La réplique que lui décerna Alphonse n’émut pas Isaac. Il se foutait bien de ce que pouvait penser Noxious Archangel de lui. De toute façon, s’il appréciait sa franchise, sa dureté et sa réalité - parce que lui avait besoin de ça -, il n’aimait pas tout son discours sur le non-mérite, sur le patriotisme et sur le fait que l’utilité à rendre pour l’Humanité était d’explorer Antiqua. Il n’aimait pas ce qu’il avait laissé entrevoir de ce qui l’animait. Peut-être qu’il n’aimait pas ce professeur, en fin de compte.

Toujours est-il qu’Alphonse ne s’avança pas vers lui d’un iota. Comme Ezra a botté le tien ? Cette phrase, le Kleinschreiber aurait pu lui dire. Parce qu’il sentait que si sa première tentative n’avait pas pleinement porté ses fruits, elle n’avait pas été vaine non plus : si Alphonse était calme et concentré, il ne se serait pas permis de fanfaronner de la sorte. Mais le contexte ne se prêtait pas à de la méchanceté gratuite et il tenait à leur amitié plus qu’à une hypothétique victoire.

- Que veux-tu, je suis un éternel pessimiste répondit le Kleinschreiber en reprenant une posture plus droite tandis qu’Alphonse reculait.

Il l’observait calmement, attentivement, jaugeant la distance qui s’agrandissait entre eux et celle le séparant de sa visière. Patientant. Mais avant que le Wright ne soit trop près de celle-ci pour faire quoi que ce soit avec…

Là. Voilà. L’occasion se présentait à lui de faire quelque chose. De perturber de nouveau cet équilibre, à l’avantage de ses opposants, qu’il avait créé. L’ascendant qu’il leur avait laissé grâce à ses choix.

Sans crier gare, il fit volte-face et se rua en direction de Tao et Darrel, dans l’apparente pression de la situation et imprudence de venir en aide à son camarade en tournant le dos à son ennemi. Ses pas, courants, bien évidemment, ne seraient pas discrets pour un sou.

Parce qu’il n’en avait certainement pas besoin. Parce qu’il ne comptait pas aider Darrel directement mais que ses actions avaient possiblement une chance de le faire indirectement.

Comment allait réagir le jeune homme masqué en sentant arriver Isaac dans son dos ? Chercherait-il à mettre hors-jeu Darrel le plus vite possible, quitte à se mettre dans une position le poussant à la faute, ou préférerait-il jouer la prudence ? C’était même encore mieux si le Wright le prévenait de son arrivée…

Dans tous les cas, ces décisions, et toutes les hypothèses liées, importaient pour Darrel. Pas pour Isaac. Parce qu’il ne comptait pas aller jusqu’à Tao. Il avait laissé Alphonse reculer suffisamment pour se dégager une petite marge de sécurité. Ce qu’il attendait, maintenant, c’était le bruit de ses pas, derrière lui. Il ne lui en fallait pas beaucoup, des pas. Deux. Trois, grand maximum, en considérant qu’il s’était lui-même mis en mouvement, pour garder une distance de sécurité suffisante entre son ami et lui.

Puis la prochaine foulée d’Isaac, beaucoup plus sèche que les autres, lui permettrait de freiner son élan d’un coup sec et de faire de nouveau volte-face et se retrouver face à Alphonse, si celui-ci avait pris le parti de fondre sur lui.

De là, deux possibilités : soit le Wright en profiterait pour tenter de porter une attaque, ce qu’attendait simplement Isaac, avec toujours l’optique d’utiliser la précieuse leçon de l’agent Harris et de retourner son empressement contre lui, soit il serait bien plus prudent prendrait le parti d’utiliser une feinte ou de lui laisser le premier coup parce qu’il n’avait pas besoin de se presser.

Si toutefois Alphonse ne prenait pas le parti d'entamer une poursuite, Isaac continuerait jusqu’à atteindre l’autre duo, et tenter de porter un coup de poing sèchement à la tempe de Tao.

En faisant semblant de se désintéresser de lui, en prolongeant, non verbalement, son apparente envie de ne pas en découdre avec lui, Isaac entendait continuer d’augmenter la frustration qu’il avait commencé à engendrer chez son ami. A ronger, petit à petit, son sang-froid, par la moindre de ses actions et attitudes.

