Wei Jae-Fang pouvait être fier de lui. Et, de fait, il l'était plutôt.
Âgé de seulement quarante-trois ans, il était pourtant l'un des cadres majeurs de la East Singapura Bank, une banque locale qui avait les faveurs de plusieurs centaines de milliers d'habitants de la Cité-État. Les résultats de la firme étaient en pleine expansion, aux dépens des grandes multinationales qui peinaient parfois à s'implanter durablement. Parfois, la presse prétendait que la East Singapura Bank, la ESB, était en passe d'être achetée par l'une ou l'autre des entreprises de la finance qui faisaient la loi aux quatre coins de Moderna ; mais souvent, les rumeurs étaient démenties et le PDG s'assurait à restaurer la fiabilité de son petit groupe à grands coups de communiqués lapidaires et incisifs. Il avait hérité cette affaire de son père, laquelle la tenait lui-même de son propre père ; il ne risquait pas de la dilapider suite à quelques appels du pied un peu trop insistant de la part de concurrents qui ne jouaient pas vraiment dans la même cour.
Wei Jae-Fang était donc le cadre d'une banque florissante, qui comptait de nombreux clients, pour la plupart assez aisés, et qui, de surcroît, comptait préserver son indépendance autant que possible. Pas de crainte d'une mutation à l'autre bout du continent, pas de concurrence établie à l'échelle de plusieurs pays ; son poste, il l'avait obtenu à la sueur de son front, grâce à ses idées et sans piston, et il était à même de le défendre face à ses propres concitoyens, qu'il avait bien souvent supplanté sur le terrain par la justesse de ses analyses et de ses interventions. En outre, il était marié depuis près de quinze ans à une femme formidable, laquelle lui avait donné un fils et une fille, âgés respectivement de sept et de quatre ans ; tout lui souriait, donc, alors qu'il était, ou presque, parti de rien.

De belles études avec un boulot à mi-temps pour les financer, mais aussi et surtout vingt ans à obéir à tous les ordres de son patron pour le satisfaire autant que possible avaient rendu cela possible. Aujourd'hui, il était le chef d'une équipe de six autres agents qui se chargeaient de réaliser des opérations financières à risque pour multiplier les profits de leur entreprise. D'autres employés de la ESB avaient le vent en poupe, bien sûr ; mais d'entre tous, c'était lui qui était pressenti à la promotion ultime d'ici la fin de l'année, grâce à sa régularité et à son bon sens.
Parce que le patron avait décidé de prendre sa retraite, et qu'il ne disposait d'aucun fils pour prendre sa suite, tout le monde savait bien que cette succession n'aurait rien d'ordinaire au sein de la East Singapura Bank. Et personne mieux que Jim Mohan n'avait décidé d'agir en prévision de cette succession atypique.
Jim Mohan, jeune loup dont le père était à la tête d'un consortium d'entreprises, avait entendu parler de la retraite proche de son actuel employeur. Et il savait, depuis belle lurette, que "Monsieur Jae-Fang" était le mieux parti pour lui succéder... Mais c'était l'identité du numéro deux qui l'intéressait, en l'occurrence. "Monsieur Park" avait également les faveurs du futur retraité... Et il était, pour le coup, le chef de l'équipe de Jim Mohan.
Equipe que Jim pouvait bien récupérer à sa charge si son propre chef d'équipe n'était plus en mesure d'exercer ses fonctions grâce à une promotion spectaculaire.

Voilà pourquoi Jim Mohan avait choisi de faire éliminer Wei Jae-Fang plutôt que Monsieur Park ; parce que le résultat, le concernant, aurait probablement été le même, mais aussi parce que s'en prendre à Jae-Fang plutôt qu'à Park aurait sans nul doute l'avantage de le rendre moins directement lié à toute cette sordide affaire. Il ne comptait pas, après tout, finir ses jours derrière les barreaux...

Wei Jae-Fang et sa petite famille vivaient donc un appartement classieux et imposant en plein centre-ville, dans un gratte-ciels gargantuesque. Il était du genre à peu sortir, surtout en solitaire, mais lorsqu'il le faisait, il aimait se promener dans l'Aquarium Municipal, une espèce de grand centre animalier destiné à accueillir toutes sortes d'espèces aquatiques. Le mardi et le vendredi soir, lui et son équipe se rendaient souvent au même restaurant ; le Lotus Pourpre, proche de la mer, où ils enchaînaient un copieux repas et des verres alcoolisés assez chargés. A cette occasion, il prenait bien souvent un taxi pour rentrer jusqu'à chez lui ; de manière générale, il répugnait à prendre les transports en commun et préférait se déplacer dans son propre véhicule, une voiture haut-de-gamme électrique. Le samedi après-midi, il restait seul chez lui pendant que sa femme emmenait ses deux enfants à leurs activités sportives respectives ; football pour le grand, danse pour la petite. Le dimanche matin, enfin, il aimait aller courir un petit peu au Parc Syawal ; un espace boisé assez proche de chez lui, qu'il rejoignait au pas de course et où les familles étaient nombreuses lorsque le soleil était clément. Cet emploi du temps, bien rodé, laissait peu de place à l'improvisation ; il était ce genre d'homme, calculateur et raisonnable, qui ne laissait pas les aléas de la vie l'atteindre autrement que superficiellement. Ses deux parents étaient morts et incinérés depuis belle lurette. Il ne rendait jamais spontanément visite à leurs urnes. Il n'avait ni chien, ni chat. Il faisait livrer ses courses, lorsque sa femme n'avait pas le temps de les faire elle-même. Il n'avait ni ami proche, ni maîtresse pour le faire dévier de son rôle de parfait père de famille... Une vie banale, presque morne, pour un homme potentiellement en passe d'obtenir la promotion la plus importante de sa carrière.

Singpora était un des lieux que j’appréciais le plus en ce bas-monde. Cette mégalopole, vertigineuse, lumineuse mais aussi ombrageuse par moments, avait tout pour me séduire et faire de moi son obligé. Ses plaisirs nocturnes étaient sans égal sur Moderna, et on y proposait des délices que je n’avais jamais retrouvé ailleurs. Mais après le réconfort, voici le temps des efforts. Des efforts monnayés pour me permettre de dilapider mes sesterces en garde-robe ou en festivités de tout genre. La vie est une fête, et il faut tout faire pour y être convié. Un contrat flambant neuf se profilait à l’horizon. Une invitation sobre avait fleuri tantôt ce matin dans ma messagerie cryptée. On pouvait y lire :

« Bonjour Red Rainbow,

Retrouvons-nous au Petit Café du centre de la ville, à 11h30, mardi matin. Je porterai une veste à carreaux rouges.
On m’a dit que vous appréciez porter des tenues plutôt chamarrées. La sobriété est de rigueur cette fois-ci.

Signé : M »

Sobriété ? Bonté divine, je ne connaissais que trop mal ce mot, mais j’étais prêt à faire un effort pour mon mystérieux soupirant ! En tout cas l’astuce de cet admirateur secret n’était pas dénuée de mauvais sens : ce n’était pas la première fois qu’un de mes clients opérait de cette façon. L’entretien dans un lieu public lui permettait dans la plupart des cas de se sentir en sécurité et c’était en partie vrai, et d’autant plus dans une ville comme Singapore, avec une telle densité de population et un quadrillage solide de la police de la ville. Il me restait deux jours pour me faire tout beau pour mon rendez-vous.

Enfin le jour J et les plus mauvaises langues auront affirmé que je fis preuve de mauvaise foi ! Balivernes ! Alors certes, je m’étais grimé en parfait yuppie, avec costard cravate trois pièces, chaussures de villes cirées et brillantes, mais pas question d’avoir l’air tristounet pour autant. J’avais coiffé ma majestueuse chevelure en un fier chignon. Et pas question de renoncer à mes multiples bijoux qui ornaient mes oreilles et mon cou. Je m’étais légèrement fardé les joues, les paupières, et avais tracé un trait fin de magenta sur mes deux lèvres. Un peu d’eye-liner, et avant la compagnie ! Quelques heures plus tard, je me retrouvai devant le Petit Café, devant une terrasse bondée. Monsieur « M » agita la main et m’incita à m’asseoir. Fidèle à son courriel, il arborait une veste à carreaux rouges de très mauvais goût. Je m’installai avec élégance, comme un cygne se posant sur l’eau d’un lac, j’imagine. Nos regards se croisèrent, et le fameux M semblait être décontenancé par mon apparence. Ce gringalet chétif croyait avoir affaire à un toutou obéissant.

– J’avais pourtant insisté sur votre discrétion, grinça-t-il.
– Insistez plutôt sur votre façon de vous habiller, rétorquai-je. Ces mocassins c’est pour rire j’espère. Vous ne portez pas cette horreur tous les jours ? Rassurez-moi.
– Nous ne sommes pas là pour discuter vêtements. J’espère que vos services sont à hauteur de vos honoraires. Votre cible …
– Minute papillon. Votre carte d’identité je vous prie. Je tiens à connaître votre nom. C’est mon assurance en quelque sorte. Des fois que l’idée de me livrer aux flics ou je-ne-sais-qui vous titille l’esprit. Dans un cas ou dans l’autre je vous balancerais si j’en ai la possibilité. Et au pire je viendrais vous retrouver. Et puis j’aime bien savoir à qui j’ai affaire. C’est essentiel pour un prestataire de services comme moi.

Il ouvrit son portefeuille et me confia sa carte qui dévoila son ignoble faciès, comme 98 % des cartes d’identité. La mienne étant une des très rares exceptions qui offraient un visage harmonieux et agréable à admirer.

– Chou à croquer, commentai-je. Jim Mohan ...
– Rendez-la moi, ça suffit.
– Vous êtes grognon, vous. Bon, je vous écoute. Soyez direct et allez au but.
– Votre cible est un homme nommé Wei Jae-Fang. Je veux que vous mettiez un terme à sa vie de la façon dont il vous plaira. C’est vous le professionnel. Voici un dossier avec des photos de lui et un récapitulatif des informations essentielles. Pour ainsi dire je ne connais rien de lui à part son lieu de travail : la ESB, et son adresse domicile. Elle est notifiée à l’intérieur du dossier. Bref faites ce pourquoi on fait appel à vous. J’effectuerai le virement une fois le travail fait.
– C’est comme ça que je procède, mon chou.
– Nous n’avons plus rien à nous dire, je crois. Bonne chance.

