La blessure aussi bénigne qu’impressionnante que lui avait offert Tao à son nez, les coups qu’il avait reçu ce jour-là, n’avaient pas découragé le Kleinschreiber quant à poursuivre son entraînement musculaire et martial les heures, les jours et les semaines qui avaient suivi. Il y allait avec de plus en plus d’acharnement, de plus en plus longtemps, mais aussi avec plus d’application, prenant grand soin à prendre le temps de faire des étirements avant et après ses efforts quotidiens, en se prenant d’affection à toujours écouter des livres audio ou simplement de la musique dans les moments où il était fatigué.

Il avait mis la main sur un livre d’anatomie, dans lequel il avait redécouvert les schémas anatomiques du corps humain, qu’il avait pu commencer à observer durant ses quelques mois en faculté de médecine. Et il prenait un certain plaisir à se rappeler le nom de certains os, mais surtout à essayer de comprendre le fonctionnement de certains muscles.

C’était nécessaire, selon son point de vue. Premièrement, afin de faire des étirements efficaces et adaptés aux zones du corps qu’il sollicitait. Ensuite, approfondir, là encore, ce qu’il avait appris et ce qu’il apprenait dans l’art du combat au corps-à-corps, et l’art du combat en général. Cela ne ferait jamais de lui un assassin hors pair et surdoué, mais la dimension théorique lui permettait de mieux appréhender la pratique : savoir qu’il fallait frapper au niveau du foie ou du menton ne lui suffisait pas, il avait envie de comprendre la raison derrière, comprendre pourquoi cela se révélait si efficace.

En dehors de cela, il avait rogné quelque peu sur ses lectures du soir, avant de dormir, pour se remettre aux échecs, en attestait la présence quasiment en permanence de la mallette qui contenait son jeu en verre sur le bureau dans sa chambre. Son temps social, en dehors des cours et des entraînements qu’Isaac pouvait être amené à faire en compagnie de ses amis, et en dehors des temps de repas, avait diminué. Il endossait de nouveau la solitude, celle qui avait guidé bon nombre de ses pas dans sa vie, avec toutefois un peu plus de légèreté, un peu plus de liberté. Mais il avait besoin, plus que jamais, de combler l’écart qui le séparait des autres.

S’il était encore en train de farfouiller dans les derniers contrats qui lui appartenaient pour y déceler la moindre ligne de laquelle ses géniteurs pourraient tirer quelque chose à son corps défendant, Isaac avait aussi entamé les démarches pour louer un box de stockage à Hastings, afin d’y entreposer l’intégralité de ses affaires et ainsi s’affranchir des griffes de ses parents sur ce point. Il n’attendrait pas que l’épée de Damoclès au-dessus de sa tête lui tombe dessus - ou qu’il décide de la faire tomber - pour s’en préoccuper. Il anticipait. Et il avait demandé l’aide et la complicité de sa soeur, ainsi que celle de leur gouvernante pour bouger tout ceci en toute discrétion, pendant qu’il serait encore coincé à l’Académie Glamis, dans le dos du reste de sa famille. De toute façon, à part les femmes de ménage, personne n’entrait dans sa chambre quand il n’était pas présent.

Isaac semblait par ailleurs encore plus tranquille, plus quiet, et se dirigeait certains soirs - quand il ne prenait pas le parti de lire ou de s’adonner aux échecs en solitaire - à peu près à la même heure, à la faveur de la nuit, quand la majorité de ses camarades se couchaient ou étaient déjà couchés, vers un gymnase, qui accueillait sa présence singulière pour continuer à s’approprier le don dont le Naraka Catana l’avait pourvu, pour embrasser ses défauts et ses qualités, pour embrasser le brasier incandescent qui vivait en lui.

Pour continuer à faire ce qu’il avait toujours redouté, quelque part. Pouvait-on lui en vouloir d’avoir été traumatisé à la première manifestation de son pouvoir ? Pouvait-on lui en vouloir de comprendre que ses actions pouvaient se révéler nocives pour plus d’un ? Qu’elles avaient des conséquences ?

Ainsi, les journées s’étaient succédées, éreintantes, les nuits s’étaient succédées, plus ou moins reposantes. Noxious Archangel s’était quelque peu ouvert à eux, en tout cas en livrant une infime partie de ce qu’il pouvait bien garder pour lui. Peut-être que c’était passé inaperçu pour d’autres, mais pas pour le Kleinschreiber. Il prenait le temps de l’observer, d’analyser ce grand homme si imperméable quant à ses pensées, sans rien dire à personne.

Noxious Archangel était un homme de terrain. Un homme d’action. Peut-être un homme d’aventure, aussi, amoureux des épopées sur ce continent maudit, amoureux des services qu’il pouvait rendre à l’Humanité et à son pays. Peut-être. En tout cas, incapable de rester sagement ici plus longtemps que le temps qu’il avait dû s’accorder - et que la Britannia lui avait accordé - pour former une classe de héros en herbe… Et incapable de parfaitement masquer le fait qu’il avait déjà repéré certains des éléments qui ne l’accompagneraient pas dans cette expédition sur Antiqua.

Le héros de platine ne leur avait jamais dit ouvertement, mais cela se sentait, dans certaines de ses manières, dans certains de ses mots, dans certains de ses actes. Certes, il ne les mettait pas véritablement de côté, il continuait de leur enseigner à tous ses savoirs, sur un apparent pied d’égalité. Mais voilà, s’il avait pu se séparer d’eux, il l’aurait sans doute fait, pour se concentrer sur ceux qui le méritaient. Cette méritocratie qu’il avait mis en avant, cette équité apparente, finalement, ne plaisait pas à Isaac. Parce que, fondamentalement, il avait plus à coeur l’égalité que l’émergence d’une élite.

Noxious Archangel faisait cours à tout ce petit monde, que les profils lui plaisent ou non, probablement parce que les pontes de Britannia le lui avait demandé, et qu’il ne pouvait refuser, sans quoi on ne lui aurait pas donné le feu vert pour occuper ce poste. Il le faisait, parce que dans tous les cas, qu’il décide d’emmener avec lui la totalité de la classe ou non, cela serait bénéfique à tout un tas de décideurs et de politiciens. Ils restaient tous de futurs héros.

Evidemment, cela trottait dans la tête du Kleinschreiber depuis le premier jour, et beaucoup de choses lui donnaient raison. Pour autant, il n’en avait jamais parlé, n’avait jamais rien montré à ce sujet.

Alors que leur professeur expéditionnaire continuait de leur faire cours, Isaac prenait, comme à son habitude, des notes, avec toujours son stylo, son cahier, une écriture fine et élégante et toujours une certaine rapidité pour ne pas perdre le fil. Cela avait du bon, d’avoir déjà quatre années d’études au compteur : les prises de notes, il connaissait ça un peu trop bien. Aussi, lorsque le héros leur rappela, après avoir fait toute une tirade sur la flore, que le danger venait de partout et qu’ils devaient être tout le temps attentifs, Isaac releva son stylo sans le reposer pendant quelques instants.

Oh, ça, il l’avait bien enregistré et vécu avant même l’arrivée de Noxious Archangel dans cette prestigieuse Académie. Le danger, partout, tout le temps, et innombrable. Parce qu’il n’y avait pas qu’un danger, mais plusieurs. Une créature pouvait décider de les attaquer, une autre pouvait se montrer durant ce laps de temps pour prélever son tribut. Le danger s’était même immiscé au sein de l’Académie grâce au pouvoir de Jak, il s’y était installé et y avait vécu sous les traits de Stuart… Sans même parler de pouvoirs et de Naraka Catana, les soirées mondaines auxquelles il avait participé s’étaient faites le terrain de chasse de bon nombre de dangers, de son point de vue. À partir du moment où l’on possède un peu d’influence ou d’argent, de toute façon, la majorité des gens s’approchent par intérêt et non par amitié. Une attitude qui hérissait le poil d’Isaac de Kleinschreiber en son for intérieur, et qui lui vaudrait bien des ennuis s’il en faisait la remarque tout haut devant les instigateurs.

Toujours est-il qu’il reprit ses notes lorsque leur instructeur réorienta son discours sur des choses plus intéressantes pour le prisme d’Isaac, jusqu’à ce que la sonnerie ne se déclenche, jusqu’à, même, ce que le héros de platine ne se taise.

Quand il décida de les libérer, le noble commença, comme beaucoup d’entre eux, à ranger ses affaires, calmement, mais il arrêta ses gestes lorsqu’il entendit Noxious Archangel reprendre la parole par-dessus les bruits de départ. Oh, bien sûr, il aurait pu à la fois ranger ses affaires et l’écouter, mais il n’avait pas envie de faire les deux choses en même temps - après tout, il arrivait à lire en marchant, un talent qui demandait une attention constante à son environnement et à sa lecture. Il releva la tête pour écouter l’enseignant, attentif, et opina simplement du chef lorsqu’il énonça un changement dans leur emploi du temps, sans, a priori, soulever d’inquiétude ou de découragement chez Isaac.

Certes, présenté comme ça, cela voulait dire plus d’entraînement physique et moins de théorie, ce qui lui était bénéfique. Mais aux yeux du rouquin, cela révélait possiblement autre chose. Cela sonnait comme s’il ne leur laissait plus qu’une seule semaine pour faire leurs preuves, en plus de celle qui était en cours. Un mois. Un mois pour trier et former les futurs diplômés qui participeraient à cette expédition exceptionnelle, un mois à ronger son frein pendant que le héros de platine devait mourir d’envie à l’idée de retourner affronter les périls d’Antiqua, cela semblait aussi insensé que pertinent… Alors c’était peut-être ça. C’était sûrement ça, même.

Mais là encore, le Kleinschreiber demeura muet comme une tombe. Alors que son enseignant redevenait silencieux, que ce constat heurtait son esprit, Isaac reprit le rangement consciencieux de ses affaires avec sa tranquillité habituelle, qui devait osciller entre la nonchalance et le flegme purement britannien, en prenant le temps qu’il lui fallait pour accomplir sa tâche, nullement pressé pour aller déjeuner même s’il imaginait sans peine la faim qui devait tirailler Alphonse.

Et si rien ne le retenait, il finirait par quitter la salle, probablement dans les derniers, avant de rejoindre ses deux amis dans le couloir et de se diriger silencieusement et docilement vers le réfectoire.

Au sortir de la classe, Isaac rejoignit donc ses deux autres compères silencieusement, prêta simplement l’oreille à leur conversation naissante alors qu’il gardait les yeux rivés sur le couloir. Et si Kyle semblait vouloir rendre le trajet plus rapide à base de plaisanteries, Alphonse ne semblait pas mordre du tout à cet hameçon, au contraire de ce que bon nombre auraient pu prédire. Le Kleinschreiber, en revanche, n’était pas si surpris que cela.

Isaac imaginait sans peine que c’était surtout la perception qu’il avait de son frère aîné qui l’avait changé. Plus que le reste, en tout cas. En se le mettant à dos en le blessant profondément, Ezra avait réussi à se déchoir du statut de modèle, d’icône que lui prêtait Alphonse depuis tant d’années. Le cadet n’avait probablement plus véritablement de repères sur ce plan-là, même si l’Académie Glamis lui en avait fourni un nouveau dans le même temps... Comme lui, finalement, commençait à trouver ses propres repères en dehors du carcan sociétal dans lequel il avait été enfermé depuis son plus jeune âge. A voir, maintenant, si Noxious Archangel pouvait prétendre à une telle place aux yeux du jeune Wright…

Etait-ce encore sûr qu’Alphonse souhaitait rejoindre les rangs de la BOIH ? N’était-ce pas plus simple d’envisager une carrière de héros citadin, aussi ? Ou peut-être que cela avait renforcé en lui l’envie de le dépasser… pour montrer qu’il était mieux que lui.

En un sens, Isaac le lui souhaitait, non pas parce qu’il jugeait qu’Ezra faisait du mauvais travail, au contraire, mais parce qu’il savait que c’était néfaste. Cela ne correspondait pas à l’exemplarité attendue d’un héros, certainement. Mais c’était aussi illusoire de se dire qu’il était possible, en tout temps, d’avoir les mêmes résultats de la façon la plus louable possible. Cela relevait de l’utopie. Alors si Alphonse démontrait au Kleinschreiber que c’était possible, Isaac en serait heureux. Il ne demandait, de son point de vue désabusé, qu’à y croire…

Et peut-être aussi, que cette annonce de leur professeur, actant, quelque part, la dernière phase de leur formation, pointant vers la première expédition de quelques rares élus dont le Wright ferait probablement parti, les rapprochait du moment où il serait de nouveau face à Ezra Wright - si ils étaient encore tous les deux en vie. Peut-être que son ami redoutait ce moment, comme lui ne saurait jamais trop comment aborder le blond lors de leur prochaine rencontre - et si elle arrivait - après la façon dont ils s’étaient quittés…

Dans tous les cas, c’était encore temps de faire marche arrière. De tout arrêter, de tout quitter, devant le regard moralisateur et déçu de Noxious Archangel, s’ils en avaient l’envie.

