Un visage crispé, déformé par une concentration assez rare chez Adriel, qui venait de cracher ces quelques mots de manière incisive.



Tout le contraire de son jumeau, qui affichait quant à lui un sourire des plus radieux, bien plus insouciant, presque moqueur, de quoi horripiler un peu plus son frère.

La raison de cette soudaine rivalité ? Leurs deux téléphones portables, tenus en mode paysage dans leurs mains habiles dont les doigts ne cessaient de pianoter frénétiquement sur les écrans. Un duel qui dura encore une dizaine de secondes avant d’aboutir à une finalité qui s'inscrivit en toutes lettres sur leurs téléphones.



Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis l’altercation entre Saiful et ses sbires et Abaris et ses deux nouvelles amies. Et personne, après les entrevues que le jeune Hongjing avait eues avec ses deux professeurs, n’avait souhaité ramener le sujet à la surface, peut-être à cause du statut de caïd de Saiful. Personne, à part les jumeaux Yeo, qui s’étaient rapidement enquis de l’état de leur nouvel ami, avant d’exprimer un certain intérêt quant à son courage et son audace de s’être mis à dos Saiful et sa clique dès ses premiers jours à l’Académie Wong. Personne, et surtout pas Lim Chan, qui s’était faite extrêmement silencieuse quant à son noble et pieux voeu de protéger son camarade de classe. Les autres prenaient-ils Abaris comme une simple victime de l’ire du trio et qui n’avait rien pu faire ? Peut-être, les quelques rumeurs relatives à cette question avaient été bon train dans les deux sens possibles. Toujours est-il qu’on s’était bien gardé d’exprimer un avis, qu’il soit positif ou négatif, à haute voix en présence de l’étudiant concerné.

Les frères Yeo attendaient en ce nouveau jour de repos estudiantin certains de leurs camarades de classe devant l’entrée d’un café situé au pied d’un grand immeuble, en dehors de l’enceinte de leur précieuse Académie. Un café qui avait la cote auprès des jeunes gens dans le quartier où il se trouvait, de quoi permettre de bavasser avec un peu plus de légèreté et de décontraction ailleurs que dans le cadre de leur prestigieux campus.

Ils avaient donc convié à leur charmante compagnie Hazel, qui rejoignait régulièrement la fratrie mais également Claude et Abaris. Quant à savoir qui viendrait ou qui ne viendrait pas, seuls les principaux concernés encore aux abonnés absents avaient la véritable réponse.

Ils tapotaient encore fiévreusement les écrans tactiles de leurs téléphones portables quand la discrète silhouette du Hongjing vint à leur rencontre. Ils lui jetèrent un rapide coup d’oeil, avant qu’une nouvelle fois, Adrian ne jubile devant la mine défaite de son jumeau. Cette fin de partie leur permit de se concentrer sur le nouvel arrivant et de marquer son arrivée un peu plus convenablement en répondant à ses salutations vocales.



Et une balle perdue, une. Ils n’arrêtaient jamais de se taquiner, en particulier quand ils n’avaient aucune autre cible pour leurs innombrables frasques. Ces deux terreurs avaient dû mener la vie dure à nombre de leurs anciens camarades de classe au cours de leur parcours scolaire, sans nul doute. Arriveraient-ils à gagner en sagesse et maturité avant leur remise de diplôme ? Il fallait espérer, sans quoi bon nombre de leurs futurs collègues, s’ils survivaient à leur première expédition sur Antiqua, les trouveraient très probablement insupportables.

A moins que ce premier voyage dans les terres de ce continent mortel sur bien des points ne se charge lui-même de les changer, d’une manière ou d’une autre… Ils ne seraient pas les premiers, après tout, à s’y aventurer avec un peu de légèreté, un brin d’insouciance qu’ils conservaient du fait de leur jeune âge et à en ressortir grandis, changés, plus adultes, s’ils arrivaient à en revenir.



Adriel finit par lever les yeux au ciel avec une moue sur le visage, mettant fin à leur jeu oratoire avant de mettre les mains dans les poches de son sweat à capuche en signe de capitulation. Il se tourna ensuite vers le mélomane fraîchement arrivé, souhaitant visiblement passer à autre chose.



