Ses doigts tapotaient en rythme, l’un après l’autre, le rebord du plan de travail de la cuisine située dans l’arrière-boutique de l’Ayurveda, son antiquairerie. Le bruit qui résonnait à ses oreilles, provenant de juste devant lui, commençait à s’éteindre doucement. Il ne lui restait plus longtemps avant de pouvoir éteindre le gaz. Le sifflement strident s’arrêta quelques dizaines de seconde après. D’une main qui en avait l’habitude, il tourna le bouton et les flammes bleues, qui jusque-là se trouvaient sous une bouilloire, s’éteignirent.

Azran s’empara du récipient avant d’en verser le contenu précautionneusement dans deux tasses en céramique avant de le reposer et de mettre du thé dans une vieille théière en fonte. Il prit ensuite ses deux tasses et vida l’eau chaude qu’elles contenaient délicatement dans la théière, posa le couvercle sur cette dernière, reposa les tasses et retourna un petit sablier posé non loin. De nouveau, ses doigts se mirent à pianoter sur le plan de travail. Puis, très exactement deux minutes et trente secondes après, le dernier grain de sable de son sablier tomba et le Mar prit la poignée de la théière, bloqua le couvercle avec son autre main et versa délicatement le thé dans les deux tasses, avant de soigneusement vider les feuilles qu’il restait dans le récipient de fonte et de les étaler dans un petit bac pour qu’elles sèchent et soient utilisables pour une nouvelle infusion. Il passa rapidement la théière sous l’eau pour enlever les derniers résidus et la nettoya, avant d’enfin quitter la cuisine avec ses deux tasses à la main.

- Qu’est-ce que tu nous as préparé, aujourd’hui ?

Celle qui venait de s’adresser à lui, depuis le comptoir de la boutique, était assise sur un tabouret haut, devant un petit ordinateur portable. Cheveux bruns assez courts dont les mèches les plus basses étaient teintes en un blond foncé, yeux noisette, Anaka, de son prénom, portait un simple t-shirt blanc et une veste blazer grise, en plus d’un jean. Tenue plutôt passe-partout. Contrairement à elle, le look d’Azran, en ce jour, était un peu plus remarquable, tapageur à la vue de celui qui daignait tourner la tête dans sa direction. Paire de lunettes aux deux verres ronds rouges sur le nez, barbe de quelques jours, pantalon noir, t-shirt blanc et veste de kimono orange, qui laissaient voir le tatouage de la pièce dans son cou, mais aussi, à partir du niveau du coude où le morceau de tissu s’arrêtait, la cicatrice de brûlure sur son bras droit, qui venait lécher jusqu’au côté de son auriculaire, cicatrice embellie par le tatouage d’un serpent. Et ce qui caractérisait aussi ce duo visuellement, en plus de leurs goûts vestimentaires très différents, c’était que l’homme avait facilement le double de l’âge de la jeune femme.




Le quarantenaire ne répondit pas tout de suite à la question. Il se contenta de naviguer entre les meubles jusqu’au comptoir, sur lequel il déposa une tasse avant de la pousser vers la demoiselle. Ce ne fut qu’au moment où elle s’empara de la tasse en céramique pour humer les effluves de la boisson qu’il se permit de lui révéler ce qu’il y avait là-dedans.

- Du gyokuro. Un très bon thé vert.

Il se glissa ensuite à ses côtés, derrière le comptoir en bois qui donnait directement sur l’entrée, sa propre tasse coincée entre ses doigts et jeta un coup d’oeil à son écran avant de commenter à haute voix :

-  “Les céramiques antiques d’Eleftheria”. Pas très original, comme sujet d’étude. J’ai des bouquins là-dessus à mon appartement si tu veux.
- Tu sais, à mon époque on a un truc magique qui s’appelle “Internet” et on trouve plein d’infos dessus, rétorqua la jeune femme.