Le Kleinschreiber n’entendit aucun pas le poursuivre, au contraire même, ils s’éloignaient de lui. Connaissant Alphonse, il s’attendait à la suite de cette décision. Qu’il n’allait pas remettre sagement sa visière sur son nez, perdre du temps pour ensuite revenir à la poursuite de son ami. Comment allait-il pouvoir se servir de cet outil autrement, donc ? Comme un projectile.

C’était prévisible. Restait à savoir où le jeune Wright viserait, et quand… mais ces questions, Isaac ne pouvait y répondre. Parce qu’avec son choix de se ruer vers Tao, il avait sciemment permis la possibilité d’une telle entreprise et des conséquences qui en découleraient. Pourquoi ?

Un gambit. Il concédait cette petite victoire dans leur bataille à Alphonse. Cela faisait partie des pertes qu’il estimait pouvoir se permettre, parce que cela lui permettait de gagner autre chose.

A commencer par un peu de temps et un champ un peu plus libre.

La visière heurta donc son dos. Le noble serra les dents, laissa seulement un cri étouffé franchir la barrière de ses lèvres grimaçantes, tandis qu’il était poussé vers l’avant par ce projectile improvisé. La chute était menaçante, bien sûr, puisque le haut de son corps commença à pencher dangereusement et qu’il commençait à perdre l’équilibre en pleine ruée… Isaac tituba, utilisa ses bras, le haut de son corps, son bassin, pour garder ce sacro-saint équilibre, en sacrifiant néanmoins de la vitesse au passage dans quelques foulées hasardeuses et disgracieuses, avant de reprendre véritablement sa course, les dents encore serrées pour calmer le point de la douleur vive qui œuvrait sur son dos, en accélérant pour contrebalancer la perte de temps qu’il venait d’avoir.

Cette action du Wright était loin de le décourager dans son entreprise. C’était bien. C’était très bien, même. Parce qu’Alphonse allait, s’il survivait à Antiqua, jouer dans une cour où il n’y avait pas de règles. S’ils se permettaient d’en mettre aujourd’hui, il lui restait toutefois tout un bac à sable à explorer, à commencer par ce qui était littéralement à portée de sa main, ce qu’il venait de faire.

Alors Isaac ne devrait pas tarder à arriver aux environs de Tao et Darrel, à faire peser sur le premier une menace qui risquait de chambouler des choses s’il se complaisait dans cet équilibre avec l’autre étudiant, alors même qu’ils étaient plus ou moins enchevêtrés l’un avec l’autre.

Isaac aurait pu, considérant la position du jeune homme masqué, jouer le culot, tenter un coup de pied dans sa tête, purement et simplement, pour l’oblitérer. Mais comme Tao était sans nul doute le meilleur d’eux quatre dans les prises, et qu’il était bien plus petit que lui, il arriverait sûrement d’une manière ou d’une autre à empêcher le Kleinschreiber de lui porter atteinte, quitte à laisser un peu de liberté à Darrel, pour faire tomber le rouquin, ou au moins le tenir fermement. Et, surtout, cela aurait pu avoir du sens, si Alphonse n’était plus de la partie. En l’occurrence, il allait encore surgir derrière Isaac, ce dernier l’imaginait très bien. Soit lui, soit sa visière…

Alors, c’est ce qu’il feinta : un coup de pied violent en pleine tête, dans la continuité des pas qui l’avaient mené jusqu’ici, impitoyable, et surtout censé utiliser son allonge… Tao avait-il assez de sang-froid pour ignorer cette fausse menace bourrue, d’un Isaac qui se permettait de se glisser dans un piège sur son propre terrain ?

Si ce n’était pas le cas, cela devrait permettre à Darrel de respirer un instant, et peut-être de reprendre un peu l’ascendant. Et si c’était le cas, tant mieux pour lui.

Parce qu’Isaac poursuivrait sa course en contournant les étudiants au niveau de la tête de Tao, en gardant à l’esprit qu’il pourrait toujours essayer d’accrocher l’une de ses jambes et le faire tomber.

Plus que qu’un tissu de réflexions qui se déroulaient calmement à la suite des unes et des autres, auquel il pouvait prendre le temps de penser en détails, c’était un flux de pensées, d’informations, qui heurtait son esprit de plein fouet, dont le mot d’ordre était “attention”. Attention à ceci, attention à cela… Comme si la méfiance qu’il entretenait naturellement envers les gens, leurs attitudes et leurs paroles, s’insinuait sur ce terrain-ci également, des séries d'intuition qui ne demandaient pas des élucubrations dignes de  ses réflexions les plus complexes.