J’opinai de la tête et le laissai quitter la table. Pas question de feuilleter son dossier ici, dehors, sur une terrasse. Je commandai un cappuccino et levai le camp à mon tour. Pour la suite, les choses furent plus routinière. En premier lieu j’analysai sous toutes les coutures les informations données par mon contact. Le pochette contenait de multiples photos de Jae-Fang, de son véhicule, mais aussi de toute sa famille. Pour ça, on pouvait remercier les réseaux sociaux. J’obtins également les heures auxquelles le pauvre homme embauchait et débauchait de son boulot. Fort utile pour commencer mes filatures. Un numéro qui prenait environ deux semaines, étape essentielle pour un meurtre réussi. Savoir où et quand frapper afin d’éveiller aucun soupçon et surtout me protéger moi-même. L’assassinat devait se faire rapidement et proprement. La méthode était à chaque fois la même : je m’approchai de ma victime de manière à la prendre sa surprise et dans un endroit isolé, puis je durcissais mon index gauche de façon à ce qu’il devienne aussi solide que l’acier et hop. Un beau trou de balle dans la tête, tout propre, mais sans balle, et sans coup de feu. Jae-Fang n’échapperait pas au rituel sordide.

Dans la routine parfaitement calibrée de ce travailleur à la vie bien rangée, il y avait un moment précis qui me semblait tout indiqué pour frapper. Le samedi après-midi, il restait seul dans son appartement. Madame emmenait les deux enfants à leurs entraînements. Créneaux confirmés rien qu’en stalkant avec assiduité le compte Instabook de toute la joyeuse tribu qui ne s’était même pas embêtée à faire des comptes privés : l’idée était de montrer aux yeux de tous à quel point la vie famille était merveilleuse. Berk. Cette niaiserie était à vomir en tout cas. La stratégie que je décidai d’adopter était la suivante : m’introduire dans l’immeuble peu après le départ de Mme Jae-Fang et ses deux morveux en tenue d’agent d’entretien. Puis, monter jusqu’à l’appartement de Monsieur, défoncer la serrure à ma façon, rentrer, lui percer le crâne et terminado. L’ennui était que les caméras de surveillance de l’entrée allaient forcément me filmer : j’avais intérêt à mettre le paquet sur mon déguisement.

Le samedi suivant, en fin de matinée, j’entrai dans la résidence à pied en passant par le portail principal, après avoir attendu qu’un des nombreux habitants de l’immeuble quittât le parking en voiture. Même méthode pour m’introduire dans le building de M. Jae-Fang. Personne ne prêta attention à moi, grimé en agent d’entretien, avec une blouse de travail grise, mes cheveux camouflés par un épais bonnet de laine, sans bagues, colliers, boucles d’oreilles et encore moins de maquillage. J’avais enroulé le bas de mon visage dans une écharpe de laine. Planqué dans les escaliers de secours, j’attendis 14h30, là où Mme Jae-Fang était certainement partie depuis une demi-heure. Je montai jusqu’à la porte d’entrée du B902. Il fallait agir vite. Je durcis mon poing autant que possible, et frappai d’un coup sec la poignée et la serrure, qui volèrent en éclat après un grand bruit sourd. La porte s’ouvrit et je m’engouffrai dans l’appartement. Je n’avais que quelques secondes pour mettre la main sur ma cible et fouiller la propriété tout en évitant que M. Jae-Fang s’échappât ou prévînt les secours … Vite. Je passai en trombe dans l’immense séjour, arpentai en quatrième vitesse la cuisine, puis les chambres, les salles de bain, le bureau. Rien. L’endroit était vide. Toute la famille avait quitté l’appartement ? En out cas c’était raté, tout était à revoir. Et avant de rebrousser chemin, un petit bruit se fit entendre. J’étais loin de m’imaginer que j’étais dans la mélasse jusqu’au cou ...

Il n'arrivait pas à y croire. Bien sûr, il avait eu vent des rumeurs qui courraient au sein de sa boîte : ses jours étaient en danger, un assassin avait été commandité pour le faire disparaître avant que la succession du PDG ne soit signée et assurée... Il avait jugé ces racontars sans fondement ; mais, d'un autre côté, il s'était souvenu qu'en prenant du galon, il allait immanquablement attirer sur lui l'attention des rats et des crapules qui cherchaient à s'assurer une vie facile en misant sur la bassesse ou les escroqueries. Alors, pour sa sécurité autant que pour celle de ses proches, il avait investi dans deux armes-à-feu ; il en avait planqué une dans son appartement, et l'autre dans son bureau, des fois qu'on soit tenté de venir lui chercher des noises jusqu'à son poste de travail.
C'était autour de la première de ces deux armes que ses mains poisseuses étaient crispées, en l'occurrence. Et c'était le canon de celle-ci qu'il avait orienté en direction de l'intrus qu'il avait surpris dans son appartement, après que les caméras qu'il avait installées un peu partout l'aient averti de cette présence inopportune. Un canon prêt à cracher son projectile au moindre geste un peu trop brusque... Et la bonne dizaine de mètres qui le séparait de cet éventuel assaillant lui conférait tout à la fois une excellente visibilité et une précision de tous les diables. Au moindre frémissement suspect, il se sentait effectivement apte à presser la détente ; une fois, ou deux, ou dix.
En entendant qu'on s'introduisait chez lui et qu'on arpentait les pièces de son appartement sans la moindre pudeur, il avait hésité sur la marche à suivre. Aurait-il dû en profiter pour prendre discrètement la poudre d'escampette ? Ses caméras de surveillance auraient pu se charger d'immortaliser le visage de cet intrus ; et les forces de l'ordre en auraient pris acte lorsqu'il les aurait informé. Cela aurait sans doute été suffisant pour mettre un terme à toute cette affaire... mais il avait eu le sentiment qu'il valait mieux qu'il s'occupe de cette sordide affaire de lui-même, et seul, pour minimiser les risques que sa famille finisse par être impliquée. Il ne pouvait pas tolérer de la mettre en danger.



Il avait l'air d'être complètement dépassé par la situation ; et il l'était sans doute, à plus d'un titre. Néanmoins, force était d'admettre que l'arme qu'il tenait entre ses mains n'était pas factice...
Restait à Shiva de décider si la menace qu'il incarnait était suffisamment sérieuse pour contraindre un Vilain à l'obéissance.

Souvenirs, souvenirs … En fâcheuse posture, votre cerveau se comporte parfois de manière bien étrange. Et ce fut le cas dès l’instant où je me retrouvai braqué par la cible que j’aurais dû prendre par surprise … Je me mis à penser soudainement à la première fois où le One Blade, mon super pourvoir, s’était manifesté. Mes membres étaient devenus des lames, mon corps s’était recouvert d’une couche d’acier rutilante. Pendant presque une demie journée je m’étais démené à réprouver cette terrible apparence. Ce fut chose faite, car c’était au prix d’une sévère diminution de ce que je nommai « One Blade ». La seule chose que je pouvais faire désormais, c’était de durcir ma peau sur une des parties de mon corps.

Tout ceci m’était revenu en tête, car je me maudissais de ne pas avoir su maîtriser jusqu’à l’excellence le One Blade, ce qui aurait pu me permettre de recouvrir mon corps d’acier pur, de marcher lentement vers mon ennemi, d’encaisser les coups de feu sans broncher, et de le tuer une bonne fois pour toutes. Mais, là c’était une toute autre paire de manches. Avec le canon d’un flingue pointé vers moi, impossible de prévoir à l’avance quelle partie de mon anatomie pouvait être soumise à une blessure par balle. Jae-Fang se tenait à plusieurs de mètres de moi, et à bonne distance. C’était clair, il avait pris l’avantage. Je n’avais plus qu’à espérer que ce gratte-papier n’eût pas alerté les autorités. Autrement, ce serait la fin de la glorieuse carrière de Red Rainbow. Le gars n’était pas un mauvais bougre, il n’avait rien d’un dur à cuir, et il semblait presque aussi effrayé par l’arme qu’il tenait que moi.

– Vous allez me montrer vos mains, calmement ! Et vous placer à genoux ! Ensuite, je vous poserai des questions, et... vous y répondrez ! Si vous m'obéissez, je n'appellerai pas la police ! Je veux juste... je veux juste que vous nous laissiez tranquilles, moi et ma famille !

Au moins, la flicaille n’était toujours pas en route. La seule chose capable de mettre en alerte tout l’immeuble était la porte d’entrée que j’avais défoncée, et qui permettait à n’importe qui de venir jeter un coup d’oeil et d’appeler les secours … Jae-Fang voulait visiblement discuter, et c’était ce qui allait lui causer sa perte. J’avais signé le contrat et il était hors de question de se retourner contre son commanditaire. Question de fiabilité professionnelle. Beaucoup avaient tenté le coup, et se retrouvaient maintenant à bouffer les pissenlits par la racine. Je pouvais aussi me féliciter de ma tenue. Avec l’écharpe et le bonnet, il ne voyait pas vraiment mon visage dans son entièreté. Il fallait la jouer fine, indéniablement.

– Très bien, très bien, Jae-Fang. Regardez, je ne porte pas d’arme sur moi. Pas de gestes brusque d’accord ? Je vais vous obéir mais gardons notre calme, hein ? Pas besoin de faire le gringo mon joli. Et pas besoin non plus de répandre ma cervelle sur votre magnifique moquette. Cela vous emmènerait directement à la case prison, et cela agacerait profondément mes collègues qui sont actuellement assez proches de votre épouse et de vos fils pour les envoyer faire le long sommeil. Je vous conjure de baisser votre arme, nous pouvons trouver un arrangement. Vous avez l’air d’avoir les moyens. Vous saurez contenter l’homme simple que je suis.

Tout en déblatérant ma diatribe, je me mis à genoux, les mains croisés derrière le crâne, en face de Jae-Fang. Restait à savoir s’il tomberait dans le panneau après avoir entendu mes quelques mensonges ...