Il y eut un silence, au cours duquel elle tourna légèrement la tête pour voir l’air malicieux qu’arborait Azran derrière ses verres teintés en rouge alors même qu’il prenait une lampée de thé, et se préparant déjà à recevoir une réplique digne d’un type qui avait connu le monde avant les dernières grosses technologies de communication quand il aurait avalé ce qu’il avait dans la bouche, elle rajouta :

- Mais les livres c’est bien aussi. Je peux passer les prendre ce soir ?

L’Ayurveda, en plus d’accueillir présentement deux occupants humains, hébergeait une foultitude de locataires beaucoup moins bavards - enfin, pour des gens lambda. Les meubles ou les babioles chargés d’histoire, parlaient rien que par leur présence, leur usure, l’époque de laquelle ils provenaient. A cela s’ajoutait la façon dont Azran les avait dénichés, mais ça c’était lui qui le racontait, pas les meubles. La vitrine dénotait des magasins voisins modernes par son style ancien et rappelant les vieilles échoppes hongwoises ou édoïtes. Un genre un peu tape-à-l’oeil coloré où le béton froid n’avait quasiment pas sa place, et que les gens étaient forcés de remarquer malgré eux lorsqu’ils passaient devant. Pour beaucoup, ils se contentaient donc simplement de passer sans même savoir ce que contenait ce mystérieux Ayurveda comme il était nommé sur l’enseigne. Quoi que, s’ils lisaient la ligne plus petite dessous, il était précisé “antiquités”. La vitrine donc, pour ceux qui passaient l’étape de regarder au travers des vitres, n’en inspirait pas beaucoup non plus à entrer. Tout ce qu’ils apercevaient c’étaient des meubles un peu bazardés comme la place le permettait, ainsi que des plantes vertes pour apporter un peu de nature. Et ne leur en déplaise, la boutique de l’Ayurveda était un petit capharnaüm dans une petite jungle qui était ordonné pour son propriétaire. Tout ici avait sa place, tout avait un sens. Et tout avait une histoire.

Il avait posé sa tasse sur le comptoir après avoir bu un peu de thé et avait quelque peu délaissé l’écran de l’ordinateur d’Anaka pour se concentrer sur l’épais agenda qui trônait devant lui. Azran n’avait certainement pas un emploi du temps de ministre mais avait quand même de quoi occuper ses journées à la boutique, et parfois en dehors. Il n’était pas rare qu’il soit en déplacement de temps à autre, à Singapura ou ailleurs, pour des expertises, des visites, des achats, des ventes, ou même pour sa culture personnelle et professionnelle. Il regardait donc le planning de la semaine suivante, tâchant de voir à quel moment l’Ayurveda garderait ses portes closes ou non, suivant son emploi du temps mais aussi celui de sa filleule.

L’ouverture de la porte d’entrée, caractérisée par le son délicat d’un carillon en bambou, le fit relever la tête vers l’arrivante. Elle était jeune, tout autant qu’Anaka, et seule - du moins physiquement. Cela le surprit un peu, étant donné que sa clientèle avait plus la cinquantaine en moyenne, mais cela n’empêcha pas un sourire de se former sur ses lèvres et de la saluer, d’une voix rauque :

- Bonjour, bienvenue à l’Ayurveda.

La demoiselle à ses côtés, quant à elle, se contenta d’un simple mot, lancé gaiement :

- Salut !

Et face à cette familiarité, le Mar, après avoir attendu que leur potentielle cliente s’avance un peu dans le magasin, se rapprocha un peu de sa voisine avant de demander à voix basse :

- Tu la connais ?
- Non.
- Alors fais au moins l’effort de la saluer correctement.
- Mais elle doit avoir mon âge, on est plus au siècle dernier, hein.

Et si une grande partie de leur échange s’était fait discrètement, la dernière phrase fut prononcée un peu plus fort, sans réelle véhémence.