Ce qui n’était pas le cas d’Isaac, qui avait bel et bien envie de tracer sa propre route. Et en parlant de route, la leur croisait de nouveau celle de deux jeunes femmes, qu’ils commençaient à bien connaître.

- Oui, répondit Isaac à la question lancée par Angela en saluant les jeunes femmes d’un signe de la tête.

Si le Kleinschreiber aurait pu retourner la politesse à la demoiselle, il ne le fit simplement pas parce que Kyle s’en était déjà chargé - et que cela n’avait aucun intérêt de leur poser deux fois la même question à quelques secondes d’intervalle.

Et tandis qu’ils s’avançaient dans le réfectoire, qu’Alphonse s’en allait plus rapidement qu’eux vers la nourriture proche, il semblait que le discret Isaac Kleinschreiber, sans rien dire, avait attiré l’attention de quelqu’un.

Le coup d’oeil surpris et les paroles qu’Alicia lui décerna le décontenancèrent, pas dans la forme, mais plus sur le fond. Il ne s’était clairement pas attendu à ce qu’elle lui fasse une telle remarque mais la perspective qu’Alphonse aurait pu détourner ces propos s’il n’avait pas été aussi loin d’eux ne sembla pas vraiment l’affoler.

- Je ne pense pas qu’il y ait besoin de tendre vers un physique d’athlète pour être un homme, dit-il pince-sans-rire.

Le concept d’homme viril et musclé, alors même que c’était ce à quoi il ressemblait de plus en plus physiquement, ça lui passait au-dessus de la tête. En grande partie parce que des hommes fins et élégants, il y en avait pas mal. Qu’un individu mal assuré pouvait aussi bien avoir vingt que cinquante ans. Un homme pouvait avoir la parfaite figure de la masculinité telle que les gens aimaient la penser, le noble n’avait jamais adhéré à ce concept. Rien que pour le fait que l’on interdise aux garçons de pleurer mais qu’on préférait les voir en colère… Cela revenait à interdire à un homme de ressentir et montrer tout un pan de sentiments et d’émotions, au profit d’une certaine violence.

- Mais oui, j’ai pris quelques kilos, concéda le Kleinschreiber sobrement.

Etait-il ravi que quelqu’un d’autre que lui remarque le fruit des efforts qu’il fournissait depuis plusieurs semaines ? Non, il s’en fichait. Enfin, disons qu’il y avait peut-être une seule personne qui aurait vraiment pu faire mouche avec ça, mais… ils s’étaient quittés de la mauvaise façon et les choses de la vie étaient bien trop compliquées et incertaines pour eux pour qu’Isaac puisse émettre ce genre de pensées avec toute la légèreté que cela pouvait induire.

Non, s’il s’entretenait aussi ardemment, du matin au soir bien après le coucher du soleil, c’était pour pouvoir prétendre à la carrière à laquelle il aspirait, et surtout affronter du mieux qu’il le pouvait les périls dans lesquels il serait précipité. Ça, il imaginait sans peine que l’esprit pragmatique d’Alicia était capable de comprendre que c’était là la principale raison motrice de ces changements.

Les plaintes d’Alphonse n’attirèrent même pas le regard du Kleinschreiber, seulement une brève pensée : le Wright devrait indubitablement revoir son exigence à la baisse lorsqu’il serait sur Antiqua. Il y avait fort à parier que les boulettes qu’il abhorrait tant sembleraient bien meilleures que les rations qu’on leur fournirait.

Quant à lui, Isaac… eh bien, le menu de la cantine, bien en-dessous de ce qu’il avait eu l’habitude de manger pendant vingt années durant, lui allait parfaitement : ces haricots secs et insipides à souhait, ce poisson pas frit… il aimait bien. Parce qu’il goûtait enfin le quotidien de la majorité des jeunes gens de son âge, après avoir eu maintes fois l’occasion de boire du champagne et du vin dont le prix à la bouteille frôlait parfois le mois de salaire et goûté tout autant de fois des mets précieux autant dans les ingrédients qui les composaient que le soin accordé au dressage de l’assiette.

Le jeune noble hocha la tête sommairement auprès d’Alicia quand elle jugea bon d’introduire une nuance dans ses propos. Tous deux ne se contredisaient en aucun cas, en fait, mais il était bien en peine d’être flatté par l’encouragement voilé qu’elle lui adressait.

Isaac savait qu’il faisait partie de ceux qui avaient, objectivement, le moins besoin de compter sur leurs compétences purement physiques. Parce que son pouvoir était efficace à distance. C’était comme ça qu’ils l’avaient tous connus, d’ailleurs, ou quasiment tous. Certes, il devait néanmoins avoir un minimum d’endurance et de réflexe, mais dans les faits… il n’était pas obligé de s’impliquer autant comme il le faisait, notamment en cherchant à tout prix à devenir meilleur au corps-à-corps qu’Alphonse, par exemple.

Il écouta ensuite, tout en mangeant, la conversation qui continuait et changeait de sujet du côté de ses autres camarades et amis, décela l’optimisme et peut-être la naïveté d’Alphonse dans la durée qu’il énonça, mais aussi l’humilité de Kyle et son manque de confiance avec la précision qu’il ajouta.

Un mois en plus, deux mois ? Cela semblait effectivement probable, du point de vue d’Isaac… si l’on sous-estimait Noxious Archangel. En trois semaines de présence, il avait déjà laissé filtrer quelques fois son impatience… alors attendre encore au bas mot le double de ce temps, voire le triple ? Complètement illusoire. D’autant plus qu’il l’avait dit à son arrivée : si personne n’en valait la peine, il repartirait seul sur Antiqua. Il s’était probablement donné une date butoir proche, bien plus proche que ne l’envisageait le Wright, pouvait éventuellement consentir à rester quelques jours de plus que la date de l’échéance, voire une semaine, mais pas plus.

Quant au fait que leurs deux classes n’œuvraient plus ensemble dans des exercices communs… Isaac lui-même aurait bien aimé travailler avec la classe du professeur Evans. Il appréciait - enfin, autant qu’il pouvait aimer des personnes en qui il n’avait pas totalement confiance - une partie des étudiants qui s’y trouvaient. C’était intéressant, comme façon de faire éducative, en plus. Mais cela ne convenait évidemment pas aux plans qu’avait en tête leur professeur expéditionnaire. Il ne pouvait pas se contenter de les mélanger à des aspirants héros desquels il ne tirerait rien, il ne pouvait pas se contenter de l’empathie et de la pédagogie du professeur Evans alors qu’il levait lui-même le voile sans ambages de ce que réservait Antiqua à ceux qui foulaient cette île du pied.

Vint ensuite les pronostics sur qui accompagnerait le prestigieux héros. La réponse d’Alphonse, toute trouvée, évidemment, n’obtint aucune réaction de la part du jeune noble. Elle était trop prévisible. Celle de Kyle captura un peu plus son attention, mais sans grande expressivité non plus. Amelia de Calderdale était la candidate idéale aux aspirations que pouvait nourrir Noxious Archangel à leur encontre. Pour Suzie, en revanche, Isaac avait peine à le croire. Si elle avait eu l’occasion de progresser, comme eux tous, elle manquait encore de jugeote et de sang-froid, et peut-être d’ambition. Trop, à son regard, pour que leur enseignant ne choisisse de s’encombrer d’elle, même si son pouvoir pouvait s’avérer utile.

- Zachary, probablement, intervint Isaac à la suite du Grealish.

Il était fougueux, fier, indépendant. Un chien un peu fou, au pouvoir explosif et dangereux. Mais qui aurait le cran de prendre du Naraka Catana si on lui proposait d’entrer dans cette liste d’élite héroïque qui avait accès à cette poudre, capable, vraisemblablement, de se salir les mains, qui ferait sans doute des merveilles avec son pouvoir… Un candidat très imparfait, très dangereux, mais… s’il savait se tenir quand il le fallait - et techniquement, même si cela avait été un peu laborieux, il avait réussi à travailler avec Kyle, à ravaler sa fierté pendant un temps - Isaac le voyait bien devenir un élément gravitant autour de Noxious Archangel, étonnamment. Et dans le pire des cas, la peur de la mort le dissuaderait peut-être un peu de faire n’importe quoi sur Antiqua, dans un groupe de personnes qui ne le tenaient pas véritablement à coeur et que personne ne tenterait probablement de sauver s’il se fourrait volontairement dans le pétrin tout seul.

En revanche, là où Isaac était sans doute d’accord avec ses camarades, c’était sur le nombre d’entre eux que le héros expéditionnaire prendrait à ses côtés. Une petite dizaine, ce devait être un nombre envisageable pour ce que Noxious Archangel entendait faire. En revanche, il avait toujours la vague idée que l’expéditionnaire n’allait pas les traîner dans une mission de routine - dont le caractère n’enlevait rien à la dangerosité de tout ce qui peuplait de près ou de loin ce maudit continent - qu’on réservait aux premières expéditions. Rien ne l’en empêchait, en soi… Mais quel serait le mérite, pour un adepte de méritocratie, d’avancer d’un pas de plus vers la médaille de diamant avec une mission routinière en traînant derrière lui des héros tout juste diplômés ?

Certes, Isaac ne le voyait pas tous les envoyer au casse-pipe, cela n’aurait aucun sens. Mais il ne le voyait pas les conduire sur une mission routinière qui n’aurait qu’un goût de victoire offerte dans sa bouche. Un goût d’insignifiance. En outre, tout ce cirque manigancé avec la Britannia aurait plus d’impact s’il prouvait qu’il arrivait à faire émerger des héros talentueux, de quoi enclencher tout un remaniement dans l’éducation faite à l’Académie Glamis.

Le Kleinschreiber ne s’était pas fait plus bavard que cela. Si cela avait été le cas du Wright, cela aurait sans doute été suspect, mais Isaac était toujours discret, toujours calme habituellement, il ne dérogeait pas à la règle en ce jour. Il était toujours oubliable, finalement.

Et il retenait bien de ses pensées, pas parce qu’il se méfiait de ses amis, mais parce que les conséquences lui semblaient plus néfastes s’il parlait. Parce que leur dire, cela reviendrait à leur ajouter une source de stress supplémentaire ou les voir se démener davantage, voire les deux. Parce qu’Alphonse comptait ardemment partir en qualité d’accompagnant avec le héros de platine que les formait, et visiblement Kyle ne pensait pas être choisi. Ce serait une bonne chose, de les voir s’entraîner toujours plus ardemment, effectivement… mais à quel prix ? Noxious Archangel ne prendrait avec lui que ceux qu’il estimait dignes, prêts. Ils n’avaient pas besoin d’être plus préparés que ce que leur instructeur souhaitait, objectivement, d’autant plus que leur professeur se faisait toujours silencieux et discret sur bien des choses... Comment le prendrait-il si, parmi ses étudiants, il remarquait qu’il y avait un sursaut de zèle ou que des rumeurs - vraies ou fausses - pointaient le bout de leur nez alors qu’il s’évertuait à être si illisible ?

Peut-être Isaac se trompait-il, peut-être son pessimisme et sa méfiance lui jouaient des tours… et il en serait bien heureux, mais son instinct, lui, lui criait qu’il avait raison depuis le début. Parce que Noxious Archangel lui rappelait trop Ezra Wright d’un côté, et le monde dans lequel il avait grandi de l’autre.

Isaac continuait d’écouter la discussion qui se prolongeait tout en profitant de son silence pour manger tranquillement le repas qui était devant lui.

Cela faisait donc six mois que l’ancienne petite amie de Romuald étudiait déjà dans l’enceinte de l’Académie Glamis. Six mois qui la rapprochaient inéluctablement du moment où elle serait envoyée à Antiqua, avec l’espérance qu’elle s’en sorte vivante.

Le regard d’Isaac s’attarda sur la silhouette du Wright avant de se reporter sur Angela. À son air, Alphonse devait peut-être espérer qu’Angela et lui feraient leur expédition ensemble. Ou qu’il leur reste encore un peu de temps avant leur inévitable séparation, qu’ils chériraient probablement avec grand soin. Ou, tout simplement, qu’elle survive à l’épreuve qui l’attendait, au même titre que lui, pour essayer de la retrouver par la suite.

Trois hypothèses dont le noble était en grande peine d’assurer le résultat avec certitude.

Le rouquin poursuivit son écoute, donnant peut-être l’air d’être plus investi dans son repas que pour ses proches. Mais c’était tout l’inverse, dans les faits. Il était bien plus intéressé à entendre, comprendre ce qu’ils étaient susceptibles d’envisager, de voir leur état mental, que se préoccuper de la texture ou de la couleur d’haricots insipides.

