Il fanfaronnait, certes ; il ne se berçait pourtant d'aucune illusion. Il savait qu'il était dans de beaux draps. Avait-il sous-estimé son vis-à-vis ? Cette lutte était-elle trop âpre pour lui ? S'agissait-il d'un obstacle insurmontable ? Son mentor avait lourdement insisté : il était encore trop frêle, trop inexpérimenté pour traquer des vilains seuls. La tentation s'était faite irrépressible... et voilà qu'il devait en assumer les conséquences, en solitaire. Personne ne surgirait pour lui sauver la mise : il s'en était assuré, brouillant les pistes pour que nul ne soit en mesure de comprendre vers quel bourbier il s'était élancé. Il avait espéré, secrètement, tomber sur un fripon de bas étage dont il pourrait rapidement régler les comptes ; puis il avait suivi la piste de ce hors-la-loi en devinant que c'était lui qui fuyait les voitures de police qu'il avait vu surgir dans les rues, sirènes hurlantes... Il aurait sans doute mieux fait d'appeler du renfort. Ou de mener l'enquête discrètement. Avec un petit peu de chance, ce malfaiteur ne lui aurait pas prêté la moindre attention en le voyant passer près de lui ; il n'était en apparence qu'un jeune ado comme un autre, dans les faits.
Alors quoi ? Qu'elles étaient les alternatives, maintenant qu'il se trouvait dos au mur ? La victoire semblait inaccessible, dorénavant. Il aurait peut-être pu prendre l'ascendant s'il avait cherché à surenchérir suite à son supplex ; avec un petit peu de prudence, il aurait pu maintenir la pression sur son vis-à-vis sans s'exposer outrancièrement à une riposte sanglante. Briser le contact avait été prématuré, et avait complètement annihilé l'effet de surprise dont il jouissait jusqu'alors. Ce n'était pas judicieux.

La fuite. Il devait tout mettre en œuvre pour se carapater. Une fois qu'il aurait réussi à prendre la tangente, il aurait toute latitude de contacter son mentor pour lui apprendre tout ce qu'il avait réussi à récolter comme informations au sujet de ce malfrat. La nature de son don, à titre d'exemple, leur servirait lorsqu'ils réussiraient à lui mettre le grapin dessus une fois de plus... Oui, il devait s'enfuir : mais il imaginait sans peine que son adversaire ne l'entendrait pas de cette oreille. Ce type avait l'air violent à souhait, brutal, du genre à ne laisser aucune seconde chance à ses proies : en d'autres termes, s'il voulait survivre à cette confrontation, Justice Boy allait devoir le mériter.

Alors que son assaillant fondait dans sa direction pour recommencer à le harceler de coups tous plus mortels les uns que les autres, le jeune homme frappa ses gants l'un contre l'autre ; les deux plaques de métal s'unirent momentanément, puis se décrochèrent de ses poings. Un bouclier : voilà ce qu'il parvint à brandir sur la trajectoire des index ennemis. Les deux premiers coups furent complètement bloqués ; le troisième, en revanche, lui stria les côtes lorsqu'il voulut se jeter sur le côté pour s'échapper, comprenant au dernier moment que son épuisement et la douleur qu'il ressentait encore limpidement ne lui permettaient guère ce type de mouvements excessifs et explosifs. Cette même douleur pulsait encore quand il ramena son bouclier à hauteur du doigt assassin ; ce dernière frappa, ripa sur la plaque en acier, vint mordre l'épaule du jeune homme qui grogna son inconfort mais conserva la tête froide. Et déjà son ennemi revenait à la charge, menaçant de lui infliger une blessure fatale... Sans capituler une seule seconde, Justice Boy enclencha le dispositif incendiaire de ses gants-boucliers ; celui-ci répandit en direction de Shiva un trait de flammes impressionnant, mais toujours aussi peu virulents que le précédent. Dans les faits, le hors-la-loi n'était pas en danger... mais le jeune héros, lui non plus, n'était plus à portée. Et pour cause : ce jet de flammes, plus condensé que jamais, lui permit de se projeter vers l'arrière jusqu'à cogner le mur qui se dressait à quelques pas de là. Une quinte de toux l'ébranla, mais il ne s'autorisa aucun répit, cette fois-ci : il se redressa et se mit à courir en direction de la sortie tout en plongeant sa main gauche dans la petite sacoche brune qui pendait à sa ceinture. Il s'empara d'une poignée de makibishi, mais ne les jeta pas tout de suite en direction du criminel : il voulait les conserver caché encore un peu, jusqu'à ce que le type ne commence justement à se ruer droit vers lui. Il savait que ce vilain était capable de se rendre solide, alors quelques chaussetrappes ne suffiraient pas à inquiéter conséquemment sa mobilité : le héros en herbe devait, par conséquent, miser sur l'effet de surprise. Aussi se contenterait-il d'attendre que l'autre type ait avalé plusieurs mètres avant de jeter ces petites armes tranchantes à ses pieds ; tout en continuant à courir, bien sûr, pour tenter d'atteindre la sortie au plus vite et de s'en retourner en pleine rue.

