— Encore un tour, en levant plus haut les genoux !
Leurs enjambées soulevaient le sable dans de multiples gerbes d’ocre.
Sous la houlette énergique d’Astelle, les deux amies courraient sur le petit bout de plage qu’elles avaient repéré lors de leur précédente virée à moto.
Il était quinze heure et elles n’avaient déjà plus cours de la journée.
Leur repas de midi bien digéré, Astelle et Marie-Louise avaient décidé de se livrer à un petit exercice de leur cru. Et elles terminaient justement le rude échauffement qu’elles s’étaient imposées (ou qu’Astelle leur avait imposé...) avant de s’y mettre.

— Biiiiien, comme on ne sait pas encore très bien ce dont nous sommes l’une et l’autre capables, commençons par un petit exercice de découverte.
Avec l’air tonique et plein de soleil d’une jeune sportive qui se dépense régulièrement, Astelle s’éloigna vers le bas-côté où poussaient des arbustes touffus pour en ramener une branche relativement épaisse. Chose faite, elle commença à tracer un grand cercle autour de sa camarade de classe : large d’au moins dix mètres de diamètre, il prenait toute l'épaisseur du petit coin de plage où elles s’entraînaient, et les vagues paresseuses venaient en léchouiller le bord de leurs langues d’écume.

— Voilà ce que je te propose, annonça la petite tengu en levant son bâton improvisé. J’ai une minute pour t’attraper. Pas le droit de sortir du cercle. Les vêtements ne comptent pas. Une brève touche ne suffit pas. De ton côté, tu peux utiliser tes pouvoirs comme tu veux pour m’empêcher de te mettre le grappin dessus, et une fois que c’est terminé, on échange les rôles : ça devient à ton tour d’essayer de m’attraper avant la fin du temps imparti.

Astelle Dumas.

L’expression d’Astelle parut se faire un peu plus malicieuse.

— Seulement, c’est trop simpliste si on se contente de ça, alors on va ajouter une règle qui nous pousse à réfléchir un peu. Tu vois, on va faire trois fois ce jeu. Mais plus on joue, plus les victoires vont nous rapporter de points.
Par exemple, lors du premier round, si je t’attrape, je marque 1 point. Si à ton tour tu m’attrapes, tu marques aussi 1 point. Au deuxième round, chaque manche vaut 2 points. Et au troisième round, chaque manche vaut 3 points.

La petite tengu poursuivit ses explications, en extrapolant sur l’enseignement qu’elles avaient reçu de Grey Worker.
— Griller toutes ses cartes au début d’un affrontement, c’est rarement l’idéal pour un héros. Plutôt que tout risquer sur un coup de poker, mieux vaut agir quand les temps sont mûrs. C’est pourquoi les premières manches valent moins de points que les dernières. Pour mettre à l’honneur l’observation et la collecte d’informations, mais aussi la dissimulation et l’art d’agir en dévoilant le moins possible ses capacités.
Le but de ce comptage de points progressif, c’est que ça vaille la peine de formuler une stratégie.

Ce mini-jeu était donc pensé pour émuler le début, ou les premiers moments d’un affrontement, où la prudence était de mise et que les capacités adverses commençaient seulement à se dévoiler. Le fait que le but de l’exercice soit seulement de s’attraper ou de se repousser minimisait un peu le risque de blessures, et le sable sous leurs pieds était suffisamment dru pour qu’une chute soit aisément amortie.

— Pas de pause entre les rounds, ça veut dire qu’on est parties pour un maximum de six minutes d’action non-stop. Ou beaucoup moins si les manches s’achèvent vite.
Ses explications étaient maintenant terminées.
Astelle s’étira soigneusement les muscles du dos et des épaules, et puis, elle laissa sa transformation s’opérer.
— Est-ce que ça te va ? Est-ce que tu as des questions ?

Ses ailes noires se déployèrent dans son dos.
Ses extrémités, pieds et mains, se tordirent pour prendre l’apparence de larges serres de kératine blanche.
Et l’espace d’une seconde, le rouge de son regard parut se concentrer. Plus dense, plus distant. Comme si l’humanité d’Astelle venait de faire un pas de retrait, et observait désormais la scène à travers une vitre floutée.

La petite tengu esquissa un sourire matois.
En toute honnêteté, elle se sentait incapable d’émettre une prédiction sur la façon dont l’affrontement allait se dérouler.
Les deux étudiantes connaissaient leurs pouvoirs respectifs, au moins de visu. Seuls les détails demeuraient incertains. Astelle n’avait vu sa camarade manipuler que de petites quantités de sables. Son plein potentiel offensif ou défensif lui était totalement inconnu.
Bien entendu, l’environnement semblait jouer en la faveur de Marie-Louise. La manipulation du sable, sur cette plage, lui assurait de pouvoir se battre à son plein potentiel. Cependant, un jeu basé sur l’observation, la réflexion et l’athlétisme semblait – par nature – plus avantageux pour Astelle.