Le point soulevé par Alicia laissa Isaac légèrement pensif.

Fiables, oui. C’était relativement un bon critère pour une première expédition.

Mais pas le seul qui comptait si on voyait plus loin. Noxious Archangel l’avait dit, il souhaitait avant tout dénicher ceux qui pourraient le rejoindre sur la shortlist des héros capables de prendre du Naraka Catana. Angela, Jack, Rhys, Alicia, Tao, Darrel, étaient-ils tous prêts à suivre son chemin ?

Ce n’était pas qu’une affaire de fiabilité. C’était de la dévotion, mais aussi un mental en acier. Pour être sûrs d’apporter les bons candidats, et que la denrée si rare qu’était le Naraka Catana n’était pas gâchée vainement. Le rendement et l’économie, là encore, dont leur avait parlé leur enseignant. Et surtout, une récurrence des expéditions. Il voulait de nouveaux expéditionnaires de talent.

Arriveraient-ils tous à faire preuve d’un sang-froid exemplaire, ne pas relâcher leur attention, à tuer si la situation l’exigeait, à laisser derrière eux ceux qu’ils devaient laisser ? C’était une question, du point de vue d’Isaac, qui ne trouvait réponse seulement lorsque l’on se retrouvait devant le fait. Et si Noxious Archangel avait eu l’occasion de s’en faire une première idée le jour de son arrivée, qui lui avait permis de trier les étudiants qui peuplaient sa classe, le professeur Evans et ses élèves n’avaient pas encore été confrontés à cela. Enfin, sauf Alicia, Angela et Emma, qui avaient déjà elles-mêmes été plongées dans des tourments périlleux.

Non, au contraire de Kyle, le Kleinschreiber n’imaginait pas Noxious Archangel regretter cette expérience avec la classe qu’il avait sous sa garde. Pour la simple et bonne raison que s’il jugeait qu’ils n’en valaient pas le coup, il serait déjà parti. Il leur avait fait comprendre le jour de son arrivée. Parce qu’il n’avait pas de temps à perdre. On lui avait proposé cette classe spécifiquement après les événements qui s'y étaient déroulés, et il avait saisi l’occasion… En sachant déjà quels rares profils s’y trouvaient. Ceux qui avaient vécu l’enfer sans y être préparés. Certes, il devait peut-être ronger son frein concernant bien d’autres de leurs camarades qu’il jugeait inaptes à ses yeux. Mais c’était un compromis suffisant, sans doute, et demandé par les pontes britaniennes pour qu’il ait pu consentir à prendre le rôle de professeur avec eux. Et si on se basait sur les critères autres que la fiabilité, certains profils, comme Amelia ou Zachary émergeaient encore…

De là à soutenir les propos qu’Alphonse venait d’énoncer, soutenant mordicus qu’ils étaient meilleurs que la classe de jeunes gens d’Evans, pour Isaac, ce n’était pas possible. Ils avaient tous progressé, il est vrai, mais il n’avait lui-même pas la prétention de se dire meilleur que les autres - preuve en est, quinze jours auparavant, il avait perdu en compagnie de Darrel face à Tao et Alphonse, dans des circonstances jugées équilibrées par le Wright…

Et si l’enthousiasme soudain des demoiselles face à l’assertion de son ami, pour proposer un affrontement amical entre eux, ne pouvait qu’être intérieurement partagé par le Kleinschreiber, ils furent interrompu par une arrivée.

La voix, évidemment, leur était connue. Isaac tourna la tête vers le professeur Evans, lui rendit son signe de tête tranquillement, en ayant toutefois la conviction qu’il ne venait pas les trouver par hasard.

Ce qui se vérifia dans les propos qui suivirent, invitant les deux jeunes femmes à se rendre sur les terrains d’entraînement l’après-midi même, induisant un changement de dernière minute, avant d’en faire de même pour le trio inséparable, qui fit arquer un sourcil sur le faciès du Kleinschreiber.

Ce dernier répondit néanmoins par un hochement de tête sobre, indiquant qu’il prenait note de la consigne que l’on venait de leur transmettre.

Noxious Archangel venait-il une nouvelle fois de faire appel au pouvoir de l’état-major britannien pour la tenue, visiblement à la dernière seconde, d’un exercice, ou avait-il eu une idée sur le tas ? Des hypothèses qui ne trouveraient réponse que dans un certain temps... Mais qui pouvaient toutes être aussi bien liées à un départ en direction de ce continent maudit prochainement, et lié au changement de programme dont il les avait notifiés le matin-même.

Et si l’on pouvait penser - et à raison - que l’exercice qui allait, de toute évidence, rassembler leurs deux classes, allait encore les voir se mélanger, Isaac n’était pas exactement sûr que cela prendrait la même tournure que la fois précédente. Si le héros de platine envisageait de mener une opération commando avec une poignée de ses étudiants, formés par ses soins, il envisageait de ce fait de les faire travailler ensemble. Pas en duo, en un groupe complet. Les confronter tous ensemble pouvait être un bon investissement, pour voir ce qu’il en ressortirait. Mais il n’envisageait sans doute pas de les confronter au reste de la classe, pas à ces jeunes pousses qu’il avait écarté définitivement de sa sélection, qui ne répondaient pas à ses attentes et qui, probablement, feraient de mauvais advsersaires pour les diamants qu'il voulait voir polis…

Alors quoi de mieux, sans doute, que les confronter aux meilleurs étudiants de la classe du professeur Evans ? Alphonse était-il toujours prêt à mettre une main à couper pour prouver qu’il avait raison ? Car ils allaient très possiblement avoir l’occasion d’avoir un semblant de réponse avant la fin de la journée.

Finalement, c’est un sourire amusé qui fleurit sur les lèvres d’Isaac, après cette annonce. Dans tous les cas, plus que multiplier les conjectures et s’y noyer ; de son point de vue, cela allait s’avérer instructif, c’était bien tout ce qu’il en attendait.

La question qu’Alphonse émit après le départ du professeur Evans de leur table n’obtint aucune réponse de la part du Kleinschreiber. Aucune réponse vocale, du moins. En son for intérieur, le noble n’imaginait pas Noxious Archangel flancher sous les demandes du professeur Evans et faire preuve d’un peu de mansuétude à son égard ou à celui de ses étudiants. Non, s’il avait accepté - ou proposé, même - de faire un exercice conjoint, c’était pour son propre intérêt - celui de sa venue à Glamis pour continuer de sélectionner, parmi ses élèves, ceux qui le suivraient sur Antiqua. Ce qui rejoignait quelque peu l’idée que présenta Kyle à haute voix.

La réplique d’Angela n’apporta pas non plus d’inquiétude ou de gaieté sur le faciès du Kleinschreiber, ce dernier était loin de se sentir aussi assuré qu’Alphonse, et par conséquent, loin d’être la cible de la malice de la jeune femme.

Evans avait dit 14h30, comme heure de rendez-vous. Et pour ses étudiants, et pour ceux de Noxious Archangel. Or, ce dernier commençait systématiquement ses cours à 13h30. Alors oui, si l’exercice avait besoin de préparation, compte tenu qu’il le lançait à la dernière minute, il pouvait prendre exceptionnellement une heure de battement, pour parfaire les choses… Ou bien simplement pour se caler avec la classe d’Evans. Et Isaac penchait plutôt pour la seconde solution, même.

Il resta tout aussi quiet par la suite, comme à l’accoutumée, peut-être légèrement pensif par moments, ni empressé, ni anxieux quant à l’après-midi qui se dessinait doucement à leurs regards. Il restait juste… tranquille.

Lorsqu’ils quittèrent le réfectoire et allèrent trouver un coin paisible pour s’asseoir et s’occuper pendant le temps qu’il leur restait avant la suite des événements, Isaac, mit l’un de ses écouteurs à son oreille droite, pour à la fois garder une certaine attention aux éventuelles conversations de ses amis, mais aussi poursuivre l’écoute de son livre audio du moment - un bouquin très sérieux qu’il avait tout juste commencé le matin même.

L’Art de la Guerre.

Un sacré morceau, un ancien traité militaire, économique, célèbre, peut-être même plus célèbre que son auteur hongwois. Si la philosophie avait amené beaucoup de nouvelles curiosités dans la vie du noble, beaucoup de domaines transversaux, cette théorisation mi philosophique mi militaire ne l’aurait jamais intéressé auparavant. Il avait eu l’occasion de le croiser dans de nombreuses bouquineries, dans de nombreuses bibliothèques, sans jamais daigner s’y intéresser, pour la simple bonne raison que la guerre, il n’en avait jamais rien eu à faire.

Ce n’était plus le cas. Pas à cause du parcours quasi militaire auquel les soumettaient les exigences de Noxious Archangel, mais bien pour ce qu’il envisageait s’il revenait vivant d’Antiqua. La BOIH. La guerre contre les criminels et leurs organisations. Après la survie en milieu hostile, ce qu’il devait commencer à concevoir, c’était…

L’art de la guerre.

Le doigt d’Isaac glissa sur son téléphone pour reculer de plusieurs dizaines de secondes sur la piste audio qu’il écoutait, souhaitant écouter de nouveau un passage qui venait tout juste de se finir à ses oreilles, avant de mettre sa lecture sur pause.

“Capable, passez pour incapable ; prêt au combat, ne le laissez pas voir ; proche, semblez donc loin ; loin, semblez donc proche. Attirez l'adversaire par la promesse d'un avantage ; prenez-le au piège en feignant le désordre ; s'il se concentre, défendez-vous ; s'il est fort, évitez-le. Coléreux, provoquez-le ; méprisant, excitez sa morgue. Dispos, fatiguez-le ; uni, semez la discorde. Attaquez là où il ne vous attend pas ; surgissez toujours à l'improviste. Tels sont les stratagèmes qui apportent la victoire et qui ne peuvent s'apprendre.”

Ce qu’il venait d’entendre, ces longues phrases, qui ressemblaient plus à une liste de faits qui conseillaient d’agir à l’opposé, ça résonnait en lui profondément. Parce qu’il s’y retrouvait. Parce qu’il avait dû se cacher dans l’immense aquarium pour éviter de se faire plus pulvériser qu’il ne l’était déjà. Parce qu’on le prenait pour un candide et un naïf, qu’il gardait beaucoup de secrets, sur sa façon de penser, notamment. Ça lui était inné, en quelque sorte.

L’art de la ruse.

Parce qu’il avait rusé à Stuttonhouse, qu’il avait misé sur l’improvisation et la nature humaine de ses alliés comme de ses ennemis pour utiliser le pouvoir d’Alphonse afin d’immobiliser Jak.

Parce que piégé dans son réfectoire lugubre, il avait choisi de négocier, avec une proposition invraisemblable au possible avec des objectifs secrets, et surtout inattendue, qui avait commencé de semer une discorde chez l’adversité tout en leur vendant une promesse d’avantages qu’il ne leur aurait jamais donnés. Il avait pris le parti de lâcher Syke, de sentir qu’il était sans doute plus fort que les autres, et de le laisser filer plutôt que de le combattre. Il avait, contre toute attente, utilisé la colère de Romuald contre lui, faisant même douter Angela du bien fondé de cette manoeuvre.

Parce que, invité à participer au piège pensé par Ezra Wright qu’il avait flairé dès le départ, il n’avait fait qu’afficher sa facette la plus innocente, la plus visible, se comportant comme un doux agneau, alors qu’il n’était qu’un prédateur tapi dans l’ombre, prêt à mordre à la jugulaire celui qui se faisait passer pour un allié. Illusion que Stuart avait probablement cru jusqu’à sa mort.

Parce que dans l’affrontement en compagnie de Darrel et qui les avait opposé à Alphonse et Tao, il avait cherché à appliquer quelques-uns de ces préceptes sans même les connaître sous forme de maxime pour tirer son épingle du jeu.

Il avait le flair, l’esprit critique, la ruse. L’imprévisibilité, jusque dans sa curiosité, en attestait entre autres les quelques airs décontenancés que le capitaine de l’Unité Rouge-Gorge avait pu laisser filtrer lors de leurs diverses discussions, le fait qu’il arrivait parfois à accomplir l’exploit de rendre Alphonse muet ou bégayant, ou l’air renfrogné de Noxious Archangel après l’une de ses questions, le jour de leur rencontre.

L’univers dans lequel il avait grandi, celui qu’il détestait tant, l’avait forgé d’un bois probablement peu commun. S’il arrivait à conjuguer ça et ses valeurs, s’il arrivait à unifier le chaos qui régissait son être, il pourrait sans doute aller loin.