Un pas, un deuxième, un demi-tour sec sur lui-même, plaçant les deux autres entre lui et Alphonse, qu’il avait de nouveau en visu, avant de tenter un nouveau coup de pied, cette fois au niveau de la rotule de Tao la plus abordable - en évitant de viser le devant du genou, évidemment - pour tenter d’amoindrir la prise qui emprisonnait son camarade du jour, dans le pire des cas, au mieux, lui déplacer la rotule, ce qui l’empêcherait de trop se mouvoir s’il devait se relever, tout en se plaçant en garde. Ensuite… ensuite, il aviserait.

Les actions d’Isaac lui permirent d’y voir plus clair sur l’état d’esprit de Tao - ce pourquoi il avait agi de la sorte, au demeurant. Il comptait faire tomber Darrel avant de chercher à s’en prendre à Isaac. Il devait percevoir ce dernier comme relativement insignifiant, à côté de son comparse du jour, d’autant plus qu’Alphonse avait de quoi l’occuper, en théorie...

Et en l’occurrence, le Kleinschreiber sentait que la situation était mauvaise si elle s’éternisait de la sorte. S’il délaissait Tao et Darrel, pour se focaliser sur son plus proche ami. Cela n’aurait plus de sens, après avoir cherché à lui échapper.

Il voyait déjà trois choses, pour Alphonse. Une attaque avec la visière, le fait qu’il allait foncer sur lui pour le clouer au sol s’il cherchait à de nouveau mettre un coup de pied - et rogner sur son équilibre - ou attaquer Darrel. La quatrième, la plus logique, serait de remettre sa visière, pour éviter de croiser le regard d’Isaac, mais aussi des deux autres combattants.

Mais que faire pour libérer son camarade, si Tao réussissait à se mouvoir suffisamment pour endurer des coups dans des parties moins sensibles, dans le cas où le Wright ne chercherait pas à profiter de ce moment d'équilibriste pour venir le mettre à terre ?

L’idée lui sauta à la figure, instinctivement. Aussi logique que osée. Mais pragmatique, de son point de vue. Qui permettrait d’utiliser l’immobilisme contraint du jeune homme masqué et de ses quatre membres contre lui… à condition qu’Isaac lui-même soit prêt à endurer le revers que lui concocterait le Wright ou même Tao, d’une manière ou d’une autre.

Alors, gardant les deux étudiants entre Alphonse et lui, focalisant son regard sur le Wright, s’attendant à ce qu’il interfère avec ses idées, dans le pire des cas avec sa visière, Isaac se rua sur Tao, mais pas n’importe comment : il se jeta au niveau de sa tête, se laissa tomber sur un genou, garda celui le plus près de son opposant replié en hauteur, accroupi avant d’appuyer le devant de ce dit genou - la partie la plus solide, donc - sur le côté du cou de Tao. Dans le même temps, son bras opposé passerait sous la nuque du jeune homme pour caler son avant-bras de l'autre côté, et s’il en avait la possibilité, prolonger le mouvement avec sa main et l’enrouler autour de son cou pour une meilleure prise, voire simplement pousser sa main sur son thorax s’il cherchait à se relever un peu pour éviter ce qui allait arriver. Le noble cherchait à enserrer les deux côtés de son cou dans un étau. Si avec Alphonse, il avait froidement pris le parti de chercher l’asphyxie, ici, il cherchait plutôt les jugulaires et les carotides, qui couraient de part et d’autre du cou. Il souhaitait une strangulation sanguine, ni plus ni moins, qu’il voulait impitoyable. Au contraire d’un coup de couteau, il n’avait pas tant besoin d’oeuvrer avec précision, il lui suffisait d’appuyer sur la zone grossière où il imaginait ces vaisseaux sanguins passer. Comme quoi, ses piètres mois en faculté de médecine pouvaient quand même lui être utiles. Et ça, Tao ne pourrait pas l’encaisser avec sa seule volonté et sa robustesse. Parce qu’il avait avant tout un corps humain, et les faiblesses, des zones, des points, qui lui incombaient.

- Tiens-le bien.

Rien ne leur interdisait de communiquer. Et si Alphonse et Tao jouaient les loups solitaires qui oeuvraient dans le même but, Darrel et Isaac, dès les premières secondes de la confrontation, s’étaient montrés plus coopératifs. Ils œuvraient dans le même but, bien sûr, mais ensemble, jusqu’à ce que le Kleinschreiber ne prenne la décision d’aller se frotter à Alphonse seul.

