Un jeune homme aux cheveux bruns déambulait paresseusement dans les rues d’Éperial, l’air quelque peu hagard. Il s’agissait d’Harry Foolardy, et souligner sa contrariété eût été un euphémisme. Trois heures. C’était le temps qu’il avait à tuer jusqu’à enfin pouvoir s’occuper de la tâche qui lui incombait… Pour résumer celle-ci grossièrement, il devait déposer le dossier d’admission de Millim, sa cousine germaine, à un internat pour jeunes filles surdouées. Enfin, ce n’était pas une description tout à fait exacte de l’établissement, mais il n’avait pas vraiment cherché à comprendre plus loin que cela dans la mesure où cette histoire le gavait d’office. Naturellement, accomplir cette besogne aurait dû être du ressort de sa tante. Oui, dans le meilleur des mondes, il n’aurait pas été forcé de se lever à six heures pour prendre le train jusqu’à la capitale. Malheureusement, cette Terre était ô combien imparfaite ; les heures de travail de Milliana, la mère de Millim, étaient incompatibles avec la fenêtre fixe attribuée toute la semaine aux nouvelles entrées, et elle avait donc demandé l’aide de sa sœur en désespoir de cause.

Le problème principal était que les chiens ne faisaient pas des chats : la sœur en question n’était pas très emballée non plus à l’idée de fermer boutique pour faire un trajet de plusieurs heures. Il ne lui restait donc qu’à passer le fardeau à son entourage proche. Aussi, la corvée était finalement tombée dans les bras du fils aîné de la famille puisque la cadette était trop jeune et que le père ne pouvait décemment pas reporter ses rendez-vous pour si peu. Cette chaîne d’événements somme toute prévisibles aurait pu s’arrêter sur une livraison couronnée de succès, mais bien sûr que non. C’eut été beaucoup trop facile, n’est-ce pas ? Milliana avait comme qui dirait oublié de préciser l’horaire exact des inscriptions concernant Millim… Le pugiliste s’était donc amusé à faire la chaîne pendant un bon quart d’heure avant de se faire rembarrer au bureau de l’institution. Il soupçonnait d’ailleurs que ce malentendu n’était pas un simple accident étant donné la fâcheuse manie de sa tante de lui « apprendre la vie », une expression à traduire par tout et n’importe quoi relevant du bon vouloir de la concernée.



Ce jour-là, Harry prit la décision de fomenter une vengeance contre sa tante – qui insistait au passage pour être adressée familièrement par ses filleuls. À bien y réfléchir, ce n’était pas compliqué à faire compte tenu du nombre d’histoires embarrassantes dont disposait le geek. La manière de mettre à profit tout cela attendrait néanmoins une autre fois… En dépit du temps qu’il lui restait, les rues d’Éperial ne correspondaient pas exactement à l’idée qu’on se faisait d’un endroit où articuler un plan machiavélique. Pour ne rien arranger, la ville était bondée de monde, ce qui contribuait pas mal à agacer le Héros amateur. Après tout, son pouvoir était peu adapté à la vie en société, en témoignait les notifications figuratives qu’il recevait à la seconde à cause des mouvements de la populace. Par chance, ce n’était pas encore au point d’être insupportable. Il n’en chercha cependant pas moins un espace ouvert pour soulager un peu son esprit. La dernière chose dont il avait besoin était une migraine, et avoir un visuel sur ce qu’il percevait à l’aide de son don avait tendance à amoindrir la charge mentale requise pour interpréter les informations collectées.

Ce fut pour cette raison que le Foolardy foula du pied une place publique sur laquelle il nota promptement un attroupement. En toute franchise, il avait senti venir cette masse grouillante de très loin, mais il la préférait largement à celle à l’intérieur des immeubles et autres édifices faisant le propre de la capitale Francienne. N’ayant de toute façon rien de mieux à faire de sa journée, le brun se mit en tête de satisfaire sa curiosité. Il ne venait pas souvent dans le coin, alors il pouvait bien visiter un peu maintenant que son fardeau était allégé… Pour être complètement honnête, le garçon à l’origine d’une des sept légendes urbaines de Sologne avait juste opté pour la facilité : il lui était plus simple de suivre le flow que de réfléchir sérieusement à la marche à suivre lorsque ses pensées étaient perturbées par son pouvoir. Pourtant, il ne regretta pas cette décision. La foule était en fait amassée autour d’un magicien de rue, et pas un débutant à en juger par l’aisance avec laquelle il maniait son deck.

Malgré la distance les séparant, Harry n’avait pas eu trop de mal à suivre ses mouvements : sa vision n’était pas mauvaise, et le support approximatif de son cercle passif suffisait à boucher les trous avec un peu d’imagination. Contre toute attente, il nota d’ailleurs le nombre excessif de mélanges et remarqua intérieurement que cela allait jouer contre le professionnel s’il comptait tirer une carte précise. Le redresseur de torts se serait fort bien passé de cette réalisation, mais on avait tendance à s’instruire plus que de raison sur les jeux de probabilités quand on avait une tante ayant une addiction aux jeux d’argent… C’était d’autant plus vrai quand la dite tante était capable de vous asseoir à une table privée de poker sur un coup de tête parce qu’il manquait un joueur… Encore plus quand elle ne rechignait pas à vous traîner dans une tournée des casinos dans le but de freiner ses ardeurs… Soupirant, l’amateur porta son attention divisée sur la prestation. Quelques instants plus tard, le véritable tour commença, et il devait admettre que c’était effectivement aussi bluffant que les mots du prestidigitateur le laissaient entendre. Toutefois, quelque chose turlupinait le spectateur Héroïque, même s’il attendit la dissipation de la foule pour y réfléchir sérieusement.