Mais une autre pensée vint s’insinuer dans son esprit. Ezra avait forcément dû lire ce bouquin. Toutes les batailles qu’il avait menées à Glamis, Suttonhouse, la soirée dans le réfectoire lugubre, le piège sur Stuart, cela correspondait à ça. Ce qui leur faisait encore un point commun de plus. Son vocabulaire riche, son éloquence… Il était cultivé. Ce pourquoi, quand Isaac lui parlait de philosophie, il ne semblait pas perdu. Ce pourquoi il avait une certaine inventivité. Il avait la pensée thinking outside the box. Celle qui permettait de voir les choses sous un autre angle, comme Isaac. Un mode de pensées qui était souvent lié aux artistes. Sa soeur le lui avait dit, une fois. Il avait le profil d’un créatif, d’un artiste, lui aussi. L’hyperphantasie, c’était aussi une capacité très artistique. L’essence même du pouvoir du frère d'Alphonse était celle d’un artiste. C’était même l’apposition à la réalité de l’hyperphantasie, dans les faits.

Ezra Wright était un artiste. Et cette constatation, simple et laconique, l’émerveilla silencieusement pendant quelques secondes. Parce que derrière ce capitaine inébranlable et impitoyable, même s’il n’avait plus de temps libre et qu’il se consacrait essentiellement à ses devoirs, se cachait une certaine sensibilité. Une facette diantrement séduisante aux yeux d’Isaac.

Le Kleinschreiber n’eut pas l’occasion de finir en intégralité l’écoute de ce livre. Et il n’avait pas appris grand-chose en vérité, cela avait simplement réussi à lui montrer, avec des mots, ce qu’il avait déjà pu observer ou faire. En un sens, c’était plus simple que d’apprendre quelque chose de nouveau.

En arrivant aux terrains, il eut, comme, sans doute, d’autres, la non surprise de découvrir Noxious Archangel et le professeur Evans côte à côte, donnant raison quant au fait qu’ils allaient passer l’après-midi ensemble, mais aussi, plus surprenant, le professeur Poulsen et ses étudiants.

Si Isaac, au contraire d’Alphonse, resta tranquille, il n’en écouta pas moins attentivement les explications qu’on leur servit.

Le Kleinschreiber n’apprit pas grand-chose, en vérité, pas plus que ce qu’Angela avait pu leur dire lors du déjeuner. Si le professeur Evans semblait prompt à tempérer les ardeurs et le stress qui auraient pu émaner des étudiants, insistant sur le fait que l’exercice n’était pas noté et que c’était surtout l’occasion de constater les progrès de chacun, Isaac y vit des choses qui le firent tiquer. Pas auprès d’Evans ou de Poulsen, mais bien de Noxious Archangel.

La grande partie des explications ne devait pas le concerner, en attestait son silence et son illisibilité aussi exemplaires qu’habituels. Il avait toujours l’impression que le timing entre le changement brusque de programme annoncé le matin même et cet exercice annonçait un départ pour Antiqua plus proche que ce qu’envisageaient les autres étudiants. Le héros de platine n’avait pas besoin de notes, en vérité, pour envoyer les étudiants sur ce continent maudit. Il les sélectionnait selon son bon vouloir, et personne ne viendrait s’opposer à cette décision. Le bilan qu’il dresserait de son côté, ce n’était probablement pas pour leur dégager des pistes d’amélioration, mais bien pour affiner ses choix. C’était peut-être même une ultime évaluation de leurs compétences pratiques avant de véritablement se décider qui prendre avec lui.

Et c’était une bonne idée, comme l’avait partiellement envisagé Isaac, de les confronter à des étudiants autres très proches d’être diplômés. Parce qu’ils étaient les meilleurs éléments encore présents au sein de l’Académie Glamis - autre que ceux qui se trouvaient éventuellement dans la classe dirigée par Noxious Archangel. Ils étaient leurs adversaires les plus potables, hormis les professeurs.

Les précisions apportées ensuite, leur demandant de former un trio avec un étudiant provenant de chaque classe, indifférèrent le jeune noble, qui était resté sagement immobile.

Son regard passa rapidement sur ses camarades, Angela, en premier lieu, qui allait sûrement prendre Alphonse comme partenaire, Alicia, avec qui il avait déjà oeuvré et n’était pas désagréable - tant qu’on ne la prenait pas pour une demoiselle en détresse -, ignora la silhouette d’Emma - principalement parce qu’elle avait décidé de leur tourner le dos et de les oublier, et qu’Isaac ne se voyait pas l’importuner - sans chercher à être curieux des progrès qu’elle avait pu être amenée à faire - ou ne pas faire - depuis leur sordide aventure. Il s’arrêta un bref instant sur Tao, se rappelant à la fois sa maîtrise en corps-à-corps et les particularités de son pouvoir, fit de même avec Darrel, avant d’arrêter ses yeux bleus de nouveau sur Alicia. De toute façon, tant qu’ils n’avaient pas plus d’informations sur l’exercice qui les attendait, il ne servait sans doute à rien de se casser la tête…

- Nous n’avions pas dit que nous travaillerions de nouveau ensemble si nous en avions l’occasion ? demanda-t-il en se rapprochant de la jeune femme.

Un simple rappel, qu’il n’imposait évidemment pas à Alicia, mais qui invitait la demoiselle à se remettre à travailler de nouveau avec le Kleinschreiber pour un exercice. Possiblement le dernier qu’ils auraient l’occasion de faire de manière conjointe. Une proposition que n’aurait jamais pu faire Isaac quelques semaines auparavant…

Mais pour autant, rien n’indiquait que le trio formé serait amené à oeuvrer en tant qu’alliés et non comme ennemis. Cela, Isaac l’avait noté dans un coin de sa tête, en se disant qu’en choisissant Alicia, ils sauraient tous deux faire la part des choses en fonction de l’énoncé, et donner le meilleur d’eux-mêmes, avec, ou contre, l’autre.

Le pragmatisme d’Alicia, la recherche de l’efficacité et de la rapidité se dévoilèrent une nouvelle fois au Kleinschreiber… plus frontalement que jamais, une fois qu’il lui fit la proposition de travailler ensemble et qu’elle accepta sans se poser plus de questions, mettant derechef sur la table un candidat potentiel pour terminer leur trio.

Il jeta un rapide coup d’oeil à ses deux amis, notant que, comme prédit, Alphonse et Angela comptaient se regrouper et que Kyle semblait plus disposé à ne pas s’engager auprès d’Emma - et ce n’étaient sûrement pas les raisons qui devaient manquer, avant de suivre le regard de sa compère et de prendre le temps de détailler la silhouette du jeune homme dont elle commença à faire un descriptif concis.

La corpulence du brun lui donnait l’avantage de l’allonge dans un corps-à-corps singulier, y compris sur Isaac, pour peu qu’il sache se débrouiller. Son air calme et paisible rappelait au noble sa propre quiétude. Il semblait être loin de s’embourber dans les considérations quant aux futures consignes de l’exercice, ce qui pouvait dénoter une certaine forme d'intelligence... ou au contraire, une propension à tout prendre à la légère.

Fiable, peut-être un peu trop arrogant. Le noble s’était habitué à l’arrogance, parfois invraisemblable, d’Alphonse. Alors il supporterait bien celle de Roy, tant qu’elle ne leur portait pas vraiment préjudice… ce que sembla souligner Alicia en attestant qu’il ne devrait pas être une épine dans leur pied.

Bon élève, ça voulait tout et rien dire, de toute façon, surtout dans un tel cursus. C’était quoi, ceux qui planchaient le plus sur la théorie, ceux qui préféraient se jeter dans la pratique, ceux qui arrivaient à se débrouiller un peu partout ou simplement ceux qui excellaient sur tous les points ?

Pas très prompt à voler au secours d’autres aspirants héros, hein… Donc plus prompt à traiter Alicia comme une égale plutôt qu’une demoiselle à protéger. Oh, ce n’était qu’un détail, mais que le Kleinschreiber avait relevé et qu’il trouvait amusant, en son for intérieur.

Et puis, chose que sa camarade n’avait pas précisé, mais qui devait probablement se vérifier, surtout si elle avait poussé la candidature de cet énergumène-ci : leurs pouvoirs ne devaient pas se neutraliser mutuellement naturellement.

Isaac resta silencieux quelques secondes, prenant le temps d’une légère réflexion, entendant bien mais sans même indiquer ce qu’il pouvait bien penser de la possibilité que l’épreuve qui les attendait pouvait les voir comme opposants et non comme alliés. Lui non plus n’accordait pas grande importance à ce que ce soit Roy ou un autre qui termine leur trio, mais s’il pouvait au moins avoir la chance d’avoir quelqu’un de fiable, autant se tourner vers cette personne plutôt qu’une autre. C'était même exactement ça : un jeu de chance, sur lequel il pouvait influer de manière minime, plus que des calculs stratégiques.

- Va pour Roy, alors, finit-il par dire.

Qu’il devienne son ennemi parce que finalement les consignes avaient dicté les choses comme telles, il s’en fichait. Peu importe qui il affronterait, de toute façon, il aurait toujours le même problème, les mêmes angoisses, les mêmes regrets, la même amertume : celle que son pouvoir faisait du mal sur les gens qui en devenaient les victimes.

Si la jeune femme, suite à cela, décidait de prendre les devants pour aller à la rencontre du jeune homme, Isaac la suivrait silencieusement, toujours cette tranquillité affichée dans sa démarche, affichée sur son visage, aussi, qui frisait peut-être la nonchalance. C’était plus simple si c’était elle qui commençait à nouer le contact, étant donné qu’elle avait déjà eu l’opportunité d’échanger avec lui.

Mais si elle se contentait de rester sur place, le Kleinschreiber finirait par prendre les devants et s’approcher de Roy, de la même démarche calme en s’assurant qu’Alicia suivait, lui adresserait un signe de tête en guise de salutations dès qu’il aurait tourné son attention vers eux avant de demander, sobrement :

- Nous cherchons un troisième étudiant en complément de notre duo pour l’exercice, cela t’intéresse-t-il ?

Pendant qu’Alicia s’était exercée à lui faire un résumé de ce Roy, Isaac avait entamé, comme il commençait à en prendre l’habitude, la mise sous clé de ses états d’âme, les enfouissant au plus profond de son esprit, pour éviter qu’ils ne ressortent à un moment critique. Pour éviter, inévitablement, de se montrer faible devant les autres.

Il allait entendre des cris, encore, il allait voir des gens souffrir… Des cris de terreur, des cris de douleur. Le même genre de cri, horrifiant, qui avait résonné à ses oreilles la première fois que son pouvoir s’était manifesté.

Roy acceptait la proposition amenée par Alicia. Et alors que le jeune homme dévisageait le Kleinschreiber, celui-ci lui adresserait un bref signe de tête, en guise de salutations, lui retournant, lui aussi, une observation silencieuse, tels deux prédateurs qui se jaugeaient l’un l’autre. Sa bouche finirait toutefois par s’ouvrir, pour prononcer une seule chose, très sobrement :

- Isaac.

Son prénom. À toutes fins utiles. Parce que si jamais ils devaient s’interpeller, c’était plus simple de dire son prénom, composé de peu de syllabes, qu’un imprécis “hé, toi” perdu dans la masse, et moins long qu’un “le rouquin de la classe de Noxious Archangel”.

Il allait sans dire qu’Isaac ne faisait pas confiance à Roy. Et qu’il n’arriverait jamais à lui accorder sa confiance - autre qu’une petite confiance relative - à la fin de cet exercice, même s’ils en sortaient victorieux. Parce qu’il lui en fallait beaucoup plus pour créer un lien avec autrui. Beaucoup, beaucoup plus.

Mais Roy ne semblait pas exactement très investi, plutôt détaché. Etait-ce parce que l’épreuve d’aujourd’hui n’était pas notée ? Qu’elle n’allait aboutir à rien de concret, qu’il n’y avait pas d’enjeux ? Ou était-il trop confiant en ses propres capacités pour se soucier plus du reste ? Ou préférait-il garder ses pensées secrètes ?

Toujours est-il que la remarque du professeur Evans, visant à assurer aux deux laissés pour compte qu’on comptait tout de même les mettre à contribution, n’éveilla rien de particulier chez le Kleinschreiber. Pas même un regard de compassion, tant celle-ci était partie se réfugier dans les confins de son esprit et s’était verrouillée derrière une porte blindée en compagnie de quelques autres émotions.

Mais il avait relevé une chose : le pluriel utilisé lorsque l’enseignant avait parlé du mot “épreuves”. Pas cette épreuve. Ces épreuves. Un début d’éclaircissement, un détail, mais qui donnait déjà à Isaac un peu de grain à moudre : il s’agissait donc d’une suite d’épreuves, avec sans doute des éliminés à chaque fin d’épreuve, pour finir par probablement désigner un trio final, voire le défaire dans la dernière épreuve dans un affrontement en un contre un contre un… Ou déconstruire ces trios bien avant pour composer de nouvelles équipes.