Il obéissait. Cet inconnu en tenue de travail et au physique manifestement plus avantageux que celui de Wei n'était pas complètement insensé : la menace d'une arme à feu chargée pouvait suffire à lui mettre un peu de plomb dans le crâne. S'il ne s'était pas trouvé dans cette situation, le salaryman aurait poussé un sacré soupir de soulagement ; en l'occurrence, ce n'était que le début, et il savait qu'il allait devoir conserver son sang-froid jusqu'au terme de cet échange s'il ne voulait pas finir derrière les barreaux. Parce que l'inconnu disait vrai : on ne lui pardonnerait pas d'avoir ouvert le feu sur un type manifestement désarmé simplement parce qu'il s'était introduit chez lui... Il avait bien des témoins, au sein de sa boîte, qui avaient colporté les racontars selon lesquels ses jours étaient en danger, mais aucune preuve concrète. Ses suspicions ne suffiraient pas à attendrir un juge.
Et pourtant, le mec face à lui ne niait pas. Là encore, c'était un bon point ; monsieur Jae-Fang aurait pu ressentir à cette idée un certain soulagement si ce n'était pas de sa propre vie dont il était question.
Et, surtout, si l'intrus face à lui n'avait pas impliqué sa petite famille dans cette sordide affaire.
Quand Shiva évoqua leur cas et celui de collègues à lui qui se tenaient à leur proximité et pouvait tout-à-fait leur nuire s'il ne se montrait pas raisonnable, Wei ne put s'empêcher de tressaillir, même s'il aurait aimé conserver son calme autant que possible. Ce gars disait-il vrai, ou s'agissait-il d'un bluff grossier censé pousser son vis-à-vis à ne pas lui tirer dessus ? L'homme en costume, malheureusement, ne disposait pas de suffisamment de recul pour opposer une réponse cohérente à cette épineuse question ; aussi répondit-il avec un certain empressement, sans parvenir à réprimer les tremblements qui s'étaient saisis de ses bras tendus à l'excès.



Il se contredisait complètement, certes ; ce qui pouvait aussi bien être une source de réconfort pour Shiva que la raison d'une inquiétude viscérale. Après tout, comment savoir qu'il continuerait à se montrer raisonnable et mesuré dans ses décisions s'il commençait à paniquer de la sorte à la seule idée que ses proches puissent être mis en danger ? D'un autre côté, la chose n'était peut-être pas si étonnante : après tout, Wei avait toujours vécu pour son travail et pour sa famille. Puisqu'un meurtrier se trouvait dans son appartement avec la ferme intention de le liquider à cause de son travail, il était évident qu'il cherche à reporter ses points d'ancrage dans la deuxième de ses valeurs clés ; sa famille qu'on menaçait, donc.
Casse-tête insoluble pour un esprit beaucoup trop procédurier, incapable de s'attendre à être confronté à de telles scènes.
Il fit un pas en direction de Shiva, non sans maintenir son pistolet braqué précautionneusement sur le buste du criminel, puis il reprit en essayant de recentrer le débat ; c'était à lui de mener la danse.



Son esprit s'embrouillait, mais il cherchait désespérément une porte de sortie qui pouvait garantir sa sécurité. En attendant, il n'oubliait pas qu'il allait devoir ruser pour amener cet étranger à quitter sa propriété. Devait-il appeler les forces de l'ordre pour l'embarquer ? Une intrusion était un motif largement suffisant pour justifier un appel à la Police ; et même suffisant pour justifier une garde-à-vue... En outre, Wei pourrait peut-être convaincre les policiers du fait qu'il était en danger ; on lui accorderait peut-être une protection policière jusqu'à la passation de postes. A ce moment-là, ses soucis seraient loin derrière ; il aurait les moyens de s'acheter un nouvel appartement, de louer les services de garde-du-corps, voire de héros...



Marchander, d'abord. Négocier, pour se rassurer quant à la nature de son vis-à-vis ; pour confirmer qu'il est bien raisonnable. Frapper un grand coup ensuite, dans un second temps, si la première des deux options ne suffit pas... Lui reprocherait-on d'avoir tiré dans la jambe d'un intrus venu pour prendre sa peau ? Probablement ; mais il saurait s'en tirer. Son avocat était compétent. Il avait des connaissances... Oui, la jambe, il tirerait dans la jambe si cet inconnu ne lui offrait pas la bonne raison. Puis il appellerait la police, et tout serait terminé.

Piqué. Menacer directement la petite famille du yuppie avait fait son petit effet. Il ne parvint pas complètement à cacher ses tremblements, et visiblement, son stress avait encore augmenté. Il était évident que l’homme était dans tous ses états. Je le voyais bien avec ses pupilles dilatées, ses mouvements parfois incontrôlés … Voilà pourquoi je devais impérativement redoubler de prudence. Jae-Fang était prêt à tout pour survivre, et de ce fait il était imprévisible. Je devais garder mon calme, tenter de fer fi de ce maudit pistolet pointé dans ma direction, et réfléchir plus vite que de coutume. Il s’approcha légèrement, mais pas assez pour être à ma portée. Toujours agenouillé et les mains derrière le crâne, mes options était extrêmement limitées, voire inexistantes.

Et le One Blade n’était d’aucun secours pour le moment, tant qu’il avait ce flingue avec lui. Je devais gagner sa confiance, le manipuler, tenter de lui faire comprendre que je n’étais pas l’homme que j’étais. Ce Jae-Fang avait l’air d’être un gars respectable, un modèle de vertu. Mais s’agissait-il d’un idiot ? Un jeu de dupes allait commencer, et mieux ne valait pas être le perdant. Lorsqu’il me demanda de quitter l’appartement tout en acceptant son argent et de ne rien tenter car son appartement était truffé de caméra … Je lâchai un soupir. Pour l’instant j’avais le visage en partie masqué, mais plus je restais ici, plus l’enregistrement des images avait des chances de trahir des indices sur mon compte. Je devais sortir d’ici au plus vite … Et surtout achever ce contrat quoi qu’il en coûtât. Jae-Fang en savait déjà trop, il eût déjà dû dormir dans une marre de sang à l’heure qu’il était. Je devais la jouer fine pour m’en sortir sur ce coup-là. Qui eut cru que ce fût un gringalet de son genre qui me mis le plus en danger à cette époque de ma vie ? Peut-être qu’avec le recul, cette situation me ferait rire, ou pleurer, dans le cas où Jae-Fang aurait réussi à me faire enfermer. Bref, c’était à moi de jouer.

– Dix mille. Si vous pouvez aligner dix mille, ce sera ça. M. Jae-Fang, je crois que vous êtes un homme raisonnable, et vous vous trompez sur mon compte. Je vous supplie, je vous implore de me croire. Comme vous l’avez vu, je ne suis pas armé, aussi, je ne suis pas venu ici pour vous tuer. Savez-vous combien coûte votre tête ? Deux mille goldcoins. Vous n’êtes pas un contrat juteux, sans vous offenser. Et quand j’ai compris quelle genre de golden boy vous étiez, je savais que je pouvais vous soutirer bien plus. Le plan était de vous maîtriser et de vous forcer par toutes sortes de contraintes à me faire un virement dans l’heure. Avec deux mille goldcoins, je suis juste bon à recommencer un nouveau contrat. Avec dix mille goldcoins, j’ai les moyen de fuir illico le plus loin possible, et de recommencer ma vie avec celle que j’aime. J’ai eu de mauvaises fréquentations, et elles n’apprécieraient pas de me voir m’envoler ailleurs.

Durant toute cette tirade, j’avais pris soin de garder mes yeux rivés vers le sol, tout en prenant soin de ne pas faire un seul battement de cil. En relevant mon regard vers Jae-Fang il put admirer mes yeux rougis par « l’émotion ».

– Le temps presse, M. Jae-Fang. Si je ne confirme pas votre mort d’ici 14h45 à mes complices, (et il est 14h39) ils considéreront que j’aurais échoué. Ce qui signifie pour eux que je deviendrais potentiellement une balance. Leur objectif sera donc de faire disparaître votre famille et d’en faire des otages. Votre femme, trop encombrante pour eux, sera certainement exécutée afin de montrer leur détermination. Ils exerceront une pression sur vous comme jamais, et ils rançonneront votre fils pour s’assurer que je ne dise rien aux autorités afin que je sois libéré en échange de vos fils. Nous avons des gens avec des pouvoirs dans notre groupe, n’oubliez jamais cela. Commencez par poser de pistolet, et nous pourrons discuter d'égal à égal maintenant que vous savez tout. Je vous en prie ! Ne faites pas quelque chose que vous pourrez regretter !

Shiva procédait par étape pour se mettre Wei Jae-Fang dans la poche ; mais il n'oubliait pas de saisir chaque opportunité pour continuer à lui mettre la pression, pour essayer de lui faire croire qu'il conservait l'ascendant et qu'il avait, en vérité, parfaitement planifié le revers cuisant dans lequel on venait de le précipiter à son corps défendant. De son côté, le bureaucrate ne savait trop que penser. Cette situation inédite à laquelle il n'avait pas voulu croire jusqu'à y être confronté continuait à embrumer ses songes. Son instinct lui hurlait de ne rien écouter de ce que son interlocuteur essayait de lui dire ; peut-être aurait-il dû faire feu, dans le doute ? Pour l'empêcher de continuer à semer son venin pour le pousser à l'angoisse... Malheureusement, il était déjà trop tard pour qu'une conduite aussi impulsive ne puisse être embrassée par le père de famille : en acceptant la discussion, il s'était, de fait, enfermé dans cette conversation déplaisante qui ne cessait de s'aggraver d'instant en instant. Car voilà qu'il affirmait que ce contrat n'était supposé lui rapporter que deux mille goldcoins !

Deux mille... C'était une somme absolument ridicule. Moins du tiers de ce que Wei touchait mensuellement pour son poste à responsabilités ; et moins du centième de ce que cet individu devrait payer s'il parvenait à ses fins et que la justice de Singapura parvenait à lui mettre le grapin dessus. Était-il réellement assez insensé pour tenter un coup aussi peu attrayant ? Les négociations qu'il entendait mener pour obtenir la somme de dix mille goldcoins semblaient, à la lumière de cette information, un petit peu plus crédibles ; mais la somme demandée restait dérisoire, à plus d'un titre. Le salaryman aurait pu payer le triple de cette somme rubis sur l'ongle dans le cas d'une prise d'otage impliquant sa femme ou ses enfants. Ce type qui lui faisait face n'avait-il pas pris le temps de se renseigner à son sujet, sur les sommes qu'il était susceptible de brasser à son travail ? S'il avait réussi à localiser son appartement, et à le pénétrer aussi aisément, ne devait-il pas avoir un tant soit peu conscience de la personne face à laquelle il se trouvait ? Wei balbutia quelques propos incohérents et inintelligibles pendant que son vis-à-vis reprenait méthodiquement là où il s'était arrêté, plaçant sur la tête de sa femme un minuteur qui ne manqua pas de faire grimper le stress du riche employé d'encore un cran.