Alors ces quelques syllabes, il les avaient lancées, pour être sûr que son camarade serait sur la même longueur d’ondes que lui. Qu’il ne chercherait pas machinalement à se dérober si Tao lâchait son étreinte pour se défaire de celle qu’Isaac exerçait sur lui. Que cette prise au sol, qu’il avait faite à Darrel, avait le pouvoir de se retourner contre lui, s’ils travaillaient ensemble. Et c’était seulement à cette condition, que cela pouvait fonctionner.

La stabilité avec un genou au sol, l’autre jambe ancrée et posée contre Tao, ainsi qu’un centre de gravité bien, bien bas. Un bras, certes pris, mais qui lui permettait de protéger ses côtes en cas d’attaque. Enfin, un rempart supplémentaire, en la présence de Tao, qui protégeait avec sa tête, ses épaules et sa position l’avant d’Isaac et l’autre côté de son corps. Un dos, dénué de toute protection, arrondi par la posture, mais qu’il faudrait venir chercher si on souhaitait l’atteindre. Et enfin, un bras libre, du même côté du genou qui tenait le cou du jeune homme masqué, qui pourrait l’aider à se défendre, et dans le pire des cas, à protéger une tête qui se rentrerait dans les épaules si on venait à la cibler.

Si tout cela survenait, il lui faudrait dorénavant tenir bon. Son ami pouvait faire le choix de s’en prendre à Darrel, bien sûr… mais si Isaac parvenait à tenir et à éliminer Tao pendant qu’Alphonse le laissait tranquille, alors ils auraient la possibilité de revenir sur un un contre un plus classique.

Et s’il avait cherché à créer sa propre forteresse avec son corps, minimiser ce qui était susceptible de l’attendre, en somme, il ne pourrait rien faire pour Darrel. Rien à part essayer de mettre hors-jeu Tao et serrer les dents en sachant qu’Alphonse, s’il prenait le parti de s'acharner sur son dos, allait lui faire très mal.

Le Kleinschreiber s’était enroulé autour de la tête de Tao. Il sentit ce dernier se débattre plus ou moins, essayant visiblement de ne pas lâcher prise sur Darrel… avant d’envoyer un coup de tête en plein dans le nez du noble. Cela lui fit mal, très mal. Il perdit la notion de l’espace, la notion du temps, une fraction de secondes, laissant seulement son corps continuer d’enserrer Tao mécaniquement, avant de reprendre conscience de ce qu’il se déroulait, et de ce qu’il était en train de faire. Tao. Darrel. Darrel, qui lorsqu’il lui indiqua de persévérer, resta silencieux. Alors certes, il ne s’attendait pas vraiment à une réponse, mais son camarade du jour était beaucoup trop inactif pour que cela soit réellement de bon augure. Aussi, Isaac comprit que Darrel avait fini par cédé physiquement. Qu’il avait atteint ses limites… Et Alphonse vint enfoncer le clou en le catapultant violemment avec un coup de pied, lui faisant lâcher sa prise sur Tao et l’envoyant rouler plus loin.

La situation dérapait. Comment ? Isaac n’avait pas envie de se poser cette question. Le plus important, c’était de la reprendre en main… Dans un un contre deux avec des ennemis plus forts et plus expérimentés que lui ? Compliqué. Impossible. Cela allait-il le dissuader ? Non. Il n’abandonnait pas. Parce que cela lui permettait d’apprendre. Il leur avait dit dès le départ, que cela pouvait s’avérer instructif. Et ça l’était, tout autant que les premiers échanges contre Alphonse qui lui avait permis d’appréhender les bases.

Il crachota quelque peu, vit le sang s'écraser dans des taches distinctes sur le sol, chercha à reprendre sa respiration en sentant de multiples points dans son corps qui le lançaient. Son dos, le haut du thorax, suite au coup de pied du Wright, son nez… Oh, il sentait aussi ce liquide chaud s’écouler de ses deux narines, l’obligeant à garder la bouche entrouverte pour respirer. Et dire qu’ils avaient encore un cours pratique avec Noxious Archangel d’ici quelques heures…

Sans Jake, sans tout ce qui avait pu se dérouler dans l’enceinte de cette école, l’étudiant aurait sûrement abandonné depuis longtemps. En l’occurrence, il se releva. Un peu péniblement, certes, mais il le fit quand même et darda son regard sur son environnement, loin, dans sa volonté, d’en avoir fini avec tout ça. Pourtant, son regard restait toujours calme, plus méticuleux, calculateur que rempli d’une hargne sauvage.