— Prête ? On est parties.
Astelle lança le chronomètre sur son téléphone afin qu’il sonne d’ici une minute, puis jeta l’appareil derrière-elle, aux côtés du bâton. Le jeu ayant débuté, la petite tengu glissa tranquillement ses mains dans ses poches, puis commença à marcher vers sa camarade.
Un pas après l’autre, sans se presser...
...avec un sourire carnassier qui semblait d’ores et déjà clamer sa victoire.

Un simple coup de bluff, juste pour voir comment son adversaire réagirait face à cette approche pleine d’audace.

Car en dépit de son assurance apparente, Astelle doutait de pouvoir se défendre correctement dans ces conditions. La petite tengu pouvait se faire assaillir de toutes parts, et une attaque ensablée qui viendrait directement de sous ses pieds, ou d’un autre angle mort, serait extrêmement difficile à contrer, peu importe à quel point son regard de faucon était perçant. Après tout, son adversaire du jour avait un stock inépuisable de munitions et la capacité de frapper tous-azimuts.
...mais c’était justement pour cette raison qu’il était futile de s’inquiéter. Au contraire, plutôt que de se mettre la pression et d’essayer de tout esquiver désespérément, mieux valait se résoudre à prendre des coups.
Pas la peine de tirer des plans sur la comète. Elle manquait trop d’informations pour ça. A l'heure actuelle, tout ce qu’Astelle pouvait faire, c’était de rester vigilante, de se préparer à encaisser tout ce qu’elle ne pourrait pas éviter, et de commencer par dresser – aussi calmement que possible – le bilan de la situation.

”Scoreboard”:

Astelle Dumas & Marie-Louise Collin

Le sol de la plage se souleva en multiples tourbillons d’ocre, venus lui fouetter le visage. Profitant du couvert que lui offrait cette vague de sable impétueuse, son adversaire passa à l’action.
Intéressant, songea Astelle en se couvrant les yeux de son avant-bras.
La petite tengu ne s’était pas attendue à une telle prise d’initiative, mais elle approuvait entièrement. Imposer son rythme, ne jamais se contenter de subir, forcer l’ennemi à se battre selon ses conditions, telles étaient les clefs du succès.

Néanmoins, elle ne comprenait pas bien pourquoi...
L’ombre de sa camarade se dessina à travers le sable, se rapprochant à vive-allure.
— Désolée pour tes p'tits yeux mais tu es à moi !
Euh ?
La main de Marilou traversa le voile ocre, pour venir lui saisir prestement le poignet. Astelle fut incapable de réagir ; un tel comportement dépassait complètement le cadre de ses prévisions. Et pour cause :
Mais... pensa-t-elle avec effarement. ...c’était à mon tour d’attaquer !

L’espace d’une seconde, la petite tengu se rappela une Marie-Louise exténuée par leur échauffement, se laissant tomber par terre pour reprendre son souffle, et n’écouter la suite que d’une oreille. Bon sang... sa camarade devait vraiment avoir eu la tête dans le sable au moment de l’énoncé des règles du jeu.

Interdite un bref instant, les rouages de l’esprit d’Astelle se mirent à tourner à toute vitesse.
Dans ces circonstances, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux...
— Zut, tu m’as eu... commenta-t-elle d’une voix lente.
Ignorer l’erreur. Laisser faire. Plutôt que de faire remarquer à son amie qu’elle avait sans doute raté un bout des explications, ce qui aurait eu le don de doucher son enthousiasme, ne valait-il pas mieux se contenter d’embrayer ? Pour tirer le maximum de la situation ?
Marilou semblait du genre à fonctionner au renforcement positif. Plus elle aurait de succès, plus elle prendrait confiance en elle. Cette première victoire à l’arrachée, c’était donc l’idéal pour qu’elle parte sur les chapeaux de roue, et puisse se consacrer au reste de l’exercice avec sa jauge de motivation à fond.

Ayant employé ces quelques secondes pour consolider sa décision, Astelle était prête à réagir à cette première défaite, en offrant ses félicitations les plus souriantes :
— Bien joué, Marilou. J’ai rien vu venir.
Certaine que cette petite manipulation bienveillante leur permettrait de mieux profiter de leur entraînement en commun.