Azran laissa tomber la conversation, non pas parce qu'il était lassé, mais parce qu’l avait mieux à faire que de faire preuve de réparti contre sa filleule : il y avait une jeune âme qui s’était perdue dans sa boutique et qui n’avait pas encore fait demi-tour pour s’enfuir, ce qui était plutôt bon signe.

Il se décida à aller à sa rencontre, s’approchant non pas à pas de loup, mais bien fier comme un paon, de façon à ce qu'elle puisse remarquer sa présence, peu importe ce qu’elle était en train d’observer dans cette jungle d’objets et de plantes. Après tout, lui, il avait horreur qu’on vienne à lui sans prévenir quand il visitait d’autres magasins, il avait donc l’envie de faire l’inverse à l’Ayurveda et que les gens se sentent bien chez lui.

Et son regard, qui ressemblait au regard d’un chat qui venait de trouver une souris, chercha celui de Minoue, non pas pour la manger toute crue, mais simplement pour pouvoir lui demander ensuite :

- Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous, mademoiselle ?

Anaka lorgnait du coin de l’oeil vers son parrain, qui était aussi son patron, et de la jeune femme qui était entrée dans le magasin. Même si elle avait dit qu’elle ne la connaissait pas, elle avait l’impression de l’avoir déjà vu quelque part et la désagréable certitude de ne plus savoir où.

Sa jeune cliente ne semblait pas des plus à l’aise, c’est un constat que se fit rapidement Azran en la voyant bredouiller et gigoter. La bouche de l’homme se déforma alors en un sourire, qu’il voulait rassurant : ce n’était pas le moment qu’elle cherche à repartir alors qu’elle lui dévoilait le but de sa visite. Un cadeau pour son père, donc, ancien militaire qui aime l’histoire et la poésie et qui vient d’Edo.

Ce n’était pas la première fois qu’on entrait dans sa boutique dans le but de trouver un cadeau, mais cela restait assez rare, la plupart de ses clients venaient pour eux-mêmes, fiévreux collectionneurs, amateurs d’un certain type d’objets ou nostalgiques des meubles de leurs grand-mères, il y avait à peu près tous les profils.

- Eh bien, cherchons quelque chose qui pourrait lui faire plaisir alors !

Son regard se perdit dans la contemplation distraite des divers objets, parfois massifs, parfois délicats, qui les entouraient.

Histoire, poésie, Edo. C’étaient les trois mots qu’il avait en tête en réfléchissant à ce que les murs de l’Ayurveda. Il avait déjà bien deux ou trois objets qui pouvaient correspondre. Quant au fait qu’il ait été militaire, c’était toujours délicat : certains gardaient de leur carrière des souvenirs amers voire traumatiques, d’un autre côté si elle se permettait de le mentionner c’est qu’il y avait peut-être quelque chose à creuser par là.

- Comme ça, de mémoire, j’ai une estampe, une sculpture de pierres en équilibre, des pièces anciennes et des ornements de sabre.
- Deux sculptures, la deuxième est arrivée hier quand t’étais absent, le corrigea sa filleule depuis le comptoir.
- Deux sculptures, donc. Et tout un tas de vaisselle originaire d’Edo, mais a priori ce n’est pas trop sa tasse de thé. Qu’est-ce que vous avez comme budget à ne pas dépasser ?

Compte tenu du fait qu’elle ne semblait pas à l’aise, le quarantenaire prit le parti de ne pas lui poser trop de questions et se contenta donc de l’interroger seulement sur l’argent qu’elle était prête à mettre là-dedans : ça devrait déjà permettre d’affiner un peu plus ses recherches, en plus de se dire qu’il pouvait virer de sa liste tous les objets et meubles un peu trop encombrants, parce que ce n’était pas vraiment l’idéal de ce qu’il se faisait d’un cadeau. Et il aurait sans doute déjà de quoi remarquer si elle semblait curieuse ou non vis-à-vis des choses qu’il venait d’énoncer.