La suite, le coeur des explications, commença à arriver, par la bouche du professeur Poulsen. Du contrôle de territoire. Une source de Naraka Catana. Un bout de roche, la ressource la plus précieuse sur ce maudit continent, sur lequel tout le monde voulait mettre la main. Le temps. Attendre les renforts, le véhicule qui pouvait transporter le bloc de minerai, dont l’arrivée ne pouvait être prédite tant l’île d’Antiqua était dangereuse. Le parallèle était possible.

Le Kleinschreiber hocha maigrement la tête aux propos d’Alicia, pourtant bien attentif à ce qu’il se disait, tant par la jeune femme que par le professeur.

16 poteaux. Non… Seize cases, noires et blanches. C’était ce que venait de présenter le professeur Poulsen aux yeux d’Isaac.

Et un nombre incalculable de possibilités pour conserver son Roi sur l’une de ces cases.

La Taylor avait raison. Aux échecs, avoir sa place sur les seize cases du centre était capital, parce que c’était là que toutes les pièces débloquaient le plein potentiel de leurs mouvements particuliers et que c’était le front de bataille. Mais était-ce véritablement le cas dans leur exercice, comme elle venait de le souligner ?

Le libre recours à leurs pouvoirs impliquait de sérieuses échauffourées, même si la précision était peut-être superflue… Mais les choses continuaient de s’assembler dans la tête d’Isaac, pièce par pièce, coup par coup. À ceci près qu’il essayait d’anticiper, mais qu’il était prêt à changer les choses à la dernière seconde pour laisser place à l’improvisation.

Néanmoins, lorsque Poulsen eut fini de les abreuver des consignes, Isaac jeta un coup d’oeil à ses deux camarades avant de prononcer deux remarques dans des chuchotements à ses deux compères.

- On ne peut pas s’emparer d’un poteau au milieu d’une zone protégée, mais rien n’interdit de la traverser… Et nous allons devoir nous économiser, étant donné que d’autres choses nous attendent à la suite de cette première épreuve.

Un récapitulatif, autant pour eux que pour lui. Parce qu’il fallait voir plus loin que cet exercice. Qu’on allait les tester sur leur sens de la stratégie sur le moment, mais aussi, sur leur endurance et sur la façon dont ils se ménageaient.

Puis, après quelques secondes de silence, si aucun des deux ne proposait quoi que ce soit, il finirait par dire, de manière relativement concise, toujours à voix basse, un début de stratégie :

- Deux poteaux côte à côte, avec un coin pour commencer, de préférence l’un des plus éloignés du point de départ. On veille toujours à en conserver deux, que nous en reprenions un qui nous appartenait précédemment ou que nous allions en chercher un nouveau à d’autres voisins. De préférence sur les extrémités, là aussi, parce que nous verrons plus facilement ceux qui essaieront de venir à revers. Cela vous irait-il ?

Il n’ordonnait pas. Il n’imposait pas. Il était ouvert à la discussion, à ne pas s’imposer comme meneur, tout en gardant, toutefois, quelques secrets sous le pied. Et une première façon, aussi, de vérifier la température un peu plus précisément auprès de Roy. Les objectifs d’un plan conviendraient-ils à un solitaire comme lui, si on ne lui indiquait pas plus précisément la manière de faire ni son rôle à jouer ?

Ils pouvaient se faire plus gourmands, adopter une stratégie pour éliminer le plus possible d'adversaires pour la suite. Ils pouvaient, comme il venait de le proposer, prendre à contre-pied le mouvement général, ne pas se ruer vers le centre et s'entériner dans une bataille âpre, mais préférer la tranquillité.

Parce que ce n’était qu’un début, que le noble ne comptait pas étendre leur territoire plus que ce qu'il avait annoncé, mais qu’il comptait bien utiliser d’autres cartes.

La ruse.

Peut-être leur expliquerait-il le plan, peut-être pas. Peut-être les choses se passeraient-elles comme il l’entendait, peut-être pas. Mais parmi toutes les idées qui avaient d’ores et déjà émergé dans l’esprit imaginatif du noble, il y en avait une prometteuse, en complément de la stratégie qu’il venait de partager à ses deux collègues du jour.

Utiliser le troisième membre de leur groupe pour graviter et chercher un poteau, ailleurs, bien ailleurs, pour ne pas dire à l’opposé du terrain, vers plusieurs groupes, qui, s’ils mordaient à l’hameçon, allaient finir par se disputer ce poteau convoité entre eux.

Un plan audacieux, mais qui relevait de la stratégie militaire : occuper l’ennemi ailleurs, détourner l’attention de ces multiples trios pour la converger en un point, qui n’était pas le trio d’Isaac. Utiliser un leurre, qui allait attirer un, deux, trois, peut-être plus, groupes.

Ses états d’âme au fond du placard, Isaac profita des derniers instants pour balayer son regard sur le reste de leurs camarades, toujours aussi calme, presque froid, scannant les groupes, essayant de repérer plusieurs têtes, leur localisation avant le départ, et éventuellement l’étudiant de la classe du professeur Evans avec qui ils s’étaient alliés. Alphonse et Angela. Kyle, puis Amelia et Zachary. C’était eux, qu’il souhaitait trouver, même si c'était trop tôt pour parler d'alliances.

Et puis, il avait aussi une autre idée... parce que, pour s’accaparer les poteaux, ils allaient devoir s’en prendre à d’autres élèves. Mais personne n’avait mentionné le fait qu’ils ne pouvaient pas s’en prendre aux étudiants sans poteaux, même s’ils ne les attaquaient pas. Et quoi de mieux, que d’éliminer une partie de leurs concurrents, ou de les mettre en déroute bien avant que les premiers n’atteignent les premiers poteaux ? Avant que les plus pressés ne songent à ce qu’on puisse s’en prendre à eux ?

Oh, pour ça, Isaac comptait sur quelqu’un d’autre pour le faire. Quelqu’un qui n’était pas dans leur équipe. Zachary et son caractère impétueux, et surtout, ses anneaux explosifs, dont il avait le malin plaisir à user sitôt qu’il le pouvait.

Lorsque Roy intervint à la suite de la remarque dubitative d’Alicia, Isaac se fendit d’un simple hochement de tête, semblant s’accorder avec lui.

Dès les premières secondes qui suivraient le lancement de l’exercice, il y avait fort à parier que les plus faibles seraient éliminés d’emblée. Le noble ne comptait pas s’amuser à cela - d’autant plus qu’il n’y avait rien de drôle là-dedans -, et préférait laisser d’autres groupes s’en charger, tant pour conserver les coudées franches pour s’emparer de poteaux que pour économiser sa propre énergie.

Mais l’autre homme du trio n’avait ni infirmé ni confirmé sa proposition. Peut-être que cela lui était égal, dans le fond. Au moins, il ne semblait pas fermement opposé à l’idée, c’était déjà positif pour ce premier échange.

L’idée qui se trouvait derrière la suggestion de l’apprenti enquêteur était des plus simples : puisqu’ils ne savaient pas quand sonnerait le glas, Isaac préférait miser sur le fait d’avoir plusieurs poteaux pour être à peu près certain d’en conserver un en tout temps. C’était, en tout cas, plus sécuritaire que de miser sur un seul à défendre, de se le faire prendre et sur un malheureux coup du sort être éliminés dans la seconde qui suivait. Deux était un nombre raisonnable. S’ils avaient eu connaissance du délai qui leur était imparti, il n’aurait indubitablement pas opté pour la même approche.

Isaac remarqua, en portant son regard aux alentours, l’attention qu’accaparait Roy de la part de ses camarades de classe. Et une seule chose lui vint en tête : plus que fiable, il devait être doté d’une certaine force - ce qui coïncidait avec l’assurance qu’avait évoqué la Taylor -, et d’un certain sang-froid. Et comme il l’avait déjà envisagé, d’une certaine forme d’intelligence, aussi. Peut-être était-il plus calculateur qu’il ne le montrait en apparence. Bref, un être capable, ce qu’avait souhaité Alicia en guise de coéquipier, mais probablement un opposant redoutable si leurs trios devaient être décomposés dans les épreuves suivantes… Quelqu’un sur qui Isaac devait compter, mais aussi de qui il devait se méfier. Paradoxal.

Il continua son observation, en ayant droit à des commentaires de la part de ses deux partenaires du jour, notant que Roy semblait se faire de moins en moins laconique. Justin, le petit con, qui complétait Alphonse et Angela, déjà dotés touts deux d’un sacré caractère. Curieux et à surveiller, sans l’ombre d’un doute. Marina, la combattante au corps-à-corps pour Kyle, qui avait choisi de travailler également avec Darrel. Et comme Alicia le soulignait, ils n’étaient clairement pas à sous-estimer.

La question posée par le brun du trio amena le regard d’Isaac à lui un bref instant, avant de le porter sur Zachary. Une question anodine, en apparence, mais qui pouvait bien être révélatrice d’un tempérament. Les éclaircissements qu’Alicia apportait faisaient sens, aux yeux du rouquin.

Tao était un opportuniste. Amelia une individualiste. Tao s'était effectivement entouré de deux autres pour leur force de frappe et chercherait sans doute à s’économiser en les laissant faire le gros du travail, oui, pour aller le plus loin possible dans cet examen, comme il avait pu le faire dans leur affrontement passé. La noble travaillerait un peu plus de concert avec ses deux camarades, mais il était peu probable qu’ils pactisent avec d’autres trios.

Mais il n’y réagit point, se contentant de balader son regard tranquillement sur les autres au gré des commentaires qu’on lui faisait, il ne réagit même pas lorsque la jeune femme avoua ne pas vouloir combattre le trio d’Amelia directement. Si Isaac, quelques semaines auparavant, aurait été du même avis qu’elle, aujourd’hui il ne l’était plus. Il n’avait pas peur de la Calderdale, ni de Rhys, ni de Jason. Ils étaient talentueux, certes et il fallait s’en méfier s’ils devaient croiser le fer avec eux - même s’il ne connaissait pas le dernier du trio, il imaginait assez bien Amelia s’entourer de personnes respectables et talentueuses, à même d’écouter sa noble personne. Une partie de lui partait du principe qu’il était de bon ton de choisir ce premier exercice, qui allait s’avérer particulièrement chaotique, pour éliminer les plus forts et ainsi faciliter un peu la suite. L’autre partie de lui, plus calculatrice et plus patiente, tempérait cette ardeur en se disant qu’ils pourraient leur tomber dessus plus tard, quand ils seraient plus prompts à l’inattention et l’épuisement et qu’en attendant, leur présence leur était profitable pour éclipser la leur.

La nature du pouvoir d’Isaac contrecarrait celle de Zachary lorsque leurs pouvoirs respectifs se retrouvaient au contact. Il pouvait rendre celui de Tao bien moins problématique qu’il ne l’était. Aux dernières nouvelles, en tout cas. Il n’ôtait pas de son esprit qu’ils n’avaient peut-être pas déployé tous leurs atouts, ou qu’ils avaient pu simplement progresser, eux aussi.

Cela dit, s’en prendre à leur groupe pouvait être une bonne idée aussi, ou bien les laisser prendre en assurance, comme le trio d’Amelia, rester dans leur ombre de favori du jour, pour les cueillir lorsqu’ils seraient moins nombreux, lors d’une épreuve suivante…

Ce n’était pas un exercice, c’était une guerre. Avec des armes. Des armes de guerre. Peut-être que les étudiants des professeurs Evans et Poulsen ne l’envisageaient pas comme ça, peut-être que ceux de Noxious Archangel, bien qu’ils aient probablement souvenir de la question d’Isaac et de la réponse du héros de platine à cet égard, n’avaient pas spécialement envie de le voir sous cet angle… Mais Isaac, c’était comme ça qu’il le voyait. Une simulation d’Antiqua. Une guerre. Avec des armes de guerre.

Voilà aussi pourquoi l’écart était aussi flagrant entre celui qu’il avait été durant le premier exercice conduit entre Evans et Stuart et celui qu’il était actuellement. Parce qu’il n’allait pas agir comme un héros. Il agissait et allait agir comme une arme de guerre. Certes, il ne s’interdisait pas de faire preuve d’altruisme, comme il avait pu le faire avec Kyle, Alphonse et leurs binômes à l’époque, à la condition que cela ne mette pas en péril son propre objectif et la qualification de son trio à l’étape suivante.

Le Kleinschreiber fut tiré de ses observations par une voix qui s’adressa directement à lui. Il se retourna d’un quart pour apercevoir Conrad, lui décerna un bref signe de tête ainsi que deux mots :

- De même.