Sidérant. Ce petit « Justice Boy » s’en était encore sorti miraculeusement. Mais pour bénéficier d’autant de miracles à la fois, nul besoin d’être touché par la grâce, le gamin était doué, cela ne faisait aucun doute. Et l’espace d’un instant, c’est ce qui m’effrayait. Grands dieux. Que deviendrait-il une fois adulte, si déjà à cet âge, il était capable de me résister à moi ? Ce petit était dangereux, bien trop dangereux. Il fallait l’éliminer tout de suite, éradiquer tant qu’il était encore temps mes potentiels futurs adversaires. Tout ceci me conforta dans mon idée : hors de question de le laisser fuir. Il devait mourir.

En tout cas, ce fut grâce à ses gadgets, et en particulier un bouclier capable de résister aux Index Guns, qu’il s’en sortit avec une vilaine éraflure sur les côtes et un trou dans l’épaule, qui eût dû se loger ailleurs en temps normal. Avant que mes deux derniers coups ne le touchassent, il réitéra un coup habile avec son lance-flamme. Encore une fois, son utilisation eut pour effet de me repousser avec un un simple coup de chaud, mais en même temps, Justice Boy s’en était servi comme propulseur, pour s’éloigner de plusieurs mètres. La fuite, la fuite. Tout ceci devenait agaçant. L’enfant se mit à détaler en direction de la rue principale, sa seule échappatoire à ce combat auquel il avait renoncé. Ce qui était loin d’être mon cas. Je durcis l’entièreté de ma main droite et enfonçait mes doigts dans le mur le plus proche de moi. J’en retirai un morceau de parpaing aussi gros que la paume de ma main. Et immédiatement, j’enchaînai.

– Prends ça, petit con.

L’école de Baseball : Home Run !

De toutes mes forces, je lançai mon projectile en direction de Justice Boy. Idéalement, j’avais visé le sommet de son crâne pour le lui ouvrir, mais vu à la vitesse où il allait, rien n’était sûr. Peut-être que mon lancer allait d’une manière ou une autre le ralentir, l’étourdir ou dans le meilleur des cas le faire tomber au sol. Dans tous les cas, je n’attendis pas de voir si ma cible avait été touchée quelque part, je m’élançai droit vers Justice Boy, prêt à durcir la partie de mon corps adéquate pour le faire taire à jamais. J’avais encore quelques secondes pour réfléchir à la manière dont j’allais lui ôter la vie ...