Elle quitta brièvement le cercle pour s’en aller arrêter le chronomètre, méditant la façon dont s’était déroulée ce premier tour de jeu. En dépit de cette confusion sur l’attribution des tours d’attaque et de défense, Astelle voyait bien que sa camarade de classe s’était creusée la tête pour établir un brin de stratégie. Elle s’était efforcée de clôturer rapidement sa phase offensive, avec une attaque d’opportunité qui en dévoilait peu sur l’étendue de ses capacités, dans l’espoir de limiter la collecte d’informations de son adversaire.
La petite tengu ne voyait aucune raison de dénigrer cette approche.
...mais maintenant, elle allait lui en faire découvrir une autre.

— A mon tour d’attaquer cette fois, d’accord ?
Ayant confirmé qui était en attaque d’un commentaire “apparemment anodin”, Astelle réinitialisa son chronomètre avec le sourire, puis se remit en place sur le bord du cercle.

— On y va !
Au signal de départ, elle s’élança. Glissant sans s’enfoncer sur le sable fin, Astelle était partie pour traquer sa camarade avec l’acharnement d’un véritable molosse. Avec cette manœuvre offensive, prompte et intense, elle entendait forcer Marilou à réagir au plus vite. Pourtant, cette poursuite effrénée ne lui suffirait pas à coincer sa rivale...
...non, la petite tengu visait un objectif autrement plus vicieux que de simplement remporter cette manche.
Astelle choisirait de caler et d’ajuster son allure afin que Marilou puisse continuellement lui échapper d’un cheveu, en donnant constamment son maximum. Pendant les 40 premières secondes de cette phase d’attaque d’une minute, la jeune métisse chercherait sans aucun temps mort à pressuriser son adversaire et à lui faire dépenser toute son endurance, sans jamais se saisir de la victoire, même quand elle semblerait possible.

Elle ne laisserait à sa rivale que deux options.
S’épuiser, ou utiliser répétitivement son pouvoir pour la freiner.
Et quel que soit son choix, Astelle entendait lui faire vivre un enfer...
...en conservant plaqué sur son visage le sourire innocent d’un vrai petit chérubin.

”Scoreboard”:

Ce qu'elle appelle "Le Tengu".

Un fourmillement électrique lui parcourait les ailes. Il y avait quelque chose de stimulant dans le fait de chasser...
Dans le feu de l’action, Astelle se faisait violence pour ne pas rattraper son adversaire. Pourtant, ses instincts hurlaient à ce qu’on les laisse s’exprimer ; elle voulait bondir et retomber sur sa proie en piqué ; refermer ses serres sur sa chair tendre. ...mais ç’aurait été gâcher une précieuse occasion d’affaiblir Marilou.
Une nouvelle fois, la petite tengu étendit ses griffes et pivota en pleine course. Une giclée de sable vint marquer son mouvement ; elle effleura le veston de sa camarade de classe, en retenant juste assez son geste pour s’empêcher de la saisir, pour maintenir cette illusion de statu quo.
Dans cette situation, s’enfuir sans même penser à utiliser son pouvoir était suicidaire de la part de Marie-Louise, une preuve évidente qu’elle avait laissé la panique la gagner, cessé d’utiliser son cerveau.

Néanmoins, sa camarade était sur le point de se réveiller.
Une lueur joyeuse s’invita dans le regard rubis d’Astelle ; il fallait que sa partenaire se défende en donnant le maximum de ses capacités. Pour que la partie de chasse demeure exaltante.
Comme en réponse à ses prières, Marilou souleva un énième voile de sable pour se dissimuler à sa vue. C’était déjà la deuxième fois aujourd’hui... et la petite tengu n’était pas vraiment du genre à se faire avoir – encore et encore – par le même artifice. Cette fois, elle allait donc tenter quelque chose pour éviter de se laisser aveugler.

Le rictus d’Astelle se fit plus féroce, elle s’enveloppa dans son aile gauche, lui couvrant l’épaule et la moitié du corps.
— Ça ne va pas marcher à chaque fois ! rugit-elle en dépliant son aile dans un mouvement fougueux.
Elle cingla l’air comme le ferait un fouet, s’ouvrant une chiche lucarne à travers le voile sablonneux, ce qui lui permit de ne pas entièrement perdre de vue sa rivale.
Le flux de sable n’étant que brièvement perturbé, la silhouette de Marie-Louise se fit plus trouble à nouveau. La petite tengu eut à peine le temps de voir qu’elle préparait quelque chose en rassemblant plus de matière autour d’elle.