Une politesse autant là pour la sympathie que pour planter les prémices d’une collaboration éventuelle au cours de l’après-midi. Ce qui amena aussi Isaac à s’intéresser aux deux individus qui étaient dans les parages proches du Carter… pour le meilleur comme pour le pire.

S’il entendit bien et qu’il comprit bien le sous-entendu graveleux de ce Josh, le noble n’en fit aucun cas, même si cela ne lui était pas destiné. D’une part parce qu’Alphonse se faisait l’instigateur récurrent de quelques petites piques à son encontre et qu’il aurait été capable de jouer un tel jeu, d’autre part parce qu’il n’en avait rien à faire - et probablement aussi parce qu’il ne trouvait même pas cela drôle et fermé d’esprit. Là encore, il resta parfaitement neutre à la réplique mordante de Roy - qui aurait sans doute pu choquer bien des nobles -, tint encore la quiétude quant aux excuses d’Alicia.

Elle n’avait, de toute façon, pas à s’excuser. Elle n’y était pour rien, d’une part, d’autre part, qui était-il pour se faire juge de la nature de la relation entre Alicia et Roy ?

Cela dit, le susnommé ramena un peu de sérieux dans cette conversation en indiquant qu’il était prêt à se battre contre Josh s’ils en avaient l’envie et Isaac saisit l’occasion de clarifier ses positions sur le sujet.

- J’imagine que nous aurons le temps de voir, mais cela m’est égal que nous nous battions contre ton ami, Conrad et Gregory ou que l’on décide même d’en faire nos alliés, souffla-t-il à voix basse à ses deux coéquipiers. Cela dit, le pouvoir de Conrad pourrait me poser problème s’il se présente comme un ennemi, suivant comment il décide de l’utiliser.

Il pouvait dévier les flammes d’Isaac, voire les retourner contre le trio du Kleinschreiber. Mais c’était probablement possible, sous certaines conditions, de pouvoir réaliser un nouveau backdraft, même si Conrad se dressait en ennemi… A moins d’en faire un allié de circonstances. C’était possible aussi, option qu’il n’écartait pas pour l’instant.

Le noble était à des lieues de considérer Conrad comme un ami. Certes, il le voyait plus comme une connaissance relativement fiable en matière de travail qu’un autre camarade lambda de leur classe, avec lequel il était en mesure de converser poliment, mais il n’avait jamais daigné s’approcher de lui, préférant étrangement les frasques et la spontanéité d’Alphonse au calme et à la politesse du Carter. En bref, il n’y avait pas vraiment de complicité entre eux, malgré leur aventure à cramer un pangolin antiquien.

Cela ne dérangeait pas Isaac de devoir user de son pouvoir sur Conrad. Cela ne le dérangeait plus, plutôt. Non, parce qu’il avait eu des semaines pour envisager pire, dans les faits. Pour avoir presque vécu pire, même, avant de venir à Glamis. Il avait eu du temps pour envisager de devoir se résoudre, au moins durant leur temps de formation, à l’utiliser contre Alphonse. Un fait qui, à ses yeux, était émotionnellement impossible. Ce pourquoi, aussi, il cherchait plus que tout à se départir de ses états d’âme, quitte à souffrir plus tard. Parce qu’il y avait bon nombre de circonstances où cela se retournerait contre lui, au mieux, où cela lui serait fatal à Antiqua ou dans la carrière à laquelle il aspirait par la suite, au pire.

Il aurait tout le temps de culpabiliser et d’éprouver des remords une fois tout cela terminé.

Isaac profita encore du moment pour continuer ses observations silencieuses, dresser ses ultimes préparations, en somme, en allant chercher des yeux les quelques silhouettes de sa classe susceptibles encore d’endosser le rôle d’adversaire sérieux, mais aussi celle de Jack, de la classe du professeur Evans, qui restait sans l’ombre d’un doute un sérieux compétiteur…

Il pouvait toujours anticiper un peu les choses dans leur globalité, il y avait trop d’acteurs différents, d’inconnues, pour tout planifier. Cela, il l’avait parfaitement enregistré, et désormais, il était plus enclin à s’appuyer sur une dose d’improvisation le moment venu qu’absolument tout prévoir jusqu’à l’angoisse. Possiblement un trait commun avec Roy, d’ailleurs…

Lui, cela faisait un mois et demi, à peu de choses près, qu’il était arrivé à l’Académie. Un mois et demi que le quotidien de certains, à Glamis, avait été chamboulé à jamais, le professeur Chalter en tête de liste.

Relativement récemment, en fait, compte tenu que ce temps-là avait été plus ou moins amputé de deux semaines de flottement sans professeur, suite à l’exécution de Stuart, et à cause du fait que l'on pouvait dorénavant douter un peu de l’intégrité des cours orchestrés par ce criminel.

Et pourtant, Isaac n’avait sans doute rien à envier de toutes les figures se présentant comme les cadors de ces trois classes. Son air et son attitude, parfaitement calmes, en étaient les indicateurs. Son sérieux, aussi. Sa… détermination ? Etait-il véritablement déterminé à gagner ? Pas tant que ça. Il était déterminé à apprendre, à se mesurer aux autres, à progresser. Et surtout, à courir sur la voie qui l’attendait après Antiqua s’il en avait la possibilité.

Il n’avait rien à prouver. Il ne voulait rien prouver. Pas aux professeurs, il se fichait toujours que Noxious Archangel décide ou non de l’emmener avec lui pour sa première expédition. Il n’avait pas besoin de prouver quelque chose. Il avait simplement à agir. Son devoir, ses désirs, étaient bien au-delà, et sans doute bien moins triviaux que certains.

L’altruisme. Ce brasier ardent qui l’avait étreint plusieurs années auparavant, à devoir contempler les multiples injustices dont son environnement social se faisait l’auteur, sans jamais pouvoir y changer quoi que ce soit sous peine d’être mis au ban. Condamné à voir les banquets fastueux de mets de luxe être engouffrés par des bouches souriantes et faisant comme si le monde allait bien quand des gens mouraient de faim dehors. Cette colère intérieure qui le rongeait, depuis tant de temps, et à laquelle il pouvait enfin donner une direction, ce goût d’impuissance, qu’il connaissait jusqu’à en vomir, cette honte qu’il avait de ses semblables, de ces richissimes personnes, qui préféraient l’égoïsme au bonheur des autres.

La famille. Alphonse, Ezra… S’entourer de ces personnes, capables de l’entendre, capables de le comprendre, capables de le voir tel qu’il était, capables, probablement, de l’aimer pour celui qu’il était et pas ce qu’il représentait. Sa nouvelle famille.

Il était là, le moteur de sa vie.

Le sens de son existence.

Ni la gloire, ni la richesse, ni la fierté ne se faisaient la flamme de la chandelle autour de laquelle il tournait. Il ne se brûlerait jamais les ailes avec ça. Il était un homme de l’ombre, de ces rares êtres qui reniaient les formes d’avidité les plus communes, les plus fatales, de ceux-là mêmes qui refusaient à être un exemple et mis sous le feu des projecteurs.

L’abnégation.

La forme originelle de la noblesse.

Le regard du Kleinschreiber se braqua sur Jack. Il n’était pas à sous-estimer. Ça, Isaac l’avait compris quand il avait eu l’occasion d’écouter la brève discussion qui était née entre Zachary et Jack à l’occasion de leur précédent et premier exercice commun. Jack était lucide et avec un certain sang-froid. Il avait été un adversaire esseulé et déjà passablement usé, contre plusieurs duos. Mais qu’aurait donné une confrontation avec les deux jeunes hommes frais et dispos ? Ses deux coéquipiers présentement n’avaient rien à voir avec le sulfureux Zachary, plus tranquilles, plus dans les rangs… Deux petites têtes, sans doute, promptes à l’écouter.

Le professeur Poulsen se fit entendre à nouveau, pour préciser le départ de cette épreuve, mais en ajoutant, au dernier moment, une règle, pourtant des plus importantes sur cette première étape, avant d’enchaîner sur le décompte qui leur permettrait de se mettre en mouvement.

Intéressant. Tant dans la façon de la dévoiler, presque de manière anecdotique, que ce qu’elle pouvait laisser présager… et la réaction qu’elle engendra chez Roy.

Isaac avait maintenant la mesure de qui était Poulsen. Pour autant, il n’en fut pas chamboulé, partant du principe que cela ne changeait pas grand-chose aux perspectives et aux directives qu’il avait dessiné à ses deux comparses, et que la finalité, à savoir que les étudiants les plus faibles se feraient vite brutalisés et écartés de la compétition, restait la même. Et il partait du principe que cela ne serait pas le seul rebondissement que leur offriraient les professeurs au cours de l'après-midi.

Néanmoins, le Kleinschreiber voyait deux explications à cet ajout de dernière minute. La première, pour les déstabiliser, pour tester leur sens de l’improvisation plutôt qu’un plan mûrement réfléchi jusqu’à la moindre seconde. La seconde… rassurer les plus craintifs, les moins prometteurs, les moins doués, leur faire gagner un peu d’espoir, leur laisser imaginer qu’ils avaient une chance de réussir, une chance de s’en sortir, dans une sorte d’équité.

Mais en vérité, cela actait simplement de les jeter dans la gueule des loups affamés.

Exactement comme la poudre aux yeux que l’on déversait dans les médias, dans les discussions, concernant Antiqua. Qu’ils pouvaient tous aspirer à la même existence que ces héros à la destinée exceptionnelle, mais qu'en vérité nombre de leurs cadavres joncheraient ces terres foulées par les héros dont ils avaient un jour rêvé.

Que cela soit voulu ou non, Poulsen avait répliqué le même schéma que ce que l’on pouvait sans doute nommer une propagande pro-expéditionnaires.

Cette pensée fit grincer des dents le jeune noble, même s’il ne le montra pas, puis il chassa cette réflexion dans un coin de sa tête rapidement, préférant se concentrer sur son objectif.

- D’accord, fut la simple réponse qu’il accorda à Alicia.

Il n’avait pas besoin de plus, parce qu’il avait pensé, lui aussi à cette idée. Avant même que Poulsen ne les abatte avec l’une de ses nouvelles règles.

Son attention fut attirée, entre autres, par la voix d’Angela, qui se hissa un peu plus haut que l’agitation environnante du jeune noble. Il ne lorgna pas dans sa direction, mais il entendit, et comprit ce qu’elle induisait. Alphonse. Alphonse avait émis l’idée de faire une alliance, et Angela était méfiante. Avec qui ? Kyle, Isaac ? Peut-être. Dans les faits, il n’était pas contre, lui, de forger une alliance avec l’un de ses amis.

Toujours est-il que le rouquin ne fit aucun effort de s’intéresser à eux sur l’instant. Parce que, de toute façon, cela ne rimait à rien tant qu’ils ne s’étaient pas placés sur ce semblant d’échiquier. S’ils se retrouvaient à des coins opposés, une alliance ne servirait pas à grand-chose.

Ils verraient donc ça au moment voulu, s’ils se retrouvaient non loin les uns des autres.

Dès que le départ sonnerait, Isaac chercherait à s’élancer en même temps que ses deux compagnons, restant à leur hauteur, préférant rester groupés, cherchant déjà du regard à prendre la température des mouvances des uns et des autres, à essayer d’entrevoir leurs objectifs, leurs alliances... À s’en cantonner, pour le moment, tout en courant, à de simples observations.

La prise d’informations. Outre la maîtrise, la prise d’informations était primordiale, dans une guerre.

Ils s’étaient élancés ensemble, vers le fond, permettant au Kleinschreiber de prendre conscience de ce qu’il se jouait ailleurs, autour de lui, prenant note qu’Alphonse, Angela et Justin n’étaient finalement pas si éloignés que ça de leur position et qu’il pourrait en tirer quelque chose à un moment ou à un autre.

Mais il prenait aussi conscience, alors que Poulsen donnait le signal permettant enfin aux étudiants de combattre, de ce qui se jouait ici.

Deux trios se rapprochaient déjà d’eux. Avant qu’ils n’engagent définitivement le combat, Isaac dédia une volée de mots, prononcés juste assez fort pour qu’ils parviennent à l’interpellée.

- Alicia, revendique le poteau le plus proche dès que tu le peux. Et reviens nous aider ensuite.

Parce qu’elle était la plus rapide d’entre eux. Parce qu’elle avait un besoin furieux de mettre la main à la pâte. Parce qu’elle était pragmatique. Elle pourrait constater qu’il avait appris de son caractère, qu'il ne souhaitait pas la mettre de côté, au contraire, il entendait bien la faire plonger au coeur du chaos avec lui, avec eux.

Cela semblait cependant insensé, comme décision. Et pourtant terriblement logique. Le poteau, c’était leur objectif. Comme ils n’avaient pas d’idée précise de quand se terminerait cet exercice, ils devaient en conserver au moins un à tout instant. Cela commençait maintenant.