Darrel au tapis. Alphonse qui se relevait aussi. Tao qui… était encore au sol pour l’instant. Et qui, dans l’esprit d’Isaac, pouvait se relever à tout instant. Il se méfiait encore de lui, sans chercher à connaître les raisons exactes de sa passivité apparente. Après tout, n’avait-il pas attendu que son comparse du jour oublie sa présence pour l’attaquer ?

- Scheiße, jura le Kleinschreiber apathiquement.

Ce n’était pas souvent, qu’il se permettait de sortir des mots d’une vieille langue britannienne perdue. C’était même la première fois, même s’il en connaissait quelques-uns. Pourquoi, alors ? Parce que cela évitait de lui dire “merde” - son équivalent moderne - devant Alphonse. Cela lui évitait d’admettre à haute voix qu’il savait qu’il était probablement dans une impasse devant l’un de ses opposants tout en se permettant d’évacuer un peu la pression pour conserver son sang-froid. Et puis, a priori, le Wright ne devrait pas trop connaître ces vestiges linguistiques.

Le Kleinschreiber pissait le sang. Littéralement. C’était la deuxième fois qu’il saignait du nez, depuis toujours et depuis son arrivée à Glamis. La première fois, c’était à cause de Jak. Cette fois-ci, c’était à cause de Tao… Mais il avait l’impression que c’était pire… ou peut-être avait-il été trop chamboulé la première fois et s’était senti dans une impasse trop dangereuse et potentiellement mortelle pour y prêter trop attention peut-être ?

Puis le Wright revint à la charge, Isaac se mit en garde, commença à esquiver les coups opposés, à en parer certains. Il était prudent, très prudent et restait sur la défensive… ou peut-être attendait-il tout simplement le bon moment. Car il n’ignorait pas qu’il serait moins endurant qu’Alphonse, que son très cher ami gagnerait sur ce terrain, pour la simple et bonne raison que, même si l’on effaçait leurs blessures, il y avait des années d’entraînement qui le séparait d’Isaac. Un fossé que le Kleinschreiber entendait bien combler le plus vite possible tout en sachant que cela ne se ferait pas aujourd’hui même. Cela aurait été un miracle qu’il gagne aujourd’hui, le premier jour où on lui apprenait enfin les bases du combat. Le temps lui était compté, en cet instant. Le nombre de ses mouvements et leur intensité aussi. Mais il devait patienter. Encore un peu. Que le sang qui coulait sur son visage, qui s’engouffrait dans sa bouche, qui dégoulinait jusqu’à son menton en laissant quelques sillons rouges, puisse lui servir comme il l’entendait. Tao lui avait donné un atout non négligeable, qui n’en finissait plus de s’écouler. Son sang. Son propre sang. La ressource la plus essentielle, la plus vitale à son corps. Et il comptait bien l’utiliser de façon peu orthodoxe. Que cela soit bien perçu ou pas, il s’en fichait. Parce qu’encore une fois, il affronterait des ordures qui jouaient sans règles. Autant commencer à s'entraîner dès maintenant. Et celle qu’ils avaient posé aujourd’hui n’interdisait pas ce genre de coup. Il se fichait de la bienséance dans ces conditions. Le Wright aurait sans doute un aperçu de cet état de fait.

Il attendit de nouveau un jab, pour l’esquiver en se déplaçant légèrement de côté, de façon à ne pas agrandir la distance qui le séparait du frère d’Ezra. Avant de faire deux choses simultanément. La première, une feinte d’un coup de poing au niveau du plexus solaire. La seconde… Il postillonna volontairement et du mieux qu’il put le sang qu’il avait emmagasiné dans sa bouche sur son ami en direction de ses yeux - enfin, de sa visière. Une myriade de gouttelettes pourpres et visqueuses viendraient s’écraser sur la visière d’Alphonse et allaient sans doute brouiller sa vision s’il ne s’en prémunissait pas d’une façon ou d’une autre. Mais ce qu’il aurait indubitablement le temps de voir avant que ces gouttes ne l’atteignent, c’était justement cette fausse tentative de coup de poing.

Si Alphonse ne cherchait pas à empêcher le sang d’atteindre son visage, Isaac couperait court à sa feinte pour cueillir le Wright d’un violent jab au menton, histoire de pouvoir le désorienter férocement, avant d’enchaîner avec un véritable coup au niveau du foie s’il en avait l’angle et la possibilité.