Le regard d’Anaka croisa celui de Minoue brièvement, puisque cette dernière tourna rapidement la tête. La filleule du propriétaire des lieux, qui se disait que son regard insistant avait peut-être été mal perçu et qu’elle ne voulait pas mettre plus mal à l’aise leur potentielle cliente, revint s’intéresser à l’écran de son ordinateur.

L’interlocutrice du Mar coupait beaucoup ses phrases de façon peu naturelle. Etait-ce une timidité maladive qu’elle s’efforçait de combattre, comme pouvait le laisser présager ses yeux fuyants ? Ou bien était-ce simplement dû au fait que l’entité qu’elle était la seule à entendre ne cessait de commenter tout ce qui se passait, y compris ce qu’elle disait ?

Azran, bien loin de pouvoir imaginer la présence de Doji dans son établissement, adressa à cette jeune fille un sourire. Elle semblait plutôt intéressée par l’estampe, a priori.

- L’estampe rentre largement dans ce budget.

Il se tourna pour aller chercher la dite estampe, mais sa cliente lui posa une nouvelle question, toujours de façon saccadée et peu sûre d’elle. Et elle s’intéressait vraisemblablement à ce lieu plus qu’atypique et à ses trésors, plus que la majorité des jeunes de son âge.

- Ah ça… Certains diront que je n’exhibe en vitrine qu’un dépotoir… mais ceux-là ne savent pas ce que vaut l’art, ni l’histoire ni la décoration.

Tout en parlant, il s’écarta de la jeune femme pour aller dans un coin proche du comptoir dans lequel un porte-revue servait à stocker de petites affiches et des peintures faites sur des feuilles de papier, de dimensions différentes et de grain différent. Il en fit pivoter une partie, prenant grand soin à ne pas les abîmer par ce geste, avant de s’arrêter et de piocher une fine pochette en plastique, qui contenait l’estampe ainsi qu’une feuille cartonnée permettant de donner un peu de rigidité au tout, pour éviter que la feuille de l’estampe ne se déforme ou ne se corne.

- Je les trouve en partie comme n’importe qui pourrait les trouver : dans des brocantes, dans des maisons qu’on vide, dans des enchères… on sous-estime le nombre d’objets en tout genre qui se balade de génération en génération dans les familles. Mais il y a aussi des gens qui viennent me voir parce qu’ils ont conscience de ce qu’ils possèdent et ont besoin d’argent ou n’ont plus d’intérêt pour ce qu’ils m’apportent. L’important, c’est d’avoir l’oeil, de rester à l’affût et d’aller partout.

Il ne dévoilait certes pas l’entièreté de ses secrets, notamment le fait qu’il faisait parfois du porte-à-porte, presque au culot, et qu’il arrivait que ça paye, mais ses activités et ses connaissances, de ce qu’il en savait, étaient toutes légales. Il ne se contentait simplement pas des brocantes du dimanche matin du quartier, il allait voir celles qui avaient lieu en Francie, allait à une enchère à Edo, c’était là où il avait le plus de chances de trouver des objets qui sortaient un peu de l’ordinaire pour les singapuriens qui passaient la porte de son magasin.

L’estampe protégée dans son film plastique en main, il s’approcha du comptoir, sur lequel il la posa, avant de proposer poliment à Minoue de se rapprocher. Elle aurait alors tout le loisir d’observer deux grues à couronne rouge, debout dans des champs, dans des aplats de couleur claires.

- Je l’ai trouvée à Hayamaki, à Edo, chez un jeune homme qui vendait les estampes faites par son père. Elle date d’il y a quelques années, elle n’est pas très vieille et en très bon état.

Azran attendit ensuite quelques instants une réaction de la part de sa cliente, lui laissant le temps de juger si cela ferait un bon cadeau pour son père, ou bien de réfléchir à d’autres questions.