Shiva avait peut-être sous-estimé une donnée qui avait pourtant son importance : il faisait face à un bourgeois pur jus. Wei avait toujours vécu dans une strate relativement aisée de la société singapurienne, laquelle n'était pas parmi les plus modestes de Moderna... Il avait un rapport à l'argent qui différait grandement de celui du commun des mortels. De facto, la somme de deux mille goldcoins lui semblait si misérable à côté de l'immondice que représentait un meurtre qu'il ne pouvait pas considérer un tel deal sérieusement. Restait que le délai de six minutes, plus que maigre, que lui imposait son interlocuteur le contraignait à penser à plusieurs choses à la fois ; alors il continua, essayant de trouver une solution à tout cela.



La situation ne s'arrangeait probablement pas vraiment du point de vue de Shiva ; en vérité, il aurait été assez avisé de considérer qu'elle stagnait. Restait à savoir si la tentative de marchandage de son vis-à-vis pouvait lui donner une nouvelle idée, ou s'il allait demeurer sur la même ligne quitte à risquer de verser dans l'obstination...

Avais-je vraiment bien fait d’instaurer une deadline à notre échange au travers de la menace d’une prise en otage imminente de la famille de Jae-Fang ou de l’exécution de sa femme. En tout cas, le bluff fonctionnait pour l’instant, l’homme semblait complètement perdu et invoqua de nouveau des sommes faramineuses. Le problème était que j’étais dans une impasse. Car si je cédais aux propositions du bureaucrate, ce qui serait logique vu le mensonge que je lui avais dit concernant mes intentions de ne pas le tuer et de prendre son argent, les virements bancaires eussent été traçables et pouvaient potentiellement donner mes identités pour quiconque mènerait des investigations sur mon compte. J’étais complètement bloqué. Jamais je n’avais connu de situation périlleuse, et c’était bel et bien un gringalet de seconde zone qui me mettais dans un tel embarras. Après ses suppliques, je tentai le tout pour le tout.

– D’accord, d’accord. J’accepte votre argent … Mais il va falloir en premier lieu que je confirme votre mort à mes complices. Qui ne sont pas réellement mes complices, et ça je suppose que vous l’avez compris. Ils sont là pour que je ne foire pas le contrat principalement, et eux aussi employés par mon commanditaire. Et pour revenir à la valeur de votre tête, vous seriez surpris de ce que peut valoir la tête d’un homme. Pour quelqu’un qui n’a rien, 2000 goldcoins est une fortune, et dans les lieux les plus pauvres, certains peuvent tuer pour une centaine de goldcoins. De plus vous êtes riches, mais vous n’êtes pas une cible très dangereuse à priori. Vous n’avez pas de protection, et vous n’êtes pas une célébrité non plus.

Je marquai une pause pour reprendre mon souffle. Car bien malgré moi, je commençai à trembler. Moi, Shivah Bharani, trembler de peur ? Et pourtant. Mes yeux étaient rivés sur ce pistolet. Ce pistolet qui pouvait mettre fin à mon existence d’un moment à l’autre.

– Je vais coopérer, M. Jae-Fang, comme je l’ai dit. Mais pour confirmer votre mort je vais devoir prendre une photo de votre supposé cadavre. Il faudra que vous vous couchiez sur le sol et que je vous photographie avec mon portable. Ce qui sera délicat car il nous faut quelque chose qui ressemble à du sang … Vous avez du ketchup, ou du coulis de tomate ?

Là était ma porte de sortie. Le forcer à bouger, le forcer à l’erreur. Cette mise en scène serait peut-être la clé de cette situation merdique à souhait. Bordel de Dieu je jurais au fond de moi que je le réduirais en mille morceaux dès que l’occasion se présenterait.

Soit, il était peut-être en situation financière périlleuse. Soit, il lui manquait peut-être cette somme dérisoire pour finaliser son nouveau départ. Soit, les meurtriers se faisaient peut-être une concurrence déloyale, à l'instar des entreprises bien légales qui trempaient parfois elles-mêmes dans des affaires louches. Mais la somme qu'il avait annoncé vouloir empocher contre son assassinat ne pouvait que désarçonner Wei Jae-Fang, encore et toujours. Quelque part, au fond de lui, il était persuadé que cette somme risible ne pouvait pas être réelle ; qu'il essayait de le berner, de le mener en bateau. Après tout, si le commanditaire de son meurtre avait été plus fortuné, et s'il avait promis une somme plus rondelette contre son exécution, le riche salaryman n'aurait-il pas dû voir surgir des cohortes d'assassins tous plus qualifiés les uns que les autres ? Ce type-ci avait sans doute souffert de sa pénurie d'effet de surprise ; pire encore, depuis le début, c'était la cible, qui se doutait de quelque chose, qui avait eu l'ascendant sur cette question précise. Néanmoins, le coincer n'avait pas été si complexe, dans l'absolu : c'était plutôt la situation en tant que telle que la potentielle victime avait toutes les peines du monde à endurer et à digérer. S'il avait pu oublier que sa famille était potentiellement en danger, qu'il pouvait se rendre coupable d'un homicide si sa phalange tressautait un peu trop ou que le gars qu'il menaçait actuellement d'une arme à feu avait eu l'ambition de le liquider froidement, il aurait sans doute recouvré une sérénité bienvenue ; mais en l'occurrence, l'angoisse demeurait omniprésente...



Décontenancé, c'était le terme. Perplexe convenait sans doute également... Méfiant, sans l'ombre d'un doute. Wei Jae-Fang était en somme bien des choses ; la dernière proposition de Shiva lui avait simplement scié les pattes. L'homme était prêt à capituler, à accepter l'offre de son éventuelle victime... mais il voulait tout d'abord le pousser à jouer le jeu. A simuler sa propre mort. A mettre en scène son exécution grotesque pour que les commanditaires et les contacts de Shiva y croient, et marchent. Le salarié fortuné balbutia quelques syllabes inintelligibles avant de retrouver un petit peu d'aplomb ; il commençait, doucement mais sûrement, à perdre patience.



Et vint la lumière. Soudain frappé par une illumination, Wei Jae-Fang se figea ; puis un sourire dément vint déformer ses traits. Il ricana, l'espace d'un instant, en braquant de plus belle la tête de Shiva de son arme à feu ; puis il reprit, plus assuré que jamais :



Avec lenteur, il esquissa un geste pour se reculer, mais se cogna contre une commode. Il grommela sans perdre du regard son vis-à-vis, malgré le vase remplit de fleurs qui chutait et s'écrasait lourdement au sol ; tant pis pour la décoration. Le souci, c'était surtout qu'il ne pouvait pas se permettre de tâtonner partout dans son appartement jusqu'à mettre la main sur son portable, qu'il n'avait pas eu la jugeote de prendre sur lui ; après tout, il était chez lui, et il avait pour coutume de se délester de ses effets personnels dès qu'il pénétrait dans l'entrée... Après un moment d'hésitations, il décida de quitter Shiva du regard momentanément ; mais pas sans garder son pistolet braqué dans sa direction. L'assassin allait-il avoir le cran de bondir pour tenter d'inverser les rôles ? Allait-il chercher à persévérer sur la voie de la tempérance, quitte à s'embourber de plus belle dans des négociations laborieuses ?

Bingo. La voilà, ma porte de sortie de secours. J’avais réussi à le troubler, à le faire douter, à faire en sorte que son esprit marchât à mille à l’heure, pour s’extirper de cette mauvaise passe. Bref, je l’avais enfin poussé à l’erreur. Et je ne pouvais plus reculer maintenant, je devais aller jusqu’au bout. La fuite ? Impossible. Il en savait beaucoup trop, même s’il n’avait pas encore vu mon visage dans son entièreté. Il était un témoin gênant et si on apprenait que Red Rainbow s’était montré incapable de tuer un simple employé de banque, je pouvais dire adieu à mon gagne-pain. Jae-Fang eut une idée saugrenue : se mettre à la recherche de son téléphone portable pour appeler sa femme. Idée stupide pour sa sécurité et idée géniale pour me définitivement m’envoyer au trou. J’eusse pu le convaincre que sa femme n’était pas encore otage et qu’il fallait attendre 14h45 pour que la chose se fît. J’eusse pu négocier de ne pas tenter de l’appeler pour ne pas éveiller les soupçons de mes prétendus collègues … Mais je n’avais plus le temps. Il fallait agir dès l’instant.

L’homme recula, buta contre une commode, fracassant un vase au passage. La tension montait encore d’un cran. Mon coeur pulsait à travers ma poitrine, envoyant à coups de de grands jets mon sang bouillonnant dans mes veines. Comme un tigre majestueux, que dis-je, un aigle flamboyant, je guettai ma proie qui n’avait d’autre choix que de chercher de visu son smartphone. Le pistolet toujours pointé sur moi, la main tremblotante, et mon corps, prêt. Mon corps d’assassin, rompu à l’exercice physique, ne tarissant pas de toutes les qualités requises pour mettre à mort mes cibles. Il était prêt. Mes jambes étaient prêtes à se détendre comme les puissantes cuisses d’une grenouille. Frapper vite et fort. Et voilà. Ses yeux me quittent quelques instants.

Mes jambes me font bondir et me propulsent comme un coureur d’athlétisme droit vers mon ennemi. Je fonce comme un bœuf, souhaitant profiter au maximum de ma force d’impact. Avec nos différences de gabarits, je compte l’envoyer valser sur au moins trois mètres. Je place mes avants-bras en croix devant mon visage, chacun durcis à souhaits, prêt à renvoyer toute balle fusant sur moi, je suis voûté en avant, réduisant la taille de la cible que je constitue. Aura-t-il le temps de tirer ? De réagir à temps et de voir arriver ma charge meurtrière ? Dieu jouait aux dés ce jour-là, aussi chou fût-il.