Ensuite, le Kleinschreiber accorda son attention aux nouveaux arrivants, notant la façon dont chacun s’accaparait une cible au sein de leur trio... et comment l’alliance s’était nouée. Lui se retrouvait contre Bethany et Samantha. Deux groupes différents. Deux profils différents mais officiant au corps-à-corps, indubitablement. Autrement dit, lui qui oeuvrait à distance devait être une cible de choix pour ces deux-là.

Elijah, à distance, se retrouvait à empêcher la Taylor d’utiliser son don et son plein potentiel.

Quant aux trois autres… ils s’occupaient de Roy. C’était complètement réfléchi, évidemment, cela sautait aux yeux d’Isaac. Tout comme le fait d’avoir les trois membres du trio d’Elijah dans chacun de ces face-à-face, probablement…

Quand Bethany se mit en branle, lui fonçant dessus en glissant, Isaac se contenta de faire des allers-retours du regard entre elle et Samantha, avant d’embraser ses deux paumes de main, pour former une boule de feu dans chacune de ses paumes.

La deuxième étudiante, bien qu’elle s’était préparée, qu’elle s’était métamorphosée, ne prenait pas part avec autant d’ardeur que l’autre. Pourquoi ? Oh, on pouvait partir du principe qu’elle oeuvrait de concert avec Bethany, qu’elle saurait cueillir Isaac s’il lui en laissait la possibilité. Mais on pouvait aussi partir du principe qu’elle s’économisait un peu, qu’elle comptait sur Bethany pour faire le gros du travail, pour évincer le Kleinschreiber, pourquoi pas, avant de fracasser son alliée et de se retourner contre elle. C’était tout à fait possible, de son point de vue, et les deux hypothèses étaient loin d’être incompatibles.

“Capable, passez pour incapable.”

Il devait continuer à agir avec ce qu’il avait montré lors de l’exercice du professeur Evans et de Stuart. Un jeune héros, avec de la bonté d’âme à revendre. Certes, il n’était pas, plus, comme cela. Certes, il s’était écoulé plusieurs semaines où ils avaient eu l’occasion de faire la démonstration de leurs talents, mais Isaac s’était toujours appliqué à conserver bien de ses réflexions pour lui, à se contraindre à ne pas dévoiler tout son potentiel, à se mettre en retrait, à agir prudemment, un peu comme il avait pu le faire contre le pangolin, avec Conrad. Car en définitive, ce jour-là, il n’avait pas véritablement montré grand-chose aux autres… tout en se révélant terriblement efficace.

“Prêt au combat, ne le laissez pas voir.”

- J’aime bien ton pouvoir, Bethany. Enfin, il m’importune présentement.

Elle était discrète, peu sociable. Isaac l’était aussi, quelque part, mais sans doute moins qu’elle. Mais il savait, parce qu’il avait cette propension à vouloir sa tranquillité, lui aussi, que le pire ennemi de telles personnes, c’était qu’on puisse leur accorder de l’attention. Pas en termes de combat et d’adversité… mais socialement. En l’occurrence, il imaginait bien que le pouvoir de la jeune femme avait dû peser lourd sur sa conscience, par l’aspect ridicule - et peut-être inoffensif - qu’il pouvait présenter pour autrui. On avait dû se moquer d’elle, à un moment ou à un autre. Le noble partait de ce principe, pour prendre la chose à contrepied : lui accorder de l’attention sociale, loin des moqueries blessantes, pour des paroles vertueuses et gentilles. Bienveillantes. Peut-être un peu craintives. Peut-être digne d’un type qui n’avait pas trop envie de se mouiller plus dans l’exercice et de se battre avec elle.

Comme le parfait agneau candide qu’il était censé être.

“Coléreux, provoquez-le.”

Mais il ne voulait pas la placer dans une rage ou se montrer méprisant avec elle… il voulait juste l’embarrasser, la mettre mal à l’aise, la troubler un peu. Lui faire perdre ses moyens en s’immisçant par la porte de la gentillesse, ceux-là qu’elle avait dû blinder en réponse aux moqueries qu’elle avait potentiellement subies.

Les boules de feu dans ses mains avaient grossi rapidement, pour atteindre une bonne vingtaine de centimètre de diamètre chacune. Une taille presque ridicule comparé à ce qu’il était capable de faire et qu’il n’avait encore montré à personne.

La première, il la dédia à la silhouette, maintenant imposante, de Samantha en visant le haut de son torse sans se faire trop d’illusions, mais en espérant simplement qu’elle reconsidérerait dorénavant à deux fois le fait de s’approcher de lui.

“Loin, semblez donc proche.”

La deuxième, il ne l’envoya pas sur sa proie, ou même sur Bethany… Il tendit subitement son bras droit sur le côté, pour viser un Elijah qui s’évertuait à maintenir Alicia dans une mauvaise posture. Il devait fournir à la Taylor un semblant d’ouverture pour qu’elle puisse déployer convenablement ses ailes et prendre de la distance, si ce n’est filer vers le poteau comme il le lui avait précédemment demandé. Parce qu’elle n’arriverait pas à s’approcher de l’adversaire qu’on lui avait imposé en un claquement de doigts… mais rien ne l’y obligeait, en fait.

Enfin, il attendrait le dernier moment pour esquiver la glissade de sa camarade de classe, en lui sautant simplement par-dessus, profiter du bref moment suivant pour se repositionner, s’écarter de Samantha tout en gardant les deux jeunes femmes ainsi qu’Elijah à l’oeil, en regénérant de nouveaux projectiles toujours au creux de ses paumes, qu’il lança, là encore sans sommation, sur Samantha, visant un peu plus haut encore, cette fois, entre les clavicules, à la base de sa gorge, et encore sur Elijah, en pleine tête, continuant ce manège peu glorieux mais prudent, cherchant à instaurer une distance de sécurité entre eux et lui qu’il était le seul à pouvoir franchir - hormis Bethany et ses glissades, qu’il souhaitait seulement esquiver pour l’instant - avec ses boules de feu.

Au diable les craintes, au diable les cris, au diable la douleur et la souffrance. Au diable les états d’âme.

Son objectif était relativement simple, pour l’instant, gagner un peu de temps, permettre à Alicia de se dégager, d’aller soit à l’un des poteaux soit de venir lui prêter main forte contre les jeunes femmes, absorber encore les informations qu’il pouvait ressortir des comportements, des gestes, des paroles des intervenants.

Et justement, il pouvait écouter, et voir ce qu’il se passait, attentif, comme toujours, à son environnement global. Il vit du coin de l’oeil Noelle et Asher attaquer Roy avec leurs pouvoirs, et surtout le curieux manège que fit son coéquipier du jour, laissant les projectiles glisser autour de lui sans en être la victime.

Ça, c’était intéressant. Tout comme les mots que Jasper prononça à son encontre.

Ainsi Roy pouvait avoir le dessus sur n’importe qui… Si son pouvoir laissait présager de l’aéromancie, ou même quelque chose de moins élémentaire comme simplement l’aptitude de dévier les projectiles qui arrivaient à proximité, cela laissant entendre qu’il était capable de terrasser tout type de pouvoir oeuvrant à distance. Mais de là à dire qu’il surpassait tout le monde, dans des combats individuels… Etait-ce la nature de son pouvoir qui pouvait poser problème à tout le monde… ou était-ce sa force brute ? Roy, sous sa nonchalance apparente, était-il le meilleur étudiant de l’Académie ?

Il était en tout cas le grand favori d’aujourd’hui, selon son camarade de classe. Ce pourquoi il avait pris la décision de monter un commando contre eux, contre lui. Il partait également du principe qu’ils avaient largement de quoi récupérer un poteau par la suite, après avoir éliminé Roy, Alicia et Isaac.

Encore faudrait-il que le professeur Poulsen soit le seul décisionnaire dans cet exercice.

Cela, ils étaient peut-être un certain nombre à l’oublier. Il avait été le seul à parler, à montrer qu’il connaissait le sujet qu’il leur avait présenté, à faire penser qu’il en était le principal et unique créateur. Isaac imaginait sans peine aussi que Noxious Archangel, s’il en avait eu l’envie et bien qu’il ait pris le soin de rester vocalement en retrait, avait pu mettre son grain de sel dans les consignes, y compris le délai qu’ils leur octroyaient, dont seuls les trois professeurs avaient connaissance.

Et même si Poulsen était le seul à décider sur cette première épreuve, il avait tendance à vouloir les faire douter, les mettre en difficulté intellectuellement, leur inculquer un tant soit peu de méfiance tout en leur accordant un semblant d’équité pour entretenir leur combattivité. Privilégier le même laps de temps de confrontation sur plusieurs exercices pour les conforter dans le fait qu’ils avaient le temps de renverser le combat pour leur laisser imaginer que cela serait le cas ici aussi mais couper court aux affrontements plus tôt - ou plus tard - n’était pas non plus à exclure.

Raison pour laquelle Isaac préférait mettre la main sur au moins un poteau dans l’immédiat.

Mais ce qui se déroulait du côté de Roy permit au Kleinschreiber de trouver la véritable cible à éliminer.

C’était lui qu’il fallait abattre.

Ni Bethany, ni Noelle, ni Asher, qu’il pouvait possiblement épargner pour les retourner contre l’instigateur de cette coalition.

Pas Elijah, pas Samantha qui oeuvraient au sein du même trio…

Mais bien celui qui avait réuni ces six individus, qui leur avait donné à chacun une cible à attaquer.

Jasper. Il fallait couper la tête pensante du reste du corps.

“Attirez l'adversaire par la promesse d'un avantage.”

Mais chaque chose en son temps. Il devait en apprendre plus sur lui, sur Roy aussi, avant de faire quoi que ce soit vers eux. Sur leurs compétences respectives. Il ne demandait pas muettement au brun de tenir dix ans contre eux trois, mais au moins quelques secondes, quelques petites dizaines de secondes tout au plus. De laisser, ou de laisser penser, à l’adversaire, qu’il avait l’ascendant. Qu’il contrôlait la situation.

Isaac, lui, commençait à dresser ses propres machinations par-dessus les leurs, par-dessus celles de Jasper.

Il n’était pas un héros.

Là où certains, encore à leur stade d’étudiant, auraient pris une seconde de réflexion quant à savoir comment agir avec le revirement de situation dont ils étaient tous trois victimes, et qui ne faisaient que les enfoncer, Isaac, qui essayait de rester attentif à l’environnement global de leur trio avec un sang-froid à toute épreuve, n’avait pas besoin de ça. Les informations s’immisçaient dans son esprit avec une clarté impeccable, et il avait l’impression qu’on lui offrait des trésors.

Rien n’était gagné, pourtant.
Mais rien n’était perdu.

Ainsi, il vit très rapidement du coin de l’oeil la chaîne toucher Alicia et la mettre à terre mais n’en fit aucun cas. S’il s’inquiétait pour elle, s’il esquissait le moindre geste pour lui venir en aide, il serait un homme mort. Et puis rien ne disait qu’elle était déjà vaincue. Si Isaac ne l’avait jamais véritablement vue blessée, il savait qu’elle avait de la ressource… ou en tout cas en donnait l’air.

Bethany avait amorcé un prompt demi-tour, signe qu’elle avait l’habitude de ce genre de manoeuvres, et, a priori, n’avait pas véritablement d’autres parades. En avait-elle besoin, en même temps ? Ses cibles devaient forcément finir par s’épuiser, et fatalement, rater à un moment ou un autre leurs esquives.

Samantha, quant à elle, avait non seulement esquivé la boule de feu en reprenant une taille correcte, mais prévenu également Elijah. Ce qui lui confirmait deux choses : d’une part, même avec sa carrure des plus musculeuses, elle craignait les flammes. Donc sa puissance devait plutôt être offensive que défensive, contre le pouvoir du Kleinschreiber. D’autre part, que son agilité et sa souplesse devaient être altérées négativement, si elle prenait plutôt le parti de renoncer à son pouvoir pour esquiver.

Quant à Elijah, sa chaîne était simplement plus longue que prévu, et il avait gardé cet atout dans sa manche. Soit.

Mais le plus intéressant, c’était bien ce qu’il se passait du côté de Roy, qu’Isaac eut le temps d’entrapercevoir durant les brèves secondes où il attendit le retour de Bethany dans sa direction.

Le brun était dans une impasse… mais il devait tenir encore. Pour qu’on vienne à sa rescousse, telle une princesse ? Non.

Parce que les brèves secondes qui s’étaient écoulées permirent à Isaac, déjà, d’avoir enfin un aperçu du pouvoir de Jasper. Ils étaient donc tous trois des combattants à distance… Et les réactions qui suivirent de Roy, qui se fit arroser par les gouttes de Noelle et les papillons d’Asher, permirent à Isaac d’en comprendre un peu plus.