Le contact était rompu ; le vilain se trouvait momentanément distancé ; les pavés défilaient sous sa silhouette ensanglantée tandis qu'il bondissait énergiquement jusqu'à la rue la plus proche. Il lui fallait encore quelques efforts, quelques enjambées pour réussir à se tirer de ce bourbier, mais il avait le sentiment d'avoir fait le plus dur ; en se détachant de son adversaire et en parvenant à bondir à quelques mètres de lui, il s'autorisait un répit que le gigantesque hors-la-loi n'était initialement pas disposé à lui octroyer. En outre, ce gars n'avait jamais montré de compétences particulières lui permettant de l'atteindre à distance. Quand il avait sonné la charge, il avait toujours veillé à se rapprocher aussi promptement que possible du héros en herbe : en d'autres termes, il était probablement incapable de le vaincre sans miser sur le close combat. Ses pouvoirs, également, donnaient à Justice Boy l'impression qu'il était taillé uniquement pour les combats rapprochés ; il avait l'air de pouvoir se solidifier à l'envi...
Il était évidemment un adversaire hors de la portée du héros débutant, et celui-ci n'était plus en mesure de l'ignorer. Quelques passes d'armes seulement avaient suffi à son ennemi pour reprendre l'ascendant, et voilà qu'il considérait que la fuite était la plus saine et la plus sécuritaire de ses options... son mentor risquait de le sermonner longuement lorsqu'il aurait enfin réussi à se tirer de ce faux pas. Ce n'était pas la première fois que Justice Boy manquait cruellement de sagacité, pour sûr, mais les talents octroyés par la Naraka Catana lui avaient toujours permis de s'en sortir sans encombres. De manière générale, il savait ses facultés physiques bien supérieures à celles dont disposait le commun des mortels... mais du commun des mortels, cet ennemi-ci ne faisait évidemment pas partie. Lui aussi avait obtenu un don conséquent lorsque le nuage de poussière s'était abattu sur Moderna. Lui aussi faisait partie des surhommes... Ce qui le rendait, pour sûr, encore plus redoutable en tant que vilains. Fort heureusement, grâce aux renseignements que Justice Boy venait tout juste de récolter à son sujet, son mentor serait largement en mesure de lui barrer la route et de l'expédier derrière les barreaux : cela n'était, à n'en pas douter, guère plus qu'une question de jours.

Il n'était toutefois pas suffisamment sot pour perdre son adversaire de vue, même si, dans l'absolu, il considérait d'ores et déjà s'être tiré d'affaire ; ainsi, lorsqu'il constata que Shiva s'emparait d'un pan de mur tout entier pour le projeter dans sa direction, le jeune homme comprit qu'il n'était peut-être pas totalement tiré d'affaire. Sans vraiment prendre le temps d'interrompre ses cavalcades, il interposa fébrilement son bouclier au niveau de l'arrière de son crâne, qui semblait être la cible de ce jet virulent. Il parvint certes à bloquer le projectile rocailleux, mais il fut à cet instant foudroyé par une vague de douleur insoutenable, si dévorante qu'elle manqua de lui faire tourner de l'œil ; elle provenait bien sûr du trou que le hors-la-loi avait creusé dans son épaule un petit peu plus tôt. Son buste ainsi malmené par une vague d'inconfort lui fit manquer un appui ; il chavira sur le côté et s'effondra lourdement, glissant et roulant sur deux ou trois mètres avant qu'un mur ne vienne le cueillir sèchement pour l'immobiliser avec fracas. Dans une situation plus que précaire, Justice Boy remarqua qu'il avait, dans le chaos de sa chute, malencontreusement relâché son bouclier fétiche. Ce dernier, à quelques pas de là, entre lui et Shiva, semblait trop éloigné pour être accessible ; à moins, bien sûr, que le jeune homme ne fasse le choix de s'en retourner au combat, malgré son état des plus piteux.
A demi-avachi contre un mur, donc, le jeune apprenti héroïque entreprit de se redresser ; mais la douleur, encore elle, et le sentiment de désorientation qui venait de succéder à sa chute brusque allaient sans doute conférer à Shiva un léger avantage...

Le super héros en herbe, ou plutôt en chiendent vu l’état dans lequel il se retrouvait, eut encore l’insolence dans sa course de se protéger de mon mortel projectile en s’abritant sous son satané bouclier. Mais heureusement pour moi, pour une raison que j’ignorai encore, après ce fameux geste, Justice Boy se cassa littéralement la gueule contre le sol. Il tenta de se relever rapidement, mais effectua quelques pathétiques roulades qui le fixèrent à terre, et l’entraînèrent péniblement contre un mur. Portant la main à son épaule perforée, je comprenais maintenant le pourquoi du comment. La blessure venait de le ramener à une douloureuse réalité : être un véritable super-héros était dangereux. Pour ma part, je décélérai. J’avais beau compris qu’il était dans mon intérêt de le tuer, mais il était inutile de le tourmenter comme un porc à l’abattoir. Cet adversaire avait été digne, et méritait tout le respect que je lui devais malgré tout.