Il l'entendit, bien plus qu'il ne le vit : son adversaire avait décidé de passer à l'assaut. En une seconde, la situation échappait du contrôle précaire de Wei Jae-Fang ; ce dernier, déséquilibré et déconcentré, n'eut pas le loisir de reprendre sa visée précisément avant de faire feu. Ces réflexes agirent de leur propre chef ; son doigt pressa la détente, à deux reprises. Les coups de feu partirent ; le premier, imprécis, alla percuter un mur quelque part derrière Shiva. Le second, rendu illusoire par le recul subi à la suite du premier, alla plutôt se perdre dans le plafond. Complètement ouvert, bien incapable de se reprendre et de réagir physiquement à la charge qu'il allait subir, l'employé de banque serra les dents... puis encaissa le choc. Il fut repoussé vers l'arrière violemment ; si violemment, en fait, que son arme lui glissa des mains. Son cœur manqua un battement tandis que le pistolet échappait à sa poigne et s'en allait se perdre au milieu du salon ; loin, trop loin pour qu'il ne puisse s'en emparer à nouveau en une fraction de seconde. Il allait être à la merci de son potentiel meurtrier.
L'horreur de la situation fut momentanément oblitérée par la douleur ; lorsque Wei retomba enfin, rappelé à l'ordre par la gravité elle-même, ce fut sur les débris du vase qu'il avait malencontreusement brisé un petit peu plus tôt. Son souffle lui manquait ; le sang battait dans ses tempes ; son bras gauche, qui avait enduré le gros du choc porté par le corps solidifié de Shiva, le faisait endurer un affreux martyre. Était-il brisé ? Peut-être. Il valait mieux partir de ce principe-là : s'il l'utilisait et qu'il lui faisait défaut, ce serait, sans nul doute, la fin du parcours de ce pourtant prometteur businessman.

Il croyait avoir crié, dans le chaos de l'instant, mais il n'en était plus tout à fait sûr. Il n'en était plus capable, désormais ; précisément parce qu'il n'avait plus suffisamment d'oxygène pour ce faire. A la place, ce fut une quinte d'une toux rauque qui le secoua. Il chercha à reculer, mais ne put que s'acculer contre le mur et la commode qui se dressaient dans son dos. Il n'avait plus aucune issue, plus d'arme pour se défendre...
Il ne fallut qu'une seconde au salaryman pour comprendre qu'il était fini.

Deux coups de feu grondèrent comme deux éclairs qui venaient de traverser l’appartement. Et la providence était de mon côté visiblement. Aucune des balles ne parvint à m’atteindre, même pas à effleurer mes bras que j’avais durcis pour en faire des boucliers. La panique avait fait son office, et ma charge avait fait la sienne. Jae-Fang se retrouva violemment propulsé en arrière, lâchant son pistolet de sa main, et atterrissant lourdement sur le sol, sur les débris du vase qu’il avait lui-même fait tomber quelques secondes auparavant. Il avait étouffé un cri lorsque je lui avais pulvérisé sa cage thoracique. En résultait une quinte de toux violente, et un manque d’oxygène flagrant. Il se releva en partie, et se retrouva coincé contre un meuble, tentant désespérément de retrouver son souffle et de trouver un échappatoire. Mais c’était trop tard. Il avait perdu son flingue. Sa vie s’arrêtait là.

Quant à moi, je me redressai de tout mon long, mes yeux transperçaient le malheureux. Je n’avais plus que de la haine en moi. Une colère qui s’attisait d’elle-même. Ce cafard m’avait fait peur à un point inimaginable. J’avais cru mourir. Comment lui, pouvait-il faire une telle prouesse ? La rage prit le pas, mais il ne fallait pas succomber. J’eusse pu lui briser chacun des ses os d’une déflagration de coups de poings aussi durs que le métal, et lui faire ressentir la sensation de se trouver sous un déluge de coups de marteau. J’eusse pu lui éclater la tête à tel point qu’il n’en restât qu’une infâme bouillie de cervelle, de chair et d’os pilé. Mais non. Je devais rester un professionnel, et exécuter le contrat de façon propre. Les coups de feu allaient certainement alerter le voisinage, il ne me restait qu’une poignée de minutes. J’eusse voulu récupérer les vidéos de surveillance, mais hélas, le temps me manquait. Je m’approchai d’un pas menaçant de ma proie, dont il ne restait plus que quelques secondes à vivre.

– Tu m’as donné du fil à retordre, mon chou. Je vais être clément et éviter de répandre tes viscères sur ton magnifique plancher, et éviter à ta pauvre femme un spectacle bien trop gore et indigeste pour ses beaux yeux qui n’en demandent pas tant. Tu m’as fait peur, tu sais ? Et c’est rare pour que je le souligne. Tu t’es battu comme un diable et tu as du mérite. Malheureusement pour toi, c’est la fin. Au revoir, Wei Jae-Fang. Au moins je me souviendrai de toi.


La technique favorite de mon répertoire, utilisée spécialement pour abattre mes cibles de manière aussi silencieuse que efficace. Je durcis mon index, et d’un mouvement d’estoc rapide, le plantai dans le front de ma victime, qui le transperçai comme du beurre, grâce à sa solidité exceptionnelle. Il ne restait plus qu’à constater la mort de ce malheureux avant de lever le camp pour de bon ...

La terreur, la vraie. Pure et dure. Elle luisait dans le regard de Wei Jae-Fang tandis que celui-ci, au faîte de son angoisse, se terrait contre son meuble et son mur, comme s'il espérait que son corps obtienne soudain la faculté de se fondre dans la matière et d'y disparaître jusqu'à ce que son agresseur daigne enfin se désintéresser de lui. Malheureusement, cela n'arriva pas : comme bon nombre de ses concitoyens, le père de famille n'avait pas éveillé le moindre pouvoir à la suite de l'apparition du nuage de poussière issu d'Antiqua. Il était en réunion, au moment où le cataclysme avait frappé ; et même s'il avait par la suite cherché à se procurer de la Naraka Catana en se demandant si cela pourrait lui permettre d'obtenir une compétence hors normes, rien ne s'était produit lorsqu'il avait enfin pu en inhaler une dose généreuse, payée une véritable petite fortune. Il avait hérité de cet échec retentissant une amertume et une détermination inégalées jusqu'alors ; la conviction qu'il devrait jusqu'à sa mort compter sur ses propres talents en étant mis en concurrence avec un troupeau de surhommes le contraignait forcément à donner le meilleur de lui-même jusqu'à la toute fin.
Mais tout cela n'importait plus, désormais. Plus rien d'autre que la survie n'importait, d'ailleurs ; et alors que son assaillant déclamait sa litanie avec un relatif soulagement, l'employé de banque laissa son regard divaguer partout autour de lui, à la recherche d'une issue susceptible de lui sauver la mise. Son pistolet était trop loin. Sa position, précaire, ne lui permettait pas de fuir la pièce sans avoir à passer à proximité de son agresseur. Le meuble ne recelait aucune arme d'aucune sorte... Tous les couteaux étaient précieusement rangés dans la cuisine : il était dangereux de les laisser traîner dans un appartement où des enfants gambadaient insouciamment. Chaises, casseroles, tabouret... tout ce qui était susceptible de lui servir dans un tel contexte était hors de portée.
Tout, sauf une chose : les fragments du vase qu'il avait brisé dans la précipitation, un petit peu plus tôt.

Il se jeta sur l'un d'entre eux, le plus gros, alors que son adversaire menaçait de lui ôter la vie ; et il jeta son bras en direction du visage adversaire, menaçant de crever un œil de Shiva au moment où le doigt de ce dernier s'apprêtait à lui creuser un trou dans le cerveau. Un baroud d'honneur, un geste fou, incongrus, qui avait toutes les chances d'échouer pitoyablement... A cet instant, Wei ressemblait moins au parfait employé de bureau qu'à une bête que sa propre fin rendait désespérée. Impossible, pour lui, de tirer sa révérence sans combattre : il avait encore trop à faire. Une famille à protéger, une femme à aimer, une entreprise à diriger... Il était sur le point de connaître la promotion la plus importante de toute son existence : il ne pouvait pas se contenter de voir la mort arriver sans batailler farouchement.
Shiva constaterait néanmoins que le geste de sa victime était assez maladroit, approximatif, tant à cause de sa fébrilité face à la mort qu'à cause de son inexpérience en matière d'affrontement. Restait à savoir comment le tueur souhaitait procéder pour mettre un terme à la vie de sa proie : en le prenant du vitesse, peut-être, en s'y prenant en deux-temps, éventuellement, ou en le désarmant au préalable, pourquoi pas. Dans tous les cas, il allait sans dire que Wei Jae-Fang finirait par s'effondrer sur le parquet de son luxueux appartement, sans une once de vie pour l'animer ; restait qu'il ne l'aurait pas fait sans une ultime forme de combativité.

Et le calme reviendrait... pour un temps, seulement, à n'en pas douter. L'appartement était bien isolé, certes, mais le bruit des coups de feu avait sans doute dû alerter tout le voisinage. La seconde partie de la mission de Shiva débutait... et elle n'allait pas être des plus simples.

C’était bien trop tard. Je ne pus qu’esquiver partiellement le geste désespéré de Jae-Fang. Au moment où l’Index Gun de l’école du Nantô de Fourrure atteignit sa cible, et que mon doigt s’enfonçait dans son front, perçant sa boite crânienne, se logeant dans le cerveau, cette bouillie informe qui m’évoquait bien plus une pâte à prouts qu’une matière grise capable d’élever l’homme au rang de déité civilisatrice au sein de la chaîne alimentaire, Jae-Fang porta un ultime coup avant son dernier souffle. Un morceau de céramique tranchant destiné à me crever l’oeil vraisemblablement, grâce à ma vivacité d’esprit et la maladresse du geste en lui-même, rata son point d’impact. Au lieu de m’éborgner, le morceau s’enfonça allègrement dans ma joue, assez profondément. Je fis un geste recul immédiat, portant mes mains à mon visage non sans laisser échapper un cri terrible, tandis que le cadavre encore chaud du bureaucrate s’affalait au sol comme un pantin désarticulé. Quelle douleur mes enfants. Le bout de vase était encore planté dans ma chair, et j’eus le réflexe de le retirer grossièrement, causant une seconde irradiation de souffrance et laissant une formidable gerbe de sang éclabousser les alentours. Bravo. Je venais de foutre mon ADN un peu partout sur la scène de crime.