Roy avait besoin de faire ces gestes pour activer son pouvoir. Cela ne semblait pas être complètement de l’aéromancie, puisque les espèces de racine de Jasper semblèrent être déviées aussi ridiculement que les autres gouttes et papillons précédemment. Mais si ce n’était pas l’air, cela devait être… L’espace. Est-ce que c’était ça, qu’il manipulait ? L’espace à proximité de son corps. Une distorsion de l’espace. Ce qui expliquerait, aussi, pourquoi il pouvait littéralement poser problème à tout le monde. Parce qu’il lui était probablement possible, si on lui laissait le temps, de distordre sa proximité des attaques au contact.

Une faculté sans doute formidable, mais qui devait, elle aussi, avoir des écueils formidables. À commencer par la série de gestes qu’il s’efforçait de faire avec ses mains, sans quoi, il n’aurait peut-être pas esquivé. Peut-être. Rien n’interdisait à Roy de ruser un peu…

Toujours est-il qu’Isaac, durant ce laps de temps d’observation, commença à faire naître une flamme dans sa main droite, qui se transforma en une boule de feu. Il esquiva la nouvelle ruée de Bethany de la même façon que la première, chercha de nouveau à ajuster son positionnement de quelques pas, apposant sa seconde main au-dessus du projectile en devenir et laissant la boule de feu grossir dans le creux de ses paumes en vue de sa prochaine attaque.

Il s’évertuait à garder Bethany et Samantha en visuel, comme précédemment, mais aussi tous les autres intervenants auprès d’eux, comme précédemment. Un détail, cependant, changeait, pour lui. Il s’arrangea pour se décaler, le temps du nouveau demi-tour de Bethany, pour conserver de la distance entre lui et Samantha, bien sûr, mais aussi pour qu’elle se retrouve dans une situation particulière.

Pour qu’elle soit peu ou prou dos aux autres. Dos à Roy, à Alicia, à Jasper, à Noelle et Asher… Qu’elle ait confiance en ses partenaires pour régler ces problèmes. Pourquoi ? Pour qu’elle continue d’avoir la réaction la plus naturelle possible, qu’elle continue d’éviter le gros projectile, d’une cinquantaine de centimètres que lui envoya le Kleinschreiber derechef.

Pour que sa boule de feu continue sur sa lancée, et qu’elle vienne toucher celui qu’il souhaitait viser, celui qui devait se trouver dans la continuité de la trajectoire calculée, que Samantha aurait probablement bien du mal à prévenir à temps, cette fois, si elle choisissait de se soustraire au missile incendiaire que le noble semblait lui réserver.

Jasper.

Jasper, qui ne verrait sans doute pas vraiment cette boule de feu fondre sur lui, parce qu’Isaac avait choisi de se décaler du côté où cela fournirait à sa cible le plus d’angle mort possible, tout en laissant la latitude à Roy de se rendre compte qu’il allait possiblement avoir un coup de pouce. Ce n’était pas une solution. Ce n’était pas une main tendue. Juste une première marche pour grimper le mur auquel il se retrouvait adossé. Et tenter de lui permettre de clouer ses ennemis au sol.

Dans tous les cas, il y avait peu de chances que le Kleinschreiber soit véritablement perdant dans cette configuration. Si Samantha cherchait à bloquer, elle en souffrirait, il le savait. Si elle esquivait, cela allait, a priori, provoquer des choses du côté de Roy. Qu'elles soient bonnes ou mauvaises.

Un acte héroïque ? Non, un simple calcul, qui venait s’ajouter à d’autres.

Isaac ne perdrait pas plus de temps, il avait aussi des choses à faire de son côté. Il présageait une nouvelle fois l’arrivée de Bethany, il ferait naître de nouveau une flamme qui se courberait sur elle-même dans sa main, s’apprêtant à reprendre le manège qu’il entretenait depuis le début de cet affrontement avec ses deux adversaires, s’apprêtant à sauter par-dessus la jeune femme lorsqu’elle serait de nouveau sur lui, sa boule de feu à la main… Et il sauterait, oui. Mais à l’instant où ses pieds quitteraient le sol, à l’instant où la femme au pouvoir de glissade allait commencer à passer sous lui, il lancerait sa boule de feu en direction du sol. En direction de la tête de Bethany, sans aucun état d’âme quant à la douleur insupportable qu’il pouvait être susceptible de lui apporter avec une telle attaque.

Il ne serait jamais un héros.
Il allait devenir un meurtrier.

J’aime bien ton pouvoir, Bethany.
Il le lui avait dit, avec sincérité et honnêteté.

Elle n’avait aucun moyen de l’empêcher de sauter pour esquiver avec son pouvoir…  Mais elle pouvait toujours l’empêcher de retomber sur ses pieds et le cueillir au vol.

Il s’en était douté. Avant même qu’elle ne fasse ses premières glissades. Probablement par pessimisme, d’abord, le même pessimisme qui lui avait soufflé que ses boules de feu ne la toucheraient jamais à distance. Elle était, pour son pouvoir, un bien beau contre. Ce pourquoi on l’avait mise là, contre lui, le Kleinschreiber le savait.

Et c’était aussi pour cela qu’il n’avait pas daigné lui accorder plus d’offensives auparavant, d’autant plus qu’elle ne cherchait pas activement à le mettre à terre et le passer à tabac. Parce que comme il le présageait, les pires adversaires n’étaient pas vers lui. Isaac ne pensait pas dans une logique individuelle, de son côté. Il pensait dans une logique de groupe, bien plus globale. Il n’était pas le type le plus dur à battre, il était insignifiant, comparé à Roy. Il n’avait aucune mobilité grâce à son pouvoir. Il ne voyait pas comment échapper à Bethany, et il doutait véritablement pouvoir la toucher avec ses flammes à distance tant elle était rapide et susceptible de changer de trajectoire.

Sa boule de feu, lancée en direction de Samantha, qui la laissa continuer sa route vers Jasper, ne trouva aucune cible, à cause des alertes de ses coéquipiers. De quoi déprimer un peu qui que ce soit… qui que ce soit qui n’avait pas songé, déjà, à voir son pouvoir autrement.

Le noble savait que le sien était inutile à distance dans bien des cas. Ce qui était assez paradoxal, parce que c’était comme ça qu’il lui avait été nombre de fois utile. Il n’en fit pas vraiment cas mentalement, trouva cela dommage, encore plus dommage quand il comprit que cela laissait Roy toujours dans la même impasse.

Quand Bethany, alors qu’il s’apprêtait à sauter de nouveau au-dessus d’elle, boule de feu à la main, choisit finalement de court-circuiter les projets qu’il lui destinait, Isaac n’en fut pas véritablement surpris.

Il essaya d’amortir un peu la torpille qui lui bondissait dessus en rabattant l’un de ses avant-bras sur la trajectoire sans en avoir le temps, avant de se faire envoyer valser plusieurs mètres en arrière tout en sentant déjà la douleur irradier vers son estomac,  de laisser les flammes qu’il entretenait dans sa main mourir et il sentit son souffle se couper alors qu’il atterrissait au sol en essayant tant bien que mal d’amortir la chute.

Il aurait pu rester à terre.
Mais non.



Dès la seconde où il put le faire, il se releva. Poussiéreux, quelques mèches s’échappant déjà de son demi-chignon, pas noble et présentable pour un sou dès ce premier obstacle. Mais il s’en fichait. Il se relevait pour en redemander, pour demander encore plus de poussière, pour demander du sang, pour demander un état de présentation lamentable.

Il se relevait pour donner un sens à sa vie.

Alors qu’il récupérait un peu son souffle, prenant acte que les jeunes femmes se repositionnaient, toutes deux debout, mais n’engageaient rien à son encontre, il prit le temps de jeter un coup d’oeil aux alentours tout en essuyant nonchalamment d’un revers de main la poussière près de sa bouche, laissant une traînée de crasse se former sur sa joue.

Un fin rictus souriant vint garnir ses lèvres, répondant au sourire de Bethany, en constatant qu’il avait bien fait de ne pas accorder plus d’inquiétude à Alicia. Elle était forte, elle l’avait montré. Et elle le montrait encore maintenant.

Et si Isaac se demandait présentement comment faire pour régler la situation, son esprit fut soudainement attiré par la voix, derrière lui, d’Angela. Et le sourire, sur ses lèvres, s’agrandit.

Il n’avait pas besoin de voir pour comprendre. Alphonse, aussi têtu qu’il était, qui avait envisagé de former une alliance avec son ami, qui le voyait avec le reste de son trio dans la panade et y voyait peut-être une place pour lui pour les aider et marquer les esprits. Pour agir comme le garçon turbulent et fier qu’il était, pour réclamer le spot lumineux qui lui seyait tant, sans écouter personne.

Leur alliance était gravée dans un marbre des plus solides. Celui de l’amitié. Ils n’avaient pas besoin de se le dire, ils n’avaient pas besoin de communiquer pour envisager la chose. S’ils voulaient se voir en adversaires, ils le pouvaient, sans véritablement de difficulté. Mais en attendant, ils étaient leurs meilleurs alliés, l’un pour l’autre, dans toutes les situations, pour le meilleur comme pour le pire.

Jasper, Alphonse. Pas moi. Jasper.

Isaac lui faisait confiance les yeux fermés pour prendre la bonne décision, sans lui dire quoi que ce soit autrement que par la pensée. Dans tous les cas, sa venue permettait au noble d’alléger un peu son esprit et de pouvoir enfin se concentrer sur les deux adversaires qu’on lui avais commis d’office. Parce qu'inévitablement, la présence du Wright venait chambouler toutes les prédictions que l'on aurait pu établir... et permettre à Isaac d'enfin pouvoir déployer ses ailes.

Tout cela, comme le problème posé par Noxious Archangel avec Conrad et le pangolin antiquien, comme lorsqu’il s’était retrouvé poursuivi par un Romuald en armure de pierre, comme lorsqu’il s’était dressé, imperturbable, face à Stuart, était complètement stimulant.

Isaac Kleinschreiber se sentait de nouveau à sa place, accompagné par les siens.

Il passa à l’attaque, lui aussi. Il fondit en direction de Bethany comme un oiseau de proie, la douleur dont elle était l’autrice pulsant encore sur son abdomen, pour avaler les quelques mètres les séparant l’un de l’autre, en dépit de la présence menaçante de Samantha, dont pourtant le noble se méfiait.

Il se préparait à ce qu’elle interfère, à un moment ou à un autre. Qu’elle se révèle dangereuse dans l’entreprise qu’il menait. Et il y répondrait, sans doute, avec tout le sérieux que cela exigeait.

S’attendait-on à ce qu’un pyromancien soit aussi prompt à venir se salir les mains ?

Etait-ce de l’inconscience ? Etait-ce de l’orgueil, poussé par l’arrivée d’Alphonse à leur rescousse ? Aucunement.
De l’audace, du pragmatisme, et enfin, le fruit d’un travail intensif, mené sur bien du temps qu’il possédait en dehors des cours. Mais aussi, une pensée de défi, qui lui soufflait qu'il tomberait forcément dans des situations où il serait face à plusieurs ennemis à la fois. Il fallait essayer, pour voir.

L’apprenti enquêteur devait se débarrasser de Bethany avant Samantha, il n’avait pas le choix. Avant qu’elle ne puisse utiliser son pouvoir. Quand elle était encore debout. Autrement dit, maintenant.

Parce qu’elle était trop mobile, que si elle restait sa seule adversaire, il retournerait à la case départ, avec elle, jusqu’à ce qu’un nouvel intervenant n’arrive.

Et quand on a trop de mobilité… il suffit de la supprimer.

Ce pourquoi, à leur proximité, nullement effrayé de devoir côtoyer simultanément deux adversaires au contact malgré la carrure imposante de la seconde jeune femme, Isaac chercha en premier lieu à écraser le pied de Bethany en se mettant en garde. Pour la surprise. Et pour la clouer sur place.

Dans la seconde qui suivit, il lança un jab en direction de son menton. Le meilleur moyen, sans doute, de pouvoir toucher la demoiselle tout en évitant de s'exposer trop imprudemment…

Et lors de ce mouvement, lors de ce geste, le feu qui l’habitait se manifesta, selon sa volonté. Les flammes ne naquirent pas dans sa paume fermée, comme à leur habitude. Elles apparurent, dans toute leur ardeur et leur incandescence rougeoyante, voraces, avides de chair, sur ses phalanges, le dos de sa main, avant d'englober son poing presque entièrement, avant même, peut-être, que Bethany ne réalise pleinement la dangerosité de sa proximité.

Oui, il fallait la clouer sur place, dans tous les sens du terme.