Le Foolardy s’était demandé comment le prestidigitateur avait fait pour donner l’illusion de téléporter une carte de la sorte. Le réflexe premier d’une personne rationnelle serait de se dire que l’individu avait simplement caché la même carte dans son autre manche, mais les mouvements répétés réalisés lors de l’échauffement auraient dû suffire à la faire tomber… Non, avant ça, comment avait-il garanti de piocher cette carte-là en particulier ? Le pugiliste avait beau s’être fait une réflexion sur les probabilités un peu plus tôt, ce détail lui avait momentanément échappé à cause de l’habileté rare avec laquelle cet homme épatait la galerie. D’ailleurs, son choix de mots était particulier… C’était louche, cette histoire… Serait-il lui aussi un surhomme ? Quoique ce tour pût très bien s’expliquer sans impliquer le surnaturel, en y repensant. Pour le coup de la manche, il était difficile de dire à quel point son vêtement d’intérieur collait à la peau ; or, s’il était plutôt serré, des gesticulations hasardeuses pourraient tout à fait échouer à déloger la carte là où des mouvements précis y parviendraient. En ce qui concernait les probabilités, la carte piochée disposait peut-être d’un signe distinctif, le genre assez subtil pour échapper à la foule, mais pas à un œil averti ; elle pouvait par exemple avoir un pattern différent ou être moins lisse que les autres au toucher. Quant à son discours, c’était probablement une façon d’augmenter son chiffre d’affaires.

Après avoir noté tous ces contre-arguments, Harry se dit qu’il avait peut-être développé une certaine paranoïa à force de s’exposer quotidiennement à la criminalité nocturne de Sologne. Ce n’était franchement pas pour lui plaire, mais c’était un résultat naturel quand une bonne partie de vos interactions sociales étaient avec des délinquants et autres sales types que les journaux qualifieraient volontiers de lie de la société si leur crédibilité professionnelle ne les forçait pas à le sous-entendre à la place. Néanmoins, paranoïaque ou pas, le jeune homme comptait bien aller au fin fond de tout cela, désormais. Pas par chevalerie ou quoi que ce fût du genre : il devait bien reconnaître que c’était l’un des rares cas où la malhonnêteté n’était pas si problématique que cela. Le propre d’un magicien de rue était de distraire les passants avec ses techniques pour les inciter à le payer, ce qui voulait dire qu’il ne forçait personne à le rémunérer. À part les enfants, tous les spectateurs étaient conscients qu’il y avait un truc : ils acceptaient de se laisser tromper pour le bien du tour et se délestaient d’eux-mêmes d’une pièce ou deux en signe d’appréciation. En clair, ce qu’ils cherchaient avant tout, c’était le sensationnel, l’illusion d’avoir assisté à quelque chose de grandiose, une chimère qui ne demeurait réelle que s’ils ne connaissaient pas le truc.

Selon toute évidence, utiliser un pouvoir pour parvenir à ce résultat et prétendre du contraire était injuste auprès de ceux qui trompaient leur monde dans les règles de l’art, mais la vie était ainsi faite. De plus, Éperial était assez vaste pour changer de plates-bandes au besoin, sans compter qu’ils pouvaient chercher un véritable boulot si la loi de la rue leur passait en travers de la gorge… Pour être clair, le Héros en devenir ne discutait nullement l’immoralité de l’action. Il estimait juste qu’aucun mal n’était véritablement fait, contrairement aux jeux souvent truqués des casinos. En gros, cela n’avait pas plus d’incidence sur la vie des passants que le fait de les interpeller pour crier haut et fort que le monde était une simulation virtuelle ou une idiotie du genre. Dans ce cas-là, pourquoi donc Harry essayait-il de percer à jour les secrets du magicien ? La réponse était plus simple qu’il ne voulait bien l’admettre : il s’ennuyait, et c’était une distraction bienvenue. Si supercherie il y avait, il n’était même pas sûr de vraiment avoir envie de la révéler. Plutôt qu’être acclamé comme le Héros ayant révélé une arnaque au grand jour, son intuition lui disait qu’on lui reprocherait plutôt d’avoir tué la magie… Prenant son courage à deux mains, il s’avança vers l’artiste, qui prit la peine de lui adresser la parole en premier.



Relativement détendu, le geek avait prononcé ces mots sans aucune hésitation. Après tout, il n’avait pas la moindre raison de stresser : il avait beau essayer de faire quelque chose de tabou dans la profession de son interlocuteur, ce n’était pas comme s’il comptait faire quoi que ce fût de l’information. De plus, il n’avait au demeurant pas menti puisqu’il trouvait effectivement que le prestidigitateur savait y faire pour distraire son monde. En vérité, il n’aurait pas été incorrect de dire que c’était précisément ce pourquoi le Foolardy l’avait approché. Il fallait reconnaître qu’être doué pour quelque chose venait nécessairement avec son lot de désavantages, dont l’attention d’enquiquineurs tâchant de passer le temps agréablement.



L’histoire de l’impatience n’était en soi qu’une excuse pour justifier de ne pas attendre la formation d’une nouvelle foule. Le pouvoir du Coureur de Minuit était le plus efficace quand le nombre de données à étudier était réduit, et chaque être humain excepté le magicien était une source superflue d’informations venant brouiller la concentration du trick buster autoproclamé. La partie sur la distance était véridique, et elle lui donnait en prime une excuse pour rester proche de son interlocuteur durant le tour. L’idéal serait une distance d’un mètre pour avoir une perception détaillée grâce au cercle actif. Il ne restait plus qu’à voir la réponse de l’homme aux cheveux blancs.