Une question empreinte de curiosité inquisitrice, mais peut-être aussi d'un brin de discrète inquiétude, qui devait prendre naissance suite à la dérouillée qu'avait subi leur jeune ami face à Abyan. Certes, il semblait aller particulièrement bien en ce jour, même plus éclatant, plus lumineux qu'avant mais peut-être était-ce une simple façade. Abaris n’avait jamais été perçu comme un boute-en-train énergique depuis son arrivée du point de vue des deux frères. Il s’était même révélé particulièrement craintif les premières minutes de leur rencontre, et l’un comme l’autre ne pouvaient nier qu’il semblait plus sûr de lui aujourd’hui. Plus en confiance.

L’étudiant aurait une vingtaine de secondes pour répondre à cette question, avant qu’Adrian ne coupe cette conversation naissance en levant son bras dans un ample geste de salutation, tout en s’exclamant :





Leur grand camarade traversa prudemment et calmement la route pour les rejoindre, semblait faire fi des grands geste énergiques d’Adrian à son encontre.



Laconique et hésitant, comme toujours.

Ils étaient maintenant quatre devant les portes de ce café, qui semblait, depuis l’extérieur, quelque peu rempli par des individus d’à peu près leur âge. Restait encore à attendre un autre de leurs camarades convié qui, pour l’instant, ne pointait pas le bout de son nez.

La réponse d’Abaris, pourtant courte et simple, fut suivie d’un simple silence de la part des jumeaux. Aucun des deux ne s’était attendu à cette timide explication. Mais elle s’inscrivait pourtant dans une logique cohérente avec les événements au gymnase dont le Hongjing avait été l’un des acteurs : le gap qui existait entre lui et Abyan semblait bien lui avoir donné une détermination à laquelle on ne serait pas attendu en le voyant lors de son premier jour à l’Académie Wong… Ce qui entraîna un sourire sincère sur le visage d’Adriel alors que son frère s’intéressait plutôt à l’arrivée d’Hazel.



Les Yeo ne perdaient jamais le nord. Un talent pratique, certes, mais qu’ils ne mettaient en valeur que lorsqu’il s’agissait de faire des bêtises, vraisemblablement. Ils avaient, bien sûr, irrité naïvement les mauvaises personnes par le passé, et s’étaient faits tabasser en guise de punition. Ils avaient aussi appris de ce genre de situation, de leurs erreurs, ce pourquoi ils n’auraient jamais cherché à tester l’humour de Saiful - qu'ils imaginaient sans peine très éloigné du leur, s’il n’était pas inexistant. Cependant, cela ne les empêchait pas de s’en prendre parfois à des inconnus, comme Abaris et Claude, même s’il y avait eu peu de chances, en un contre deux et au vu de leurs gabarits, que les deux frères aient pu se prendre une déculottée spectaculaire face à leurs deux nouveaux camarades de classe. Alors avoir un coup de main d’un ami pour les sortir d’une situation délicate, cela ne pouvait être que positif, évidemment.

Mais ce n’était malgré tout pas pour compter sur la force du mélomane qu’ils avaient pris le parti de l’intégrer à leur petite bande, tout comme le Wong qui brillait encore par son absence. Non, c’était bien plus simple, parce qu’il était sympathique, déjà, et aussi parce qu’il restait un jeune homme simple, capable de ne pas prendre la mouche quant à leurs frasques et à même de rire timidement de certaines, sans aucun doute. De quoi les laisser briller pleinement et essayer d’épater la galerie le plus souvent possible.

Quatre personnes sortirent du café, et deux autres entrèrent, s’accaparant momentanément l’attention visuelle d’Adrian.



La fin de la phrase d’Adriel fut écrasée par une exclamation, presque hurlée, ne provenant d’aucun d’eux mais bien prononcée par un étudiant aux cheveux blonds qui courait comme un dératé en ligne droite dans leur direction, utilisant allègrement son pouvoir pour aller plus vite que la normale. Claude maîtrisa son allure pour finir par s’arrêter devant ses quatre camarades et reprendre son souffle pendant quelques secondes.





Iel, dans le même temps, sortit une main de ses poches pour la tendre en direction du Wong dans le but de le saluer d'une poignée de main, avec un sourire bien plus ravi que celui qu’arborait son frère.

