite à l'occasion de ses premières tentatives d'intervention héroïques ; puis il aurait à charbonner deux fois plus que les autres afin d'accrocher le regard de l'OIH et afin de s'accaparer une médaille d'argent. Une fois cela fait, il serait un héros assermenté et il n'aurait plus la moindre difficulté à faire parler de lui. Avec l'aide d'Armand, il serait sur de bons rails... Non, en fait, il aurait même partiellement atteint son objectif. Ne resterait plus alors qu'à faire fructifier une affaire déjà rondement menée... Un jeu d'enfant.

J'étais bien heureux d'entendre que tout était prêt pour un bon départ. Après tout, j'étais très bien placé pour savoir que les premières impressions étaient les plus importantes. Il aurait été dommage que le Don commence sa carrière avec des problèmes de logements ou bien un avis de recherche de la Francie pour évasion fiscale. Et si une partie de mon esprit pouvait parfois imaginer les pires scénarios, j'espérais sincèrement que ce n'était que dans mon imagination. Quoi qu'il en soit, la question de la communication et de la gestion des visites à Singapura se réglait plutôt facilement.



Il faut dire que mon utilisation du système Voiceless a été considérablement réduite après mon incarcération. Jadis, l'utilisation de Voiceless a été faite pour la promotion de ma collection. Cette page a cependant été noyée par les commentaires haineux et purgé d'internet. Et je n'avais pas eu le coeur de regarder ma page personnelle depuis les dernières années. Je me contentais donc de ce nouveau compte pour éviter qu'il n'y ait trop de mauvais regards sur mes actions. Et jusqu'à aujourd'hui, ce système fonctionnait très bien.

Avant que ma visite touche à sa fin, j'avais une dernière requête à lui demander. Si Don dynamite était bel et bien prêt à quitter la Francie, je n'avais qu'une chose à lui demander:



Je n'avais aucune illusion: un tel travail pouvait aisément prendre plusieurs jours, voir des semaines, à concrétiser. Et après avoir fait mes propres tests, je veux me lancer sur ce projet le plus rapidement possible. J'étais quelque peu anxieux, mais je savais que tout se jouerait sur Don Dynamite. Espoirs, rêves et, j'oserais même dire, avenir allaient se jouer sur sa réussite.

Je me levais donc de mon siège, saisissant un ruban à mesurer que je gardais précieusement dans ma valise. C'était vraiment les derniers petits détails avant mon départ. Une fois les mesures prises, je pourrais commencer mon véritable travail. Et avec toutes les esquisses que j'avais faites, et celles qui me viennent déjà en tête, j'avais l'embarras du choix pour la direction du futur costume.

Une fois la communication sur Voiceless confirmé, je lui enverrais rapidement des photos pour orienter le style et la progression faites en Francie. Mais pour le moment, nous avions tous les deux tant de choses à faire... Mais je considérais que cette première rencontre était plus que productive. Je comprenais mieux qui était le Don et le héros qu'il devrait devenir... Pour notre succès commun !

Les derniers détails de leur collaboration furent réglés aussi promptement que ses mesures furent prises par l'expérimenté couturier. Ce dernier avait dorénavant toutes les cartes en main pour confectionner un "super-costume" -faut de mieux- sur-mesure, conforme aux ambitions démesurées de Don Dynamite. Ce dernier avait d'ores et déjà d'observer le fruit du labeur de son merveilleux partenaire. Il ne lui faisait aucun doute qu'il serait ravi d'enfiler ce costume pour la première fois : en attendant, il allait devoir régler bien des paperasses pour s'assurer que son arrivée sur le sol singapurien ne poserait de problème à personne. Et il allait devoir obtenir de prompts résultats, s'il entendait ne pas être reconduit à l'aéroport dans les délais les plus brefs... il n'était pas convaincu que le seul fait de traquer de potentiels vilains puisse satisfaire les critères rigoureux d'une demande de visa longue durée ; en d'autres termes, il n'aurait qu'un laps de temps très limité pour frapper au mieux. Bon, une fois installé, il aurait bien l'opportunité de commencer à se faire quelques contacts sur place... Il n'avait pas spécialement envie de travailler avec de potentiels concurrents, mais un informateur ou deux ne lui feraient pas de mal. D'autant plus qu'il n'avait que des connaissances très parcellaires de la célèbre ville-état...



Il devait veiller à ne pas réaliser un début en pétard mouillé, même s'il ne craignait pas trop de faire chou blanc, sur Singapura. Dans le pire des cas, un retour à la case départ signifierait simplement qu'il devrait entamer sa carrière ici, en Francie... Ce ne serait pas exactement le premier pas de ses rêves, mais il saurait s'en contenter. Faute de mieux.