Si le Wright essayait au contraire d’éviter les éclaboussures sanguines et de ce fait, faisait écran d’une façon ou d’une autre avec ses mains, par exemple, Isaac lui ferait une balayette au niveau des chevilles, et ayant retenu la façon dont il s’était promptement rétabli auparavant, chercherait à enfoncer le clou avec un coup de pied dans la zone pelvienne avant qu’Alphonse ne trouve une parade pour se remettre debout.

Quand son premier coup de poing porta, Isaac aurait pu en être satisfait. C’était une petite victoire, une de plus, pour lui… Mais cela ne l’intéressait pas. Cela ne l’intéressait pas de gagner, cela ne l’intéressait pas de se réjouir de ce petit pas, de ce niveau qu’il parvenait à atteindre, de ses progrès. Il avait peut-être même un peu de mal à avoir conscience que c’était lui qui avait réussi cela. Il avait du mal à pouvoir s’imaginer mériter quelque chose, en fait.

Et peut-être qu’il avait raison, quelque part. Raison, en tout cas, de ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Il sentit bien le pied d’Alphonse lui écraser le sien, pas puissamment, certes, mais suffisamment pour éviter qu’il ne recule. Il comprit d’autant plus que le Wright ne comptait pas le laisser filer puisque ce dernier ne chercha pas à revoir la position de sa jambe, à se retirer et le laisser tranquille… Il le maintenait donc sciemment sur place... et de ce fait, le noble ne pourrait plus esquiver.

Cette pensée vint à l’esprit du Kleinschreiber en une fraction de secondes, mais un fragment de temps qui permit à son adversaire de bloquer son coup tout en amorçant une réplique. Isaac avança un avant-bras sur la trajectoire de la paume, sans parvenir pleinement à l’amortir. Il dût encaisser le choc sur son bras, puis la cinétique - certes un peu amoindrie - de son avant-bras venant percuter son ventre. Une nouvelle volée de gouttes sanguines s’extirpa de sa bouche, involontairement cette fois, venant s’écraser mollement sur le sol - et peut-être sur les vêtements du Wright - avant qu’il ne cherche à prendre en réaction une grande goulée d’air par la bouche avec un râle rauque, dévoilant des dents encore rougies par le sang qu’il avait emmagasiné tantôt.

Isaac savait qu’il ne pouvait laisser Alphonse reprendre pleinement l’ascendant. Il tâchait de garder en tête de penser à sa garde, puisque son ami allait sans doute profiter de l’immobilité pour ne pas le lâcher, mais son esprit avant de plus en plus de peine à tout suivre. Le coup à l’épaule le toucha, le fit grimacer et le contraignit à reculer le pied gauche pour se désaxer et conserver un peu d’équilibre. Puis prenant conscience qu’il ne pouvait plus rester dans une telle position avec la pression qu’Alphonse lui mettait, il choisit lui aussi de miser sur la proximité et d’une solide impulsion de la jambe gauche, il se laissa basculer vers le Wright pour simplement l’emporter avec lui au sol, dépliant ses bras pour le contraindre à le précéder dans ce vol plané, laissant sa jambe passer devant lui et monter son genou pour venir frapper ses parties intimes dans la chute et en même temps, prendre en plein visage cette manchette qu’Alphonse lui réservait.

De nouveau, la douleur irradia son visage, sa conscience vacilla un instant, tout lui sembla extrêmement loin et extrêmement près en même temps tandis qu’il tombait en direction du sol, avec ou sans Alphonse sous lui.

Après une petite seconde, accusant la chute, le noble chercherait, soit à se relever, si le Wright s’était dérobé à cette tentative de prise, soit à profiter de sa position sur son ami pour lui asséner un coup de poing en plein visage. Mais dans les deux cas, le constat serait le même pour le Kleinschreiber : physiquement, il n’y arrivait pas, parvenant à peine à déplacer une main de quelques centimètres avant qu’elle ne retombe au sol tant l’effort que cela lui demandait était soudainement important. Sa tête tournait, le monde tanguait et pour contrer cet effet, il ferma les yeux.

- Alphonse… Je… Je n’arrive plus à bouger…

Il n’avait plus de force. Durement malmené jusqu’à ces trois derniers coups destructeurs, de la douleur à peu près partout dans le corps, une respiration erratique, due tant aux efforts qu’il avait fournis qu’au sang qui ne cessait d’obstruer son nez, Isaac avait atteint ses limites physiquement.