Il n’avait fallu qu’un bref contact entre leurs deux paumes et sans doute un peu trop de naïveté de la part de Claude pour qu’Adriel se départisse de son sourire pour devenir hilare. Au creux de sa main, un gadget de farces et attrapes offrant une petite décharge électrique à qui avait la malchance de toucher le mauvais côté…



Le Cheng avait bien trop l’habitude de leurs frasques pour les en dissuader. Il s’y était essayé, au début, de façon timorée, et il s’était heurté à un mur. Raisonner les jumeaux sur leur conduite, parfois peu respectable envers autrui, était un défi que personne n’avait véritablement réussi pour l’instant. Alors il se contentait de réparer ce qu’il était en mesure de réparer, depuis.



Claude jeta un regard au farceur oscillant entre l’agacement et la petite stupeur, avant de se tourner vers le Hongjing, pour peut-être, essayer de faire oublier la situation ridicule qui venait de se produire, sans véritablement être en colère contre les Yeo en apparence.



A nouveau, la porte du café s’ouvrit pour laisser passer des silhouettes inconnues mais relativement de leur âge. Hazel en profita pour pointer mollement l’entrée du doigt avant de faire remarquer :



Ils reprenaient le devant de la scène, ils tiraient de nouveau à eux l’attention des autres. A croire qu’ils étaient nés comme ça, nés pour être le centre de leur petit monde.

Les Yeo choisirent donc de mener la petite troupe à l’intérieur de l’établissement. C’était un café spacieux, lumineux de par les multiples baies vitrées donnant sur la rue, confortable au vu du nombre de banquettes moelleuses imbriquées dans un agencement laissant des passages faisant office de couloirs fluides entre différents îlots de tables, comme dans les diners vintages qui sévissaient encore en Moderna. Dans un coin près du comptoir se trouvaient même un billard et un babyfoot, tous deux occupés par de jeunes gens.

Après un coup d’oeil environnant des camarades d’Abaris, leur indiquant que les tables étaient pour l’essentiel déjà prises et que leur choix était ainsi restreint, ils optèrent pour une table avec deux banquettes, accolées à l’une des grandes vitres donnant sur la rue dans laquelle ils s’étaient donnés rendez-vous, elles-mêmes dos à d’autres banquettes et s’assirent, invitant leurs amis à faire de même en se serrant un peu.

Le Wong ne se fit pas prier et prit d’assaut l’une des deux dépliants présentant la carte du café - regroupant pour l’essentiel des boissons peu alcoolisées et quelques douceurs pour les accompagner - posés sur la table, vraisemblablement à la recherche d’une collation qui ravirait ses papilles avides de sucré.

La commande était partie en même temps que la serveuse qui était venue trouver ces jeunes gens assez rapidement, alors même qu’ils commençaient à bavarder distraitement de leurs derniers cours. Et de fil en aiguille, cela amena Adrian à plaquer brusquement ses deux mains sur la table, stoppant la discussion actuelle et ramenant l’attention de ses comparses à lui, avant de s’exclamer :



Visiblement, la nouvelle annoncée par son jumeau semblait ravir Adriel. Peut-être un peu trop, même, pour que cela ne laisse pas penser à une mésentente entre eux et lui lors des trop rares apparitions des ex étudiants. Une farce qui avait mal tourné ? Peut-être bien, qui sait ?

La sanction concernant les deux individus que ni Abaris ni Claude n’avaient eu l’occasion de rencontrer encore pouvait paraître disproportionnée et injustifiée… pour un établissement classique. Or, le cursus héroïque était tout sauf traditionnel, et surtout très prisé, dans toutes les Académies qui avaient vu le jour en Moderna.

L’Académie Wong faisait partie de ces lieux d’apprentissage où l’on misait sur la proximité des étudiants et de leurs professeurs, sur leur petit nombre et sur la patience pour leur permettre une formation privilégiant la qualité plutôt que la quantité. On prenait grand soin de ces jeunes gens, pour être sûrs qu’ils seraient aptes une fois la décision prise de les envoyer sur Antiqua. Alors, quand notre dossier avait été préféré à un autre grâce à l’expérience, les cursus précédents, l’environnement familial ou les pouvoirs mais que l’on profitait des installations et des services gravitant sur le campus sans prendre le parti de se rendre en cours, et de ce fait retarder de manière interminable la finalité de cette préparation à une carrière héroïque sans s’y investir, l’administration finissait par ne plus faire de cadeau. C’était une porte qui se fermait. Définitivement. Et brutalement.