Au point où j’en étais, je pouvais me permettre de faire un saut dans la salle de bain très rapide pour trouver de quoi juguler l’hémorragie. Je sprintai en direction de cette dernière, et vidai le contenu de tous les tiroirs jusqu’à enfin trouver l’armoire à pharmacie. Compresses, sparadrap, gaze et désinfectant, voilà la priorité. Horreur. Devant la glace, je contemplai l’ampleur des dégâts sur mon très joli minois. A première vue la blessure n’était pas tellement profonde, elle cicatriserait bien, mais j’étais défiguré.

– Merde de merde de merde de merde de chiasse de merde … BORDEL !

Le sang s’était transformé en tâches marronnasses sur ma combinaison grise de travail d’agent d’entretien. Quant à mon écharpe, elle s’était en partie imbibée de sang, et permettait d’empêcher l’écoulement de gagner le sol. Trois coups de désinfectant, compresses et sparadrap par-dessus la blessure, puis la gaze que j’enroulai autour de mon visage. L’histoire des caméras de surveillance me revint subitement en mémoire. Les coups de feu avaient déjà alerté le voisinage, c’était une évidence. J’étais dedans jusqu'au cou. Une question de minutes avant que la flicaille ne débarquât. Une fois partiellement rafistolé, je m’engageai de nouveau dans le salon pour passer la porte d’entrée. Une fois dehors, dans le couloir qui menait aux autres appartements, pas moins de cinq curieux gravitaient autour de l’entrée du logement de Jae-Fang. Nous nous retrouvâmes nez à nez, tous les six, sans dire un mot, le temps de quelques secondes. Hors de question de faire le ménage. Il fallait prendre la fuite au plus vite. Je poussai ce qui semblait être un retraité sur le côté pour me précipiter dans les escaliers de secours, sous les cris de terreur des badauds de l’étage de Jae-Fang. Et maintenant des témoins. Ca puait le roussi.

Une fois le rez-de-chaussée atteint, je me dirigeai vers la sortie de l’immeuble. Il me restait encore à quitter la résidence, qui était cernée par un muret, et le portail d’entrée du parking. Avec un peu de chance, les policiers n’étaient pas encore arrivés. Mais j’en doutais, je devais avoir perdu pas moins de quatre bonnes minutes au moins en essayant de soigner grossièrement mon entaille. Je n’avais que peu d’options pour la suite des évènements. Je devais faire profil bas et quitter la ville le plus rapidement possible. Je poussai la porte d’entrée de l’immeuble, et me retrouvai dans le parking extérieur de la résidence. Mon coeur battait la chamade. Etais-je seul ? Etais-je cerné ? Mes sens étaient en alerte alors que je me frayai un chemin entre les voitures, à moitié baissé, en direction d’un des murets d’enceinte, afin de mettre les voiles au plus vite.

Le corps de Wei Jae-Fang s'écroula sans un bruit, sans un cri. Il n'avait même pas eu droit à la satisfaction d'avoir atteint son assaillant juste avant que sa vie ne lui soit ainsi ôtée ; tout s'était déroulé vite, bien trop vite, et ses réflexes qui avaient parlé à la place de son intellect ne lui avaient guère permis de développer quelque recul que ce fut vis-à-vis de la situation à laquelle il était confrontée dans sa globalité. Restait que l'affaire n'était pas close du point de vue de Shiva : il avait un macchabée sur les bras, une blessure au visage, des témoins et des caméras pour permettre aux forces de l'ordre de l'identifier formellement... et, sans l'ombre d'un doute, ces mêmes forces de l'ordre lancées à vive allure dans les rues de Singapura, sirènes hurlantes. Les quelques minutes que l'assassin prit afin de commencer à traiter sa blessure suffirent sans doute à la police locale pour parcourir plusieurs centaines de mètres ; les badauds qui tentèrent de barrer sa route ne se firent pas spécialement insistants lorsqu'ils comprirent ce qu'il était advenu de leur bien estimé voisin, et le hors-la-loi put ainsi se rendre jusqu'au parking de la résidence sans encombres.
En revanche, la suite des événements s'annonçait potentiellement plus houleuse. D'une part, parce que les sirènes des voitures de police étaient enfin audibles, signe que les forces de l'ordre ne tarderaient guère à investir les lieux ; d'autre part parce que le gardien de la résidence, lequel tenait un taser entre ses mains crispées, venait tout juste de surgir dans le dos de Shiva et entreprenait désormais de l'interpeler d'une voix ferme ; assez peu crédible, certes, pour un homme d'une cinquantaine d'années et au ventre bien rebondi, mais ferme tout de même.



Il ne savait probablement pas que Wei Jae-Fang avait été sauvagement assassiné dans son propre appartement ; mais il ne tarderait guère à l'apprendre, sans l'ombre d'un doute. D'un autre côté, il n'était pas exclu qu'il ait été à l'origine de l'appel alertant les forces de l'ordre ; ou que les résidents de l'immeuble aient jugé bon de le prévenir que des coups de feu avaient été entendus dans l'appartement de l'employé de banque. Dans tous les cas, il allait sans dire que son accoutrement ensanglanté ne permettait pas forcément à Shiva de passer totalement inaperçu... Et si le taser du gardien ne lui permettrait probablement pas de se montrer aussi menaçant que Wei ne l'avait été lorsqu'il avait été en possession d'une arme à feu, il allait sans dire qu'il pourrait lui permettre de gagner suffisamment de temps pour, dans un second temps, permettre l'arrestation du dangereux fugitif par les forces de l'ordre ; lesquelles, à n'en pas douter, sortirait à cette occasion l'artillerie lourde.
Nouvelle difficulté à affronter pour le criminel... et une nouvelle solution à dénicher, quelque part.

– Eh, vous ! Arrêtez-vous !

Bordel. Quoi, à présent ? Je ne l’avais vraiment pas vu venir celle-là. Quelqu’un s’était glissé derrière moi et je n’y avais prêté aucune attention, tant j’étais obsédé par ma tentative de fuite. Je me relevai doucement, les mains en l’air, et me tournai doucement en face de celui qui m’avait interpellé. Je faisais maintenant face à un homme bien bedonnant, qui me menaçait d’un taser. Mais il y avait pire encore. Les sirènes de police qui s’approchaient des lieux. Les flics débarqueraient d’un moment à l’autre, et je serais fait comme un rat. Avec un peu de chance ils n’avaient pas encore bouclé le quartier, mais encore fallait-il que je m’échappasse de cette maudite résidence. En tout cas j’ignorais qui clairement quel était l’énergumène qui avait l’audace de braver un interdit élémentaire dans la chaîne alimentaire : ne jamais trop titiller Shiva Bharani. Là, je ne disposais plus de temps pour parlementer comme ce fut le cas avec Jae-Fang. Là il fallait réagir avec urgence et rapidité. Je ne pris même pas la peine de répondre à mon interlocuteur pour tenter de l’intimider ou le convaincre de se retirer. J’étais en mode survie, comme disent les jeun’s.


Il s’agissait là d’une variante de la technique du Bélier de feu pourpre. Et du succès de cette technique dépendant mon salut à court terme. La première chose que je fis, fut un coup du dos de ma main droite, qui avait été durcie à l’extrême, en plein poignet du bras de mon adversaire, afin de le désarmer et faire en sorte que le taser rejoignît le sol. Le mouvement était rapide, restait à voir si le rondouillard avait de bons réflexes face à un assassin professionnel. Puis j’enchaînai avec un coup de poing unique mais dévastateur, lui aussi durci à son paroxysme, qui alla s’écraser en plein plexus solaire. L’effet recherché était similaire à celui d’un coup de marteau porté en pleine poitrine : couper la respiration, renfoncer la cage thoracique, et envoyer l’adversaire à terre avec une douleur inimaginable et une incapacité à respirer, la plupart du temps accompagné par de petits vomissements de sang. Si j’étais débarrassé de ce resquilleur, j’étais libre de poursuivre ma fuite vers le premier muret venu que j’escaladerais pour me retrouver à l’extérieur de la résidence ...

La menace d'un taser ne semblait pas, aux yeux de Shiva, incarner un danger aussi manifeste que celle d'une arme-à-feu ; et sans doute avait-il raison de considérer les choses ainsi. De surcroît, le gardien de la résidence n'était pas spécialement formé à affronter ce type d'esclandres : en règle générale, il devait se contenter de veiller à ce qu'aucune petite frappe ne s'invite dans le périmètre de la résidence privée sans y être conviée... La plupart du temps, en somme, il se contentait de fixer l'écran de ses caméras de surveillance sans servir à grand-chose. Parfois, quelques habitants venaient le chercher pour qu'il puisse les aider à mettre la main sur des effets personnels qu'ils pensaient avoir égaré dans le coin ; d'autres fois, il lui fallait contacter la police lorsqu'une voiture obstruait une des entrées de la résidence. Mais jamais, ô grand jamais il n'avait eu à confronter un assassin sur le point de prendre la poudre d'escampette. Cela expliqua sans doute son manque de réactivité lorsque son vis-à-vis se décida à passer à l'assaut ; une fois désarmé, il n'eut aucune chance de résister aux dons du Vilain qui le toisait et fut éjecté jusqu'à s'effondrer au sol lourdement, d'ores et déjà inanimé. Était-il mort ? Mourant ? Ou seulement inconscient ? Ce n'était manifestement pas une question à laquelle Shiva espérait obtenir une réponse : il se précipita plutôt en direction de la sortie de la résidence et parvint effectivement à escalader un muret qui permettait de se retrouver dans les rues bouillonnantes de la Cité-État. Là, il pourrait promptement constater que les sirènes hurlantes des voitures du police s'approchaient effectivement à vive allure : l'une d'entre elles remontait même la rue dans laquelle il se trouvait, de sa droite jusqu'à sa gauche, où se massaient déjà les forces de l'ordre. La voiture risquait par conséquent de le croiser dans un avenir plus ou moins proche ; en outre, quelques passants semblaient l'avoir vu escalader le muret et échangeaient des regards abasourdis, bien incapables de comprendre quel comportement il leur fallait appliquer face à ce spectacle inédit. Leur hébétement serait sans doute un outil formidable pour Shiva, qui jouirait d'un léger laps de temps avant que quiconque ne puisse prendre une décision.