Il était encore un peu conscient, certes, assez en tout cas pour avoir prononcé ces mots d’une voix relativement lointaine et entrecoupée de brèves respirations, mais son corps n’était plus en raccord avec sa volonté de continuer à apprendre. Il ne faudrait véritablement pas grand-chose à son ami pour le faire basculer dans l’inconscience s’il le souhaitait mais le constat semblait déjà clair : c’était une défaite pour Darrel et Isaac, et une victoire pour Alphonse et Tao.

Ses yeux restèrent clos de longues secondes, après qu’il ait amèrement sonné la fin de sa combativité. Ce n’était même pas qu’il n’en avait plus la volonté… c’était purement physique. De quoi le frustrer, probablement, s’il n’avait pas envisagé dès le départ qu’il était l’élément le plus faible des quatre.

Isaac restait inerte, le visage contre le sol, immobile ou presque, seule sa respiration, qui se faisait bruyamment par la bouche et cherchait à prendre de grandes salves d’air permettait réellement de dire qu’il était encore conscient.

La réponse d’Alphonse lui arracha un rire, qui ne dura pas longtemps et se transforma en grimace quand sa cage thoracique tressauta et que la douleur commença à le cueillir violemment de partout, maintenant que l’adrénaline retombait.

Néanmoins, quand il entendit la voix de Tao, qu’ils avaient laissé aux dernières nouvelles amorphe au sol, il n’eut pas véritablement envie de rire. Etait-ce de la déception, qui naquit dans les entrailles du Kleinschreiber ? Etait-ce un sentiment de frustration qui le prenait de ne même pas avoir réussi à mettre un seul de leurs deux adversaires au tapis ? Peut-être. Il n’en était même pas sûr.

Isaac écouta bien, à défaut de pouvoir encore ouvrir pleinement les yeux, la suite de l’échange qui suivit, en se faisant qualifier lui-même de “petit nouveau”.

C’était vrai que… combien, après environ un mois passé à l’Académie, en partant de rien, comme lui, pouvaient se targuer de tels progrès ? Combien pouvaient tenir tête comme il l’avait fait à des criminels, par la force et par l’esprit, combien pouvaient dézinguer des pangolins féroces en quelques dizaines de seconde, combien pouvaient résister à, somme toute, trois des meilleurs combattants au corps-à-corps qui garnissaient les rangs d’étudiants de l’Académie ? Contre toute attente, c’est bel et bien un sentiment d’apaisement qui grandissait en lui.

Parce qu’on venait de lui expliquer les bases tout juste une heure auparavant, il avait réussi à donner du fil à retordre à des opposants féroces. Il avait le sentiment de progresser, de façon certaine.

Finalement, alors que Tao se préoccupait de Darrel, le noble fit l’effort de pousser sur ses bras pour se relever un peu tout en roulant sur le côté, pour se retrouver dans une position assise. Il essuya d’un revers de poignet le sang qui coulait encore de son nez, regarda le jeune homme masqué emporter son camarade de classe, avant d’être simplement touché par les mots qu’il leur destina. C’était cool. Jamais Isaac, quelques semaines plutôt, n’aurait été capable de penser cela. Et pourtant, dans son esprit, bien qu’il resta silencieux quant à ces remerciements, des mots se formèrent.

C’était cool, oui.

Le jeune homme resta mutique quelques instants de plus, avant finalement de se faire entendre.

- Samedi prochain, dix heures. Je serais là… et j’imagine qu’Alphonse également.

Isaac ne précisa rien de plus et ne sembla pas tenir compte de l’irritation du Wright. Pas d’invitation à proprement parler, pas de gentillesse, pas de plaisanteries ou même de félicitations. Si Darrel digérait mal sa défaite à son réveil, si Tao souhaitait remettre sa victoire en jeu, si Alphonse voulait montrer qu’il n’était pas qu’un faire-valoir pour son acolyte du jour, s’ils éprouvaient l’envie de continuer à progresser, de se mesurer à des individus compétents, ils sauraient où et quand trouver un, voire deux, des étudiants qui avaient participé à cet affrontement.

C’était, somme toute, tout ce que le Kleinschreiber avait attendu de cet exercice à partir du moment où les deux étudiants du professeur Evans s’étaient invités, c’était ce qui avait conditionné certains de ses choix plutôt que d’autres. Pour que les sentiments qui les saisiraient tous à la fin, négatifs comme positifs, les titillent suffisamment pour remettre le couvert ensemble régulièrement. Qu’il puisse s’entourer de personnes compétentes, bien meilleures que lui, pour avancer plus vite, tout en leur permettant de progresser aussi. Sa pensée ne s’était jamais arrêté à la simplicité d’un petit affrontement amical pour départager deux duos et valoriser ou malmener les egos. Il avait vu plus loin, dès le début. Et il avait été assez explicite sur la question dans le choix de ses mots pour accepter les autres étudiants dans ce petit exercice…

Une fois Tao et Darrel partis, le regard bleu du rouquin dévia vers Alphonse et s’y accrocha pendant longtemps, songeur. Le bref échange entre les deux étudiants masqués lui avait rappelé la relation houleuse qui existait entre Jake Harris et son collègue Gabriel Chevalier, qui se supportaient tout juste - et se permettaient, en pleine situation de combat, de se taquiner.