Je devinai au regard désabusé de l’enfant qu’il dirigeai vers son bouclier, qu’il eût aimé l’avoir avec lui en cet instant fatidique. Peut-être les derniers moments pour lui dans ce monde sale et puant. Rien n’était acquis. Quelle horrible leçon pour Justice Boy. Sur le chemin, je shootai en plein dans le bouclier, le faisant glisser dans la direction opposée à mon adversaire. Le voilà qui était définitivement hors de portée. Puis, durant les quelques dernier mètres qui me séparaient de lui, je déclamai ses quelques paroles.

– Nous ne sommes pas des bêtes, Justice Boy. On jouait à un jeu merdique, mais tout porte à croire que tu as perdu, malheureusement. Ton épaule te fait mal ? J’aurais dû lubrifier mon doigt avant la pénétration, tout le monde sait que ça fait moins mal. Arf, je crois bien que c’est pas de ton âge. Oublie ce que je viens de dire.

Seuls deux mètres nous séparaient désormais. Mon index gauche était désormais aussi solide que l’acier, prêt à frapper, prêt à faire son office pour de bon. Mais quelque part, cet ennemi honorable et courageux me faisait de la peine. Impossible de me dérober à ma besogne. Si je l’épargnais maintenant, il reviendrait plus fort et plus dangereux.

– Si ça peut te consoler, petit, c’était un bon combat, ça oui. Quelle sale journée. J’essaierai de ne pas trop t’abîmer, tu sais pour … enfin pour ta famille, quoi. T’as un nom ? Des proches ? Bordel mais qu’est-ce qui t’as pris de … Merde. Merde, putain, t’aurais dû rester bien sagement chez toi à jouer à World of Craftwar ou une autre débilité de ce genre, j’en sais rien. Le monde des adultes est tout pourri.

Je bafouillai un peu, mais résolu à frapper dès que je pourrais. Ce n’était pas de gaieté de coeur que je tuais quelqu’un qui ne figurait pas sur un contrat, et qui était de surcroît un pauvre gamin. Malgré tout je restai sur mes gardes. Le justicier n’était pas encore tout à fait hors jeu. Restait à savoir s’il acceptait sa défaite ou s’il se battrait jusqu’au bout. Tout était encore possible.

Il était piégé comme un rat. Son impuissance, la douleur qui lui mordait l'épaule et son bouclier, éjecté à plusieurs mètres de là par le pied précautionneux de Shiva contribuaient le placer complètement à la merci de son intraitable vis-à-vis. Ce dernier prit le parti de ralentir un petit peu le rythme à mesure que l'évidence était de plus en plus insoutenable, pour l'un comme pour l'autre des deux combattants. Cet affrontement allait devoir coûter la vie à l'un d'entre eux, selon toute vraisemblance... à moins, bien sûr, qu'une lumière inestimable et inespérée ne surgisse à la faveur d'un élément désarçonnant, ou d'un retour à l'humanité de la part du criminel sanguinaire.
Ce sur quoi Justice Boy lui-même sembla miser, l'instant plus tard ; par conviction, peut-être, par détresse ou désespoir, plus probablement.



Physiquement, il était déjà plus dangereux que bien des hommes ; il était véloce, réactif, puissant, précis. Son corps avait été forgé, bien forgé, et dûment amélioré par la poudre de Naraka Catana qu'il avait ingérée pendant son enfance ; quant à son attirail, il était encore trop peu redoutable en tant que tel, certes, mais il était suffisamment sophistiqué pour laisser présager un avenir riche en hauts-faits pour ce marmot des plus prometteurs. Shiva était pertinent dans son analyse, sans l'ombre d'un doute : s'il laissait à Justice Boy le loisir de continuer à gravir des échelons, il allait sans dire que celui-ci finirait par devenir, aux yeux de la population de Singapura, un héros d'une envergure majeure. Un justicier capable de veiller sur les intérêts de la veuve et de l'orphelin, une lueur d'espoir pour toute une ville, pour toute une île, face aux hors-la-loi de tous les horizons.
Parfois, tout ne reposait que sur un choix. La voix brisée de l'adolescent laissait entendre qu'il l'avait bien compris, lui aussi.