Fort heureusement, Singapura était un dédale de rues, d'avenues, de passages souterrains et surélevés ; il aurait tôt fait de trouver une artère au sein de laquelle s'engager, tranquillement ou au pas de course, duquel ne proviendrait pas un véhicule des forces de l'ordre élancé à toute allure. Restait que plusieurs témoins l'avaient aperçu, et qu'une voiture de police s'approchait effectivement de sa position : en somme, il allait devoir choisir une posture à embrasser pour essayer, autant que possible, de s'innocenter... ou, bien entendu, de prendre la poudre d'escampette.

Le pauvre diable se retrouva donc ejecté en arrière, après s’être fait lamentablement désarmé par mon premier coup. Le second fut infiniment moins clément avec lui, puisqu’il en perdit connaissance, visiblement. Ce gros sac à patates avait bien mérité son sort après tout. N’apprenait-on pas aux petits singapuriens à ne pas se mêler des affaires des autres ? Repris de vigueur passagère, je grimpai comme je l’avais prévu le premier muret venu, et enfin j’étais en dehors de la résidence. Mais pas sorti d’affaire pour autant. Je venais d’atterrir à l’intérieur d’une rue bondée de monde, où les passants déjà intrigués par le remue-ménage des sirènes de police, le furent davantage en me voyant débouler à leurs côtés, le visage couvert de bandages ensanglantés et d’une écharpe maculé de brun, la couleur du sang séché.

Pas le temps de rester sur place, les badauds avaient les yeux rivés sur moi, et une voiture de police approchait. Dans quelques secondes, ses occupants remarqueraient que je serais le centre de l’attention. Et dans mon cas précis, c’était déconseiller. Je pris la décision de traverser la rue hâtivement, en courant, tant que la voiture était à bonne distance. Je rejoignis quelques dizaines de mètres plus loin une nouvelle rue, bondée de monde. Le tissu urbain et la densité de la population de Singapura seraient ma porte de sortie. Du moins c’est ce que j’espérais …

Il avait, grâce à sa rapide réaction, pu s'éviter bien des corvées : il allait sans dire que les policiers, s'ils avaient eu le loisir de lui mettre le grappin dessus, ne l'auraient pas manqué et se seraient chargés de mettre un terme des plus prématurés à sa carrière de vilains. En l'occurrence, les effectifs ordinaires de Singapura n'étaient pas forcément taillés pour affronter des meurtriers aussi déterminés et professionnels que Shiva n'avait pu l'être, en dépit des quelques maladresses qu'il avait commise dans la précipitation et le chaos du moment... Avant que le fin mot de l'affaire ne soit enfin connu, les enquêteurs risquaient ainsi de tourner en rond un petit bout de temps ; au moins jusqu'à ce que le malfaiteur ne soit officiellement identifié, et jusqu'à ce que des moyens humains et financiers plus conséquents ne soient alloués à sa traque. En somme, il semblait, de ce point de vue, que Shiva n'avait pas grand-chose à craindre dans l'absolu : la foule dense dans laquelle il s'était plongé et à laquelle il se mêlait le protégerait jusqu'à ce qu'il ait réussi à se dégoter une planque, un endroit où il pourrait changer de vêtements, s'occuper un petit peu plus convenablement de sa plaie au visage... A moins, bien sûr, qu'un autre individu ne se soit engagé dans la partie. Un individu qui ne ferait pas partie des forces de l'ordre traditionnel, qui ne chercherait pas à l'arrêter dans les règles de l'art, mais plutôt à l'appréhender avec fougue et virulence. Un civil, sous bien des aspects... un héros, sous une myriade d'autres. Sans le savoir, Shiva venait de s'engager à un petit jeu du chat et de la souris qui risquait bien de lui coûter cher ; car la silhouette qui s'était glissée derrière lui et tâchait de ne pas le quitter des yeux, ce qui était grandement facilité par la carrure avantageuse du meurtrier, savait qu'il lui faudrait tôt ou tard confronter ce hors-la-loi afin de lui faire payer le prix de ses crimes.

Cette silhouette malingre, menue, suivrait Shiva pendant encore un bout de temps ; jusqu'à ce qu'il se retrouve isolé, seul, en fait. Cela pourrait être au bénéfice d'une ruelle, d'un détour, d'un couloir, des toilettes d'une gare... Dans tous les cas, la silhouette surgirait alors, et essayerait de frapper le hors-la-loi par l'arrière, d'un coup de pied en plein dans le côté du genou droit ; un coup vicieux, pas très puissant, certes, mais précis et sec, qui pourrait nuire à la mobilité du criminel et le contraindre à s'affaisser quelque peu. Puis le héros en herbe se reculerait précautionneusement, sachant que son vis-à-vis profiterait de la moindre ouverture pour lui éclater le crâne. Il ne l'avait pas vu faire, malheureusement, et ne connaissait pas exactement la nature de son pouvoir... mais il savait en revanche qu'il valait mieux se méfier des bandits suffisamment courageux, ou stupides, pour agir en pleine journée dans une ville aussi peuplée que Singapura.

Il prendrait ensuite la parole d'une voix ferme et déterminée, mais rendue fluette par son jeune âge.

Les sirènes hurlantes me parurent plus éloignées. Le vacarme ambiant de Singapura était toujours là, mais il semblait bel et bien que ma cavale prenait fin. Au bout de plusieurs minutes de marche accélérée à emprunter des ruelles obscures, des avenues bondées de monde et des galeries marchandes à ciel ouvert, je pouvais penser que j’étais hors de danger. Il était maintenant impossible pour ces flics de pacotille de me mettre la main dessus pour le moment. Je devais quitter cet endroit et fissa. Je laissai les heures passer, jusqu’à ce que la nuit tombât, afin de me fondre encore davantage dans cette fourmilière de béton. J’en avais profité pour me rendre dans une pharmacie et me faire soigner ma joue qui était en piteux état. J’échappai heureusement aux points de suture, mais un bandage de meilleure qualité fut apposé.

Rassuré au sujet de mon faciès, je décidai de quitter la foule urbaine pour de bon, direction mon hôtel. Il fallait que je change de vêtements, et que je fisse les préparatifs pour mon départ, et ce dès le lendemain. Ce contrat m’avait fait une sacrée frayeur et je ne désirais plus qu’une chose : le laisser loin derrière moi. L’hôtel miteux qui me servait de planque pour cette mission, était lové au fond d’une rue crasse, désertée aussi bien par les services publics que par les passants. L’endroit n’était pas recommandable, mais au moins, il garantissait une certaine discrétion. La nuit noire et le filet de pluie qui commençait à écouler rendait l’endroit encore plus lugubre.

Perdu dans mes pensées, je sentis un coup sec et assez fort derrière mon genou droit. Pris de surprise, mon genou se plia sous l’impact, m’imposant malgré moi une position de révérence. Par réflexe, je pivotai autant que je pus, l’avant bras durci à son maximum, et fauchai l’air avec. Mon assaillant avait d’ores et déjà esquivé le coup, il l’avait certainement anticipé. Ce n’était donc pas un rigolo de service. Je me relevai le plus rapidement possible pour faire face à l’auteur de ce coup-bas. Quelle ne fut pas ma surprise de tomber nez à nez avec un gamin plutôt haut en couleurs. Habillé d’une façon particulière, il me pria de le rejoindre pour aller au poste de police le plus proche, car il était … Justice Boy. Seigneur. Le pire venait d’arriver. Un super-héros sur les bras. Et j’aurais bien tort de sous-estimer ce gringalet. Tout le monde savait que des gamins exposés au Naraka pouvaient obtenir des pouvoirs capables de massacrer des dizaines de bonhommes d’un seul geste. J’étais donc sur mes gardes, et un combat allait forcément commencer face à ce justicier local.

– Justice Boy ? C’est pas très original, petit. Je ne tenterai pas de te convaincre de me laisser parce que je pense que je perdrai mon temps, et je l’ai assez perdu pour aujourd’hui. Cependant laisse-moi t’avertir : je ne te ferai aucun cadeau.

Aussi, je passai directement à l’action. Je fonçai en direction du gamin, et durcis l’index de chacune de mes mains pour les pointer en sa direction et infliger une infinité de coups à répétition avec ces derniers. Ces « Index Guns », comme je les nommais, avaient pour objectif de trouer le corps de ce Justice Boy comme un gruyère. Il devait trouver un moyen d’esquiver ou d’encaisser les coups, et surtout de répliquer, s’il tenait à sa vie. Car dans mon esprit, aucun cadeau signifiait aucune reddition, aucune pitié. Et le nom de cette technique d’exécution de mon cru me procurait d’intenses frissons :

Il y croyait, et cela se voyait à l'assurance qui brillait dans son regard ; cependant, il ne semblait pas croire possible que son adversaire se rue dans sa direction aussi promptement, une fraction de seconde après avoir annoncé limpidement ses intentions meurtrières. Quelque peu pris de court, Justice Boy amorça un geste de recul pour se carapater face à la charge virulente de son assaillant avant de se figer. Qu'est-ce que son maître aurait bien pu penser de lui s'il s'était contenté d'esquiver le moindre des coups de cet ennemi-ci ? Ce type n'avait même pas l'air d'être un gros poisson : pour ce que le héros en herbe pouvait bien en savoir, il s'agissait peut-être d'une petite frappe ayant bâclé son premier contrat et s'attendant à ce que tout le monde l'oublie assez naturellement... Non, pour le garnement, il n'y avait qu'une seule chose à faire : demeurer inébranlable, comme son maître le lui avait enseigné, et comme il l'était lui-même en cas de conflit avec un Vilain.
Alors il se campa sur sa position, dans une posture d'une maturité surprenante pour un adolescent tout juste pubère ; puis il érigea ses avant-bras sur la trajectoire des assauts ennemis et enclencha son premier atout. Les gants qu'il portait s'étendirent, dépliant devant lui deux boucliers des plus solides ; ceux-ci lui permirent d'accueillir les doigts solidifiés de Shiva sans avoir à accuser le coup. Pire encore, du point de vue du meurtrier : ils semblaient être suffisamment durs pour pouvoir encaisser ses coups sans en souffrir véritablement. Qu'elle que fut l'identité de ce garnement, il n'était, à l'évidence, pas n'importe qui pour se dégoter du matériel d'une telle qualité.



