Ce n'était pas la première fois que l'un de leurs casses se déroulait mal. Qu'il échappait à leur contrôle. Qu'il merdait, dans les grandes largeurs, en omettant un paramètre, en ignorant une complication, en sous-estimant l'imprévu. En revanche, c'était la première fois qu'il était le seul à en réchapper...
Leur quatuor s'était aventuré dans une galerie marchande, fermée de nuit, par une porte de service grâce aux clés d'un agent d'entretien qu'ils avaient passé à tabac. Ils avaient commencé à se servir dans un supermarché que Matthieu avait privé de son alarme. Tout y était passé ; rayon multimédia et ses téléphones hors de prix, rayon bricolage et ses innombrables outils... Ils avaient eu le temps de passer en revue la bonne moitié du magasin lorsque les autorités avaient surgi, menées par ce foutriquet médaillé d'argent ; Matthieu et Stan avaient dû rester derrière pour leur ouvrir la voie, mais Roger aussi s'était fait choper, peu de temps après s'être extirpé du bâtiment, à cause des forces de l'ordre qui les attendaient à l'extérieur. Et voilà qu'il se retrouvait à détaler comme un lapin, seul, isolé, dans la nuit noir, sans rien pour noyer son amertume : le boss allait être furax ! Ce n'était pas tous les jours qu'il voyait ses troupes échouer de la sorte... et, à chaque fois, il faisait en sorte de rappeler aux importuns que l'échec n'était pas toléré. Ils disposaient d'un certain nombre d'avantage qu'il ne pouvait décemment pas maintenir intacts s'il n'obtenait aucun résultat probant en échange...



Son corps libéra un gaz épais, nauséabond, qui n'aurait d'autre utilité que celle de désorienter son poursuivant momentanément ; force était d'admettre que le gaz que Claytus pouvait générer à l'envie ressemblait à s'y méprendre à un pet foireux. Malheureusement pour lui, son adversaire n'était en l'occurrence pas assez proche pour être happé dans cette tourmente olfactive : il s'était déjà écarté, parvenant à anticiper la suite de la course folle de sa proie. Ainsi, le brigand parvenait tout juste à un croisement qu'il observa, sous la lumière grésillant des lampadaires, la silhouette effrayante de son vis-à-vis. Celui-ci s'approchait d'un pas feutré, presque félin ; ses gants en acier brillaient d'un éclat lunaire des plus angoissants.





Il laissa sa menace en suspens, se contentant de l'accompagner d'un bref signe de la tête en direction de ses poings engoncés dans l'acier. Il savait se battre, nul n'était permis d'en douter ; Juste Poing n'avait certes jamais mis les pieds sur Antiqua, mais il restait, envers et contre tout, l'un des principaux justiciers de Francie. Sologne était sienne, disait-on sentencieusement à son sujet ; et s'il s'agissait assurément d'une exagération grossière, dans la mesure où il n'était ni le seul, ni même le plus efficace à y opérer afin de faire régner l'ordre, force était d'admettre qu'il avait un certain nombre de coups d'éclats à son actif. La médaille d'argent qui sertissait son poitrail était des plus loquaces : il ne l'avait pas usurpée, cette réputation avantageuse.



Découragé, Claytus eut un mouvement de recul et balada son regard dans les environs, à la recherche d'une issue, d'une échappatoire, d'un obstacle qu'il serait susceptible d'opposer à la vindicte de Juste Poing. Malheureusement, il était livre à lui-même dans ces ruelles sombres ; et même si son boss, d'aventure, devait apprendre qu'il s'y trouvait en péril, Claytus préférait partir du principe que rien ne serait fait pour le tirer de ce guêpier. Juste Poing disait probablement vrai : il allait devoir assumer...

Claytus s'était découragé, certes ; mais il ne semblait pas encore prêt à cracher le morceau quant à la position de sa planque. Juste Poing grogna, puis avança dans sa direction à pas feutrés. Peu importait sa résolution ; elle s'étiolerait puis disparaîtrait lorsque ce malfrat verrait de quoi il était capable pour obtenir les indices dont il avait encore besoin. Ce pauvre hère était faible d'esprit, et impressionnable... il n'y avait qu'à se souvenir de sa fuite éperdue pour en avoir la certitude inébranlable. En outre, il avait été en mesure d'abandonner derrière lui la totalité de ses compagnons d'infortune... Sacré manque de fraternité pour un comité hors-la-loi de leur nature. Quelque part, le héros d'argent s'étonnait même que ce cochon n'ait pas été coffré plus tôt ; qu'il n'ait jamais fait foirer quelque opération que ce fut... il ne devait pas être le responsable de ce quatuor. Sans doute juste un gros bras de plus, pratique mais inconstant, peu fiable.
Le genre de victimes qui lui convenait le mieux, en somme.