Mais une nouvelle fois, il choisit de briser le silence, pour s’adresser à son ami.

- Ce que tu as fait avec ta visière… c’était bien. Cela pourra te resservir, je pense.

C’était ce qui avait effleuré son esprit quand Alphonse lui avait jeté dessus. Il l'encourageait, en somme, à retenter l’expérience dans d’autres contextes. À y voir à la fois un outil pour masquer sa vue, mais aussi, une nouvelle arme à ajouter à son arsenal.

Isaac était content de cet exercice, par ce qu’il avait amené pour chacun d’entre eux. Loin de se formaliser de l’apparente ignorance de Tao, le Kleinschreiber entendait bien honorer ce qu’il venait de dire. Il serait là, dans tous les cas, tous les samedis à la même heure - et même un peu plus tôt dans son cas. Qu’il soit seul, qu’Alphonse le rejoigne pour donner suite à leurs petites leçons ou que d’autres décident de se joindre à eux, il continuerait. Jusqu’à ce qu’on décide de le diplômer et l’envoyer sur Antiqua…

Il resta encore assis un moment, récupérant sagement quelques forces, avant qu’Alphonse ne se fasse entendre suite à l’encouragement qu’il lui avait lancé concernant sa visière. Le noble hocha simplement la tête, intérieurement ravi que le Wright, par ses mots, acceptait d’entamer une réflexion à propos de l’outil qui lui permettait de contraindre son pouvoir.

Etait-il fier, d’être à l’origine de cela ? Non. Néanmoins, cela lui rappela les mots de l’aîné de son ami, quand il avait choisi d’évoquer la vérité derrière sa proposition d’entraînement avec Jake. Finalement, ils cherchaient tous deux à s’entourer d’alliés de taille… Et Alphonse ferait un héros formidable, effectivement, s’il continuait sur cette voie. Un sourire sibyllin vint éclairer le visage du Kleinschreiber, l’espace d’un bref instant.

Mais lui, Isaac, devait encore progresser. Beaucoup, beaucoup plus.

Il observa Alphonse se relever puis entamer une session d’étirements, notant scrupuleusement dans sa tête ce qu’il faisait, se contraignant lui-même pour l’instant à se reposer un peu, laissant le flux sanguin qui s'écoulait de son nez se tarir, avant de le rejoindre et de l’imiter, dans le silence, préférant laisser au Wright cet instant de quiétude - et peut-être de réflexion - qu’il avait instauré de lui-même.

Isaac s’était amélioré, c’était sûr. Tant physiquement, que mentalement. Plus prompt à bouger, à frapper, à s’engager dans un ballet qui désormais lui plaisait plus que n’importe quelle danse de salon, il était un peu un gamin qui découvrait ses premiers jeux un peu brutaux, qui ne rechignait pas à se cogner, à se retrouver par terre. Il découvrait tout ça avec des années de retard, en claquant la porte à la noblesse et à l’étiquette, mais cela l’enchantait. Plus prompt aussi à penser, à se laisser porter, à user de sournoiserie sans pour autant porter atteinte à ses propres principes et sa probité, il s’engageait sur la vie que les frères Wright lui avait montré.

Celle à être celui qu’il voulait être et pour laquelle il était maître de ses choix.

Alphonse le tira de ses pensées en tapant des mains et en annonçant qu’il souhaitait se restaurer. Toujours un ventre sur pattes, celui-là. Le Wright allait sans doute être un peu malheureux sur Antiqua s’il ne pouvait pas épancher sa faim quand il l'entendait…

Isaac laissa fleurir sur un visage un petit sourire amusé avant, d’un geste ample de la main, de désigner son visage ensanglanté ainsi que sa veste tachée. Deux choses à tout le moins inconfortables, même si, en l’état, il se fichait un peu de se rendre au réfectoire de façon non présentable, dans une tenue imbibée de sang.

- Laisse-moi vingt minutes, que je puisse prendre une douche et me changer.