– Attends... attendez ! Me faites rien ! Pitié, j'oublierai tout, je... je dirai à mon mentor de vous laisser tranquille ! Je veux pas... je veux pas mourir !

Il est toujours difficile de regarder dans les yeux quelqu’un qui vous implore de le laisser en vie. Je savais quel était le dilemme qui me tiraillait, aussi je tentais de trouver la solution à cette fâcheuse situation malgré tout. Je courrais un énorme risque si le laissais repartir ainsi, mais d’un autre côté, il était cruel d’exécuter ce bambin qui n’avait même pas encore atteint l’âge de raison. Que deviendrait-il dans dix ou quinze ans ? Sûrement voudrait-il me retrouver pour me mettre en charpie. Et d’ici là, son pouvoir serait sans commune mesure … Et puis il y avait ce « mentor », qu’il venait de mentionner. Je ne pouvais pas le laisser sur ma piste … Quelles solutions avais-je ? L’assommer et réduire ses jambes en bouillie ainsi que ses mains afin d’en faire un estropié pour le restant de ses jours ? Qui me dit que le mentor n’en tiendrait pas rigueur et ne jurerais pas ma perte ? Ou bien fallait-il que je le rende inapte à communiquer … Le lobotomiser était carrément en dehors de mes compétences et un tel sort était encore plus cruel. Non, il n’y avait vraiment rien à faire pour cet enfant. J’étais droit devant lui, les yeux perdus dans le vide. Tragique conclusion pour un simple contrat.

– Adieu, Justice Boy. Tu as le droit de me haïr et de me maudire de là où tu seras.

Je bandai mon bras, l’index raide et solide comme une tige d’acier. D’un coup, l’Index Gun fusa en plein front de mon noble adversaire. Le doigt pénétra la fine peau, transperça la boîte crânienne et dévasta le jeune cerveau du justicier en herbe. Je le retirai immédiatement, non sans arracher le plus de matière gélatineuse que je pusse, afin d’assurer des lésions mortelles. Justice Boy expira, une toute dernière fois, et de mon côté, je regagnai au plus vite ma chambre d’hôtel.

Une fois à l’intérieur, je m’effondrai sur mon lit, satisfait d’avoir quand même esquivé une partie du personnel. Un personnel probablement véreux vu la partie désertique du quartier. Ces gens-là ne diraient rien à la police pour sûr. Enfin je crois. Je me jetai sur mon smartphone, pour réserver les billets d’avion salvateurs qui m’extirperaient au plus vite de cette damnée cité, quelque fût la destination. Puis je me relevai et me regardai dans la glace. Je n’y vouais qu’un colosse au visage rafistolé par de la gaze et du sparadrap imbibés de sang, une écharpe elle aussi rougie par l’hémoglobine, un bonnet à moitié cramé par les jets de flammes de Justice Boy, et une tenue noircie, couverte de petites tâches de sang. Je veillerais à me débarrasser au plus vite de ces fringues avant mon départ pour l’aéroport. Je me déshabillai et constatai la balafre malencontreuse provoquée par Jae Fang. La seule chose que je pus dire à mon reflet fut la suivante.

– Shiva, tu es un idiot.

Et entièrement nu, je fis pris d’une rage. Mes poings solides comme le métal se mirent à piloner la glace, coupable de renvoyer un reflet qui ne me revenait pas. Je tambourinai encore et encore. Le verre provoqua un fracas terrible, mais rien ne pouvait soulager ma frustration. Une minute plus tard, le proprio vint tambouriner à son tour ma porte, réclamant de savoir l’origine de ce boucan. En guise de réponse, il eut une liasse de billet qui lui permettrait d’acheter au moins trois nouveaux miroirs. Pour ma part, je m’endormis dans une torpeur terrible. Et le lendemain, quand je regardai la ville s’éloigner depuis l’hublot de mon avion. Un soulagement me gagna. Puis revint à la charge la culpabilité d’avoir mis à mort un enfant. Pour combien de temps ?