Malgré tout, Shiva semblait avoir le dessus : son vis-à-vis était contraint à tenir sa position en bloquant la myriade de coups dont on cherchait à lui asséner, et n'avait pas vraiment la liberté de répliquer... en apparence, à tout le moins. Car, bientôt, trois petits orifices apparurent sur le côté de ses deux gants. Un crépitement se fit entendre... puis deux jets de flammes se jetèrent vers l'avant, menaçant d'englober le Vilain momentanément. Le brasier ne serait pas assez vorace et vivace pour prendre sur les vêtements du criminel, certes ; mais ils pourraient néanmoins le gratifier d'un joli coup de chaud, et permettre à Justice Boy de reprendre le dessus grâce à l'effet de surprise.
Si le Bharani montrait effectivement un signe de faiblesse à l'approche de ces deux traits enflammés, le garnement se jetterait au contact de son adversaire et essayerait... de passer entre ses jambes. Dans l'idée, il se redresserait précipitamment dans la foulée pour l'attraper par la taille ; puis il mettrait en exergue toute la force dont recelait son corps encore juvénile pour emporter Shiva vers l'arrière.



Une fois encore, si son offensive fonctionnait, Justice Boy ne perdrait pas la moindre seconde au contact de son adversaire : comme son maître le lui avait enseigné, il se jetterait à l'écart pour éviter une riposte virulente qui risquait de bouleverser le rapport de force. Il ne l'ignorait pas : les vilains étaient prêts à tout pour l'emporter sur les héros. Alors il valait mieux, pour lui, continuer à miser sur la prudence...

Cela faisait des lustres que je n’avais pas rencontré un adversaire à ma mesure, même si dans son style, Jae-Fang avait été un vraie plaie. Alors que mes Index Guns pleuvaient sur mon ennemi, ce dernier déploya à partir de ses gants faits d’une matière métallique, deux boucliers assez résistants pour résister à mes coups de doigts. Une technologie pare-balle qui suffisait pour l’instant à le mettre à l’abri. Mais hélas, ce n’était pas fini. Juste après, deux jets de flammes surgirent de ces mêmes gants, droit en ma direction. Ce fut suffisant pour me repousser de plusieurs pas en arrière, alors que par réflexe je protégeai mon visage en le couvrant par mes bras.

Mais Justice Boy avait déjà contre-attaqué. Il s’était glissé juste derrière moi par je ne sais quel prodige, me saisit par la ceinture et me fracassa au sol en arrière. Malgré notre différence manifeste de poids et de taille, il réussit par miracle à porter son « Justice Suplex », grâce à ma perte d’équilibre. Heureusement pour moi, sa technique ne fut pas aussi fluide et surprenante qu’il l’eût espéré. Et ce, grâce à notre différence de poids et de taille. J’approchai les deux mètres, et lui n’était qu’un nabot. Ce qui m’offrit largement le temps de durcir mon flanc gauche, flanc sur lequel j’avais chuté. Justice Boy se replia, ayant compris qu’il ne fallait pas rester trop près de moi. Pour ma part, je me relevai également. Presque intact, hormis le coup de frayeur dû au coup de flammes du petit justicier.

– Tu as de la ressource, junior. Mais ta technique « Justice Suplex » aurait été beaucoup plus efficace contre quelqu’un d’un poids égal ou inférieur au tien. Tu manques d’expérience, c’est indéniable. Quel dommage qu’il faille te tuer. Je vais devoir te faire des bobos.

Je fonçai de nouveau sur mon ennemi, le poing gauche armé en arrière, prêt à fuser droit vers mon ennemi pour lui asséner un coup à pleine puissance en plein visage. Du moins, c’est ce que je tentais de lui faire croire. Car tout ceci n’était qu’une feinte. J’avais déjà durci mon tibia gauche. C’était lui qui frapperait. Au moment où l’enfant se protégerait le haut du corps de mon poing, ma jambe gauche frapperait de toutes ses forces. Un coup fouetterait l’air, et mon tibia devenu aussi solide que l’acier ferait un impact destructeur en plein dans son flanc gauche. L’objectif était de réduire en miette toutes les côtes de sa cage thoracique (côté droit) et réduire en bouillie un ou deux organes serait également de bon goût. Le nom de cette technique résonnait comme une douce mélodie en moi.

Pour le moment, la danse était à son compte ; mais Justice Boy était largement en mesure de comprendre que la solidité de son vis-à-vis était un problème immense. Ce type n'était pas comme les petites frappes ordinaires ; la dureté de son corps lui permettait de se prémunir de la plupart des chocs frontaux, et ne subir que de menus dégâts des charges répétées du héros adolescent. Pire encore, comme le Vilain le souligna assez justement, leur différence de gabarit n'était pas une donnée favorable pour le héros en herbe... Ce dernier, qui misait beaucoup sur sa force brute pour mener des assauts ravageurs, étaient sans nul doute légèrement moins aguerri sur ce plan que son gigantesque opposant. Mais c'était tant pis : les aléas de la vie de justicier devaient être confrontés avec vaillance, comme son maître le lui avait enseigné.
Il eut envie de répliquer aux propos de Shiva, mais n'en eut pas le loisir : ce dernier fondit dans sa direction avec l'intention ferme de le cueillir... alors le jeune homme répondit-il de la même manière que précédemment. Avant-bras sur la trajectoire de la charge, bouclier déployé, flammes prêtes à surgir pour venir lécher le corps imposant de son adversaire, fermement campé sur ses jambes... il ne s'attendait pas, cela allait sans dire, à ce que l'autre type soit assez malin pour l'induire en erreur. Pour réaliser une feinte assassine et tenter de mettre un coup d'arrêt brutal à cette confrontation. Ce ne fut qu'au dernier moment que le garçonnet héroïque constata son erreur : il avait été trop prévisible dans son attitude défensive, et la jambe qui menaçait de le happer en pleines côtes était trop proche pour qu'il ne puisse l'esquiver. Trop rapide, aussi ; alors il tenta bien de se désaxer pour amortir le choc, en entamant un bond sur le côté et en détournant ses bras pour qu'ils puissent faire front commun, mais tout cela ne fut que partiellement couronné de succès. S'il amortit le choc, effectivement, il n'arriva pas à s'en prémunir complètement : et il fut ainsi projeté avec virulence, jusqu'à s'écraser contre un mur qui le vit retomber au sol en toussant et en crachant.

Le coup de pied de son adversaire, néanmoins, n'avait pas été aussi efficace que prévu. D'une part grâce aux formidables réflexes du héros en herbe ; d'autre part parce que, et le Vilain devait dorénavant être en mesure de le constater, le Naraka Catana avait grandement contribué à densifier le corps et les muscles de Justice Boy. Comme cela arrivait parfois chez les individus sensibles et dotés de pouvoir, le gamin héroïque était plus solide et plus fort que la moyenne ; son seul entraînement rigoureux ne suffisait pas à expliquer qu'il puisse encore être conscient et capable de bouger après un choc tel que celui qu'il venait d'endurer. Il se redressa, pourtant ; bien que piteusement, avec une main sur les côtes. Son regard jetait des éclairs, et la douleur qui pulsait au niveau de son buste devait être intolérable ; mais sa détermination était telle qu'il ne semblait pas encore vouloir capituler.



Malgré ses bravades, il ne repartit pas à l'assaut ; il semblait vouloir récupérer un petit peu avant de reprendre les hostilités. Restait à savoir si Shiva allait vouloir en profiter d'une manière ou d'une autre...

Et malheureusement, une fois encore, mon coup ne fit pas mouche. Au dernier moment, ce sale môme était parvenu à s’incliner sur le coté et se protéger avec ses bras. L’imbécile. Le coup allait lui broyer de toute façon tous les os de ses bras, ce qui était une aubaine pour moi. Justice Boy valdingua un peu plus loin, certainement K.O après la puissance de ce coup. Il ne pouvait pas faire face à un assassin pro… Quoi ? Le voilà qui se relevait. Presque intact. Du moins, son squelette avait été prodigieusement épargné. Quelque chose clochait. Cet enfant était probablement anormal, lui aussi touché tout comme moi par l’espèce de poudre de perlimpinpin qui avait chamboulé le monde sens dessus dessous. En tout cas c’était un coriace de chez coriace. Personne ne s’était relevé de la « Colère du caca du Phénix » jusqu’à présent. Justice Boy fanfaronna une nouvelle fois, arborant un sourire narquois :

– C'est tout ce que tu sais faire, Vilain ?

Il était hors de question de lui laisser reprendre son souffle tranquillement pendant que nous taillerions une bavette. Il fallait l’enchaîner sans prendre la peine d’entrer dans son jeu et se perdre dans une bataille d’invectives et lui offrir ce précieux temps de récupération. Il venait de prendre une sacrée volée, et je me promis à moi même de lui faire manger ses morts, la calotte de ses morts, ainsi que le caveau de ses morts. Je fonçai à nouveau sur lui, soumettant mes jambes à une explosivité et une vitesse de course fulgurante. Ayant une posture plus agressive que lui pendant ce combat, je me demandais bien comment il allait se remettre de ce nouvel assaut, peut-être le dernier. Cette fenêtre d’action m’était précieuse, car je ne lui avais pas laissé le temps de se remettre de ma technique précédente.


Une technique parfaite d’assassinat, létale, conçue pour tuer dans l’immédiat ou dans une courte période. Elle était semblable à celle du Lotus écarlate, car elle aussi reposait sur l’utilisation des Index Guns. J’avais durcis mes index à leur maximum, capables désormais de percer la chair, les muscles et les os comme du beurre. Sauf qu’ici, au lieu de faire pleuvoir des coups sur l’adversaire de manière aléatoire en espérant le toucher, je visais cinq points particuliers de son corps à la suite, à vitesse élevée. Ces cinq points étaient des points vitaux, d’où la dangerosité d’une telle attaque. Tout d’abord le front, afin de transpercer évidemment son cerveau, puis sa gorge afin de lui faire perdre une quantité formidable de sang, puis le coeur, un des deux poumons (dont l’objectif était de causer une importante hémorragie à l’intérieur de celui-ci), et en dernier le foie. Un organe indispensable et irremplaçable. Pendant que j’exécutais la technique mortelle, une partie de moi-même se demandait de quelle façon Justice Boy allait se tirer de ce pétrin ...