’faudra bien que ça suffise...
Sans attendre, elle pénétra le voile ensablé. Le vent lui griffa le visage et lui brûla les yeux... la jeune métisse continua à forcer en ignorant ces désagréments.
Malheureusement pour elle, il n’y avait pas grand chose qu’Astelle puisse faire si sa camarade persistait à faire souffler le sable. Battre des ailes ne disperserait la tempête que pour un bref moment. C’était la différence de calibre entre leurs pouvoirs respectifs...
...Marilou pouvait contrôler son proche environnement. Un tel talent était d’une polyvalence sidérante.
Astelle, elle, n’était pas beaucoup plus qu’un hybride de piaf doté d’un sale caractère.

Même face à un adversaire capable de manier les éléments, elle n’avait pas d’autre choix que de foncer.

Un rideau de sable... et un dôme protecteur, songeait la petite tengu, en gardant le regard braqué sur sa rivale, en dépit de l’irritation et des larmes que lui causait le sable.
Dans un même enchaînement, Marie-Louise cherchait tout à la fois à l’aveugler et à se défendre. Affirmant sa résolution, la jeune métisse s’élança au corps à corps, tant que sa camarade devait encore composer avec le double-usage qu’elle s'efforçait de faire de son pouvoir.
Une-deux ; elle frappa d'un premier doublé. Ses poings couverts d’écailles de kératine s’écrasèrent sur le dôme protecteur. Sans attendre, Astelle ondula sur le côté, maintenant un jeu de jambes vif et actif, pour se repositionner et continuer à faire pleuvoir les horions.

Le don de Marie-Louise avait une telle versatilité qu’une manœuvre défensive pouvait aisément être reconvertie en manœuvre offensive. Pas moyen de s’en protéger totalement. ...mais il n’était pas nécessaire de trop le craindre non plus. Il y avait peu de chance que sa camarade puisse mener des assauts réellement puissants là où le sable n’était pas très dense.
Il fallait donc qu’elle garde ça à l’esprit.
Crochet au corps, uppercut ; les gerbes d'ocre explosèrent au contact de ses poings. Il lui fallait attaquer là où le sable présentait peu d’épaisseur. Forcer son adversaire à constamment déplacer ses ressources, à combler les faiblesses, sans jamais lui laisser une opportunité facile de passer à l’attaque ; la harceler.

Une feinte de déplacement sur la droite, un pivot sur la gauche, Astelle ondulait tête baissée pour présenter une cible aussi étroite que possible. Avec cette couche de sable qu’elle plaçait entre elles, Marilou devait nécessaire amoindrir sa propre visibilité. Elle aurait donc du mal à suivre les mouvements irréguliers et les séries de jabs soudaines de sa petite rivale, qui guettait sans cesse l’endroit où le sable se faisait le plus fin pour y concentrer toutes ses forces. Comme une acharnée, la jeune tengu frappait en feu nourri, avant de pivoter soudainement et de reporter ses assauts sur un autre endroit, une zone moins prévisible, sur laquelle Marilou n’aurait pas encore eu le temps de se concentrer.

Astelle Dumas,
A une façon bien à elle de traiter ses amies.

Une sueur brûlante cascadait sur son visage. Son sourire s'était fait pleinement sauvage.
Cette activité, cette dépense d’énergie, cette adrénaline lui battait le sang.

Pourtant... Astelle aurait eu une autre option, si elle avait voulu l’emporter.
En effet, plutôt que cette tactique de harcèlement, elle aurait pu opter pour une charge aérienne brutale, battant de toute la force de ses ailes pour se projeter, ses serres tendues vers l’avant, à la manière d'une lance de kératine.
A partir de là, en gérant bien son timing et la cible de son attaque, il aurait été envisageable de franchir le dôme protecteur, même brièvement, pour saisir le poignet de Marilou.
...mais ç’aurait été gâcher le temps précieux qu’il lui restait à attaquer.
La petite tengu ne commencerait à adopter une tactique réellement sérieuse qu’une fois les vingt dernières secondes entamées. En attendant, tout ce qu’elle ferait aurait pour but d’éroder la résistance de sa camarade. De l’assaillir sans lui laisser le temps de réfléchir.

...toutefois, ce dôme protecteur, même si elle le martelait brutalement de ses poings, permettait tout de même à son adversaire du jour de temporiser. Impossible d’imaginer que Marie-Louise encaisse seulement son assaut sans préparer une riposte de son cru. Une lueur intérêt tout au fond de ses yeux rouges, Astelle continua de cogner, feinter et de se déplacer d’une façon à rester aussi imprévisible que possible en attendant de voir si sa camarade avait un atout dans sa manche qui lui permettrait de s’extraire de cette situation délicate.