Son sang n'avait fait qu'un tour.
Il avait bondi sur sa moto, l'avait enfourchée, avait démarré en trombe en rugissant à son interlocutrice de lui donner son adresse immédiatement. Elle avait obtempéré, alors il avait commencé à sillonner les routes à la hâte, en serpentant entre les voitures dont il maudissait la lenteur, en grillant les feux rouges dont il abhorrait l'immobilité coite, en adressant force injures aux forces de l'ordre qui tentaient vainement de lui sommer de ralentir. The Impaler n'avait jamais été homme à se soumettre à la loi d'autrui. Le nuage de Naraka Catana, dans sa vie, avait été une aubaine : parce qu'il lui avait permis de s'élever bien au-delà des masses, de se rendre utile à la société, d'avoir un impact considérable sur le cours de sa propre existence. Il y avait eu un avant et un après. Comme il avait eu un avant et un après Elena ; elle avait été la première apprentie qu'il avait choisi de prendre sous son aile, après tout.
D'autres avaient suivi, mais il avait un lien unique avec elle. Elle était sa favorite, sa fille aînée. Aucun parent ne l'admettait, bien sûr... Mais pour The Impaler, la hiérarchie était assez nette. Elena était première ; Arthur, lui, se trouvait en deuxième position. Juste derrière elle. Parce qu'il était impétueux, parce que son pouvoir était étrangement similaire à celui de The Impaler, parce que ce dernier s'était comme confronté à son soi d'autrefois lorsqu'il avait croisé la route de ce jeune ado à la bonne volonté évidente.
Alors, lorsqu'Elena lui avait, en larmes, adressé ces quelques mots, son sang n'avait effectivement fait qu'un tour. Comment aurait-il pu en être autrement ?



Une rue, puis une autre ; il les sillonna à vive allure, allant jusqu'à se frayer un chemin entre les piétons qui s'étaient aventurés sur le passage sans se soucier de rien. Puis il glissa, longtemps, vigoureusement, avant de repartir brusquement dans une rue perpendiculaire à l'avenue qu'il arpentait jusqu'alors. Quelques pâtés de maison plus tard, il perçut enfin les bandeaux de police installés pour délimiter la zone de crime ; son cœur manqua un battement, il pila, manqua de perdre le contrôle de sa véhicule, s'immobilisa à deux pas d'une voiture de laquelle surgit un agent ventripotent, lequel eut l'audace de tenter de lui barrer la route.



Il le repoussa sans ménagement, le renvoyant sur le siège de son véhicule d'une bourrade énergique ; puis il sauta au-dessus de son capot et se précipita en bousculant les derniers représentants des forces de l'ordre qui daignaient encore lui barrer la route. On comprit finalement qu'il était un proche de la malheureuse victime lorsqu'il se figea en apercevant sa silhouette affalée contre un mur ; le sang et la cervelle répandus à même le sol ne mentaient pas, ne pouvaient pas mentir.
Arthur, Justice Boy, avait été sauvagement assassiné.
On avait brisé sa jeunesse, ses espoirs, sa vie, son insouciance, son insolence. On avait fracassé tout cela au moment même où on avait fracassé son crâne ; et on avait pulvérisé la joie de vivre de ses proches en même temps que sa matière cérébrale. Elena se jeta sur The Impaler et se rua contre son torse ; il ne trouva même pas la force de lui offrir une étreinte. Il demeura là, les bras ballants, la mâchoire lâche, les yeux dans le flou, à contempler l'expression de pure frayeur qui avait irrémédiablement marquée le visage d'Arthur, en l'accompagnant jusque dans l'autre monde.
Cette maudite expression qui le dévisageait plus encore que la gigantesque balafre par le biais de laquelle on avait mis un terme cruel à son existence.





Il eut l'intention de se rapprocher d'elle pour la saisir par le col ; avec sa corpulence impressionnante, puisqu'il dépassait allégrement les deux mètres, il savait qu'il n'aurait aucun mal à la soulever d'une bonne vingtaine de centimètres pour agrémenter ses questions véhémentes d'une pression physique colossale. Elena l'en empêchant, toutefois, en demeurant lovée contre lui ; puis elle l'implora de retrouver son calme de sa voix tremblante.



Il se racla la gorge, et cracha aux pieds de l'officielle ; cette dernière, décontenancée, l'affronta du regard tandis qu'il revenait à la charge.