Lorsqu'un autre gars intervint, en se présentant sous le nom de Vigilante, Claytus piaffa et se recroquevilla sur lui-même, de plus en plus effarouché. Le héros de Sologne, quant à lui, arqua un sourcil trahissant son intérêt derrière son masque troué. C'était bien la première fois qu'il entendait ce surnom, et ce jeune gars ne lui disait rien, à première vue... Mais il avait l'air d'avoir de la suite dans les idées, à en croire son approche pleine d'ambition.



Vu le pseudonyme qu'il utilisait, ce jeune devait être un héros en devenir. Voulait-il obtenir un succès précoce par le biais d'un coup d'éclat spectaculaire ? Si tel était le cas, il était bien mal tombé : Juste Poing ne comptait pas partager son succès. Il avait déjà du mal à partager les rues de Sologne, où le crime n'était pas forcément omniprésent... Beaucoup de concurrents cherchaient à lui couper l'herbe sous le pied à chaque fois que des malfrats pointaient inconsidérément le bout de leur nez. Fort heureusement, le masqué blond était dans les bonnes grâces des agents de la paix locaux, ce qui lui permettait régulièrement d'avoir un train d'avance sur ses rivaux ; restait que cet équilibre était précaire, et qu'une nouvelle tête dans le milieu pouvait bien tout bouleverser.
En d'autres termes, pour l'heure, Juste Poing ne voyait pas vraiment d'intérêt à prêter main forte à Vigilante ; tout au contraire, il était plutôt tenté de l'envoyer paître gentiment, en lui faisant comprendre qu'il n'entendait pas partager son butin. Restait qu'il partait du principe que ce gars devait avoir quelques idées derrière la tête : il ne voyait pas un blanc bec se montrer suffisamment audacieux pour approcher un héros d'argent et lui demander son aide sans avancer de raison tangible. En attendant, Claytus priait pour sa vie, à quelques pas de là, sous un lampadaire grésillant ; et l'odeur que son corps dégageait laissait à entendre qu'il continuait, bien malgré lui, à utiliser son pouvoir en continu. Il n'allait pas être très agréable de l'interroger, s'il continuait à empester de la sorte...

Ah... une petite frappe. Son masque permettait à Juste Poing de masquer la moindre des émotions qui le traversait, rendant probablement cette discussion assez désagréable du point de vue de Florian ; mais en l'occurrence, si son visage avait du être visible, son vis-à-vis y aurait sans doute découvert un relatif mépris. Bien sûr, tous les héros avaient bien dû commencer un jour... mais le médaillé d'argent ne voyait pas forcément d'un bon œil cette source éventuelle de concurrence sur le long terme. Il était donc partagé : devait-il accéder à sa requête, laquelle aurait peut-être l'avantage de simplifier le travail qu'il entendait mener à bien au cours de la nuit... ou devait-il l'ignorer, l'envoyer paître, l'enjoindre à aller trouver sa propre proie ? Dans l'absolu, même si ce gars prétendait contrôler la gravité, rien ne garantissait qu'il jouissait d'un niveau de puissance suffisant pour le rendre utile dans une situation de conflit ; en outre, rien ne permettait de prouver sa bonne foi... Il y avait toujours la possibilité qu'il soit un criminel cherchant à embobiner le héros pour mieux le poignarder dans le dos le moment venu ; ou, tout simplement, qu'il soit bel et bien celui qu'il prétendait être et qu'il profiterait du chaos de la bataille pour assassiner Juste Poing et passer, aux yeux des médias et du grand public, comme le héros qui avait vengé cette figure célèbre de l'héroïsme de Sologne.
Tant et tant de bonnes raisons de se méfier contraignaient actuellement Juste Poing que ce dernier ne voyait pas trop comment les seules facultés de ce type, toutes extraordinaires furent-elles, pouvaient le pousser à considérer son aide d'un œil optimiste.



Une réponse un peu abrupte, certes ; mais Florian s'y était peut-être attendu, dans le fond. Dans tous les cas, Juste Poing suivrait ces mots d'un bref signe de la tête, comme pour signifier à cette jeune pousse qu'il ne le méprisait pas, malgré tout. Il avait juste, une fois son masque vissé sur le visage, toutes les peines du monde à faire preuve de l'art de la diplomatie.
Sans un mot de plus, il reprit la direction de Claytus de son pas lent et millimétré ; le hors-la-loi, qui espérait presque avoir été oublié par son assaillant suite à l'irruption d'un nouveau héros, se remit à se lamenter de plus belle.



A chaque supplique, Juste Poing avait une riposte ; et il s'apprêtait a priori à châtier Claytus lorsque la peau de celui-ci dégagea, une fois de plus, un gaz fortement odoré. Celui-ci, néanmoins, se fit de plus en plus opaque ; il se répandit dans la rue avec tant d'allant qu'il engloba bien promptement Juste Poing et Florian simultanément. De là, l'un et l'autre pourraient se rendre compte d'une réalité cruelle : ce gaz ne faisait pas que puer.
Il piquait les yeux. Beaucoup.
A tel point que Juste Poing fut bientôt complètement aveuglé par le malfrat ; les larmes aux yeux, le nez enflammé, il se mit à jurer tandis qu'il percevait plus ou moins limpidement les bruits de pas précipités de Claytus. Ce porc prenait la fuite !

Le baroud d'honneur de Claytus était ambitieux... mais aussi illusoire. Il ne parviendrait pas à fausser compagnie à Juste Poing simplement en l'aveuglant momentanément ; d'autant plus que l'odeur atroce qu'il répandait à qui mieux-mieux permettrait précisément au héros de le suivre à la trace, de remonter sa piste comme un fin limier et, ultimement, de lui mettre le grappin dessus une fois de plus. Lorsque ce serait chose faite, le héros d'argent ne se priverait pas de le corriger fiévreusement pour lui passer l'envie de réitérer ce piètre spectacle une fois de plus ; et ce serait un tour en prison pour le brigand puant, qui finirait, sans l'ombre d'un doute, l'année à l'ombre... Sauf qu'avant qu'il n'ait pu passer à l'action, Juste Poing fut interpelé par le jeune héros qui avait souhaité s'inviter dans sa quête nocturne ; et interpelé et moqué, sans l'ombre d'un doute, puisque le gamin poussa l'affront en lui rappelant ses propres mots et en se réjouissant de son potentiel échec.
Que faire, dès lors ? Le héros de Sologne n'avait jamais été très vertueux. Il n'avait pas embrassé cette carrière aventureuse pour se laisser marcher dessus par le premier civil venu... au contraire, même. L'idée d'utiliser ses dons puissants pour tirer son épingle du jeu et bénéficier d'une certaine médiatisation ne lui était pas venue de façon complètement désintéressée. Il n'était pas du genre à s'établir des barrières éthiques dans l'exercice de ses fonctions. A contrario, il croyait parfois fermement que certaines limites raisonnables devaient être outrepassées... Cogner ce gamin pour le corriger rentrait-il dans ce champ de l'acceptable ? Peut-être. Peut-être pas. Une question philosophique épineuse, insoluble à ses yeux.
Dès lors, seule l'urgence du moment demeurait : retrouver le hors-la-loi.



Il se contenta de ces quelques mots, qui sonnaient plus comme un avertissement sobre et concis que comme une véritable menace ; il ne se voyait pas la patience de courir après cette jeune pousse dans la seule optique de la corriger. Sologne était grande, certes... Mais deux héros aux tendances solitaires et nocturnes finiraient bien par se recroiser, tôt ou tard. Dans une ruelle isolée, et sans aucun spectateur pour assister à leurs retrouvailles...

Si Florian décidait effectivement de laisser Juste Poing repartir à la suite de Claytus, le calme reviendrait progressivement dans cette zone-ci de Sologne. Les minutes puis les heures se succéderaient sans que rien de bien désarçonnant ne puisse attirer son attention ; jusqu'à, peut-être, ce que sa route croise celle d'un dealer et d'une poignée d'autres jeunes affairés à revendre leurs marchandises au bas d'une barre d'immeubles. L'aube étant proche, il s'agirait sans doute de la dernière scène insolite que le jeune héros pourrait détailler avant le retour de la vie ordinaire dans les rues de la grande ville francienne... en attendant la prochaine nuit.