Ces mesures restaient appliquées de manière exceptionnelle, dans les faits, et devaient être stipulées adroitement parmi les nombreux paragraphes du règlement de l’Académie Héroïque. Et quand bien même elles ne le seraient pas, il n’y avait pas besoin d’une perspicacité accrue pour comprendre, dans un établissement qui formait une élite au futur prestigieux, que l’on attendait des garnements qui y mettaient les pieds des efforts à la hauteur de leur formation. Hors normes.



De source sûre, qu’Adrian ne cita pas pour autant. Et ce qui le sauva d’une réflexion à ce sujet, ce fut la serveuse venue leur apporter leur commande, qui s'éloigna de nouveau une fois le contenu de son plateau déposé devant ces cinq jeunes hommes.

Pour un Hazel qui avait déjà bien du mal à s’exprimer, avoir peu de camarades, et de façon plus générale, peu de personnes dont il devrait être amené à s’entourer, c’était un grand bien. Nul doute qu’il aurait été encore plus mal à l’aise dans des classes bondées et surchargées comme cela pouvait être le cas dans d’autres Académies ou dans des universités plus classiques. A ce titre, son parcours scolaire, jusqu’ici, avait dû tenir plus du calvaire qu’autre chose…



Et comme l’Académie Héroïque de Singapura était à diplôme délibéré, il était aussi aisé de supposer, en plus d’autres raisons plus politiques, que l’administration préférait restreindre la taille des classes parce que celles-ci étaient susceptibles d’accueillir de nouveaux élèves à n’importe quel moment, créant des viviers complètement hétérogènes, mais de quoi permettre aux professeurs de pouvoir mieux cibler et adapter un tant soit peu les travaux aux multiples niveaux et anciennetés de leurs étudiants, plutôt que de perdre quelques wagons en cours de route, faute de pouvoir accorder un peu d'attention à chacun. Une touche de personnalisation que bien d’autres Académies ne pouvaient se permettre… ou faisaient le choix de ne pas se permettre.

Quand Abaris amena sur la table la rumeur que les derniers étudiants diplômés de l’Académie Wong avaient été envoyés à Antiqua en compagnie d’étudiants étrangers, les réactions furent diverses et variées. Hazel se contenta de son mutisme habituel, hochant simplement et doucement la tête, les jumeaux Yeo s’échangèrent un regard, quant à Claude…



L’avantage de la cité-état de Singapura, c’était que sa situation politique internationale était assez enviable : en pacte commercial avec tous les autres Etats de Moderna, ses habitants n’avaient, dans la théorie comme dans la pratique, rien à craindre des autres nations, et les figures politiques faisaient même ce qu’ils pouvaient pour repousser au loin toute ombre de crise politique, y compris lorsque le peuple singapurien n’était pas impliqué.

Et comme de véritables expéditions sur Antiqua représentaient et rassemblaient parfois plusieurs pays différents dans une collaboration mutuelle, il n’était effectivement pas insensé de partir du principe qu’il n’y avait aucune raison que la première opération mêlant de jeunes diplômés singapuriens sur ce continent maudit puisse se soustraire à cette éventualité.



Sa vision était subjective, sans doute bien trop, et peu recherchée, comme si on lui avait demandé de quelle nationalité devrait être son prochain colocataire s’il pouvait choisir… Ce qui n’était pas non plus totalement faux, puisque si les forces singapuriennes devaient collaborer, lors de missions, avec d’autres patries, cela serait pour plusieurs jours, voire plusieurs semaines, dans un certain vivre-ensemble. Une sorte de colocation, donc, sur une terre hostile et dangereuse.

Les interventions timorées du Hongjing n’étaient pas passées inaperçues, surtout la dernière. Et si les raisons évoquées qui pouvaient les lier de sympathie avec les édoïtes ne semblèrent surprendre aucun de ses amis, les jumeaux Yeo furent les premiers à s’y intéresser et à rebondir dessus, quitte à oublier l’interrogation que l’un d’eux avait lui-même lancée.



Mais cela ne ressemblait pas tellement au Wong. Abaris avait encore un profil assez introverti, assez, en tout cas, pour que les deux loisirs qu’il avait lui-même mis sur la table ne surprennent personne. En revanche, cela ne semblait pas autant couler de source pour Claude… Et peut-être que son tempérament trop énergique intimait inconsciemment aux jumeaux de se satisfaire de sa présence à plus petites doses, d’autant plus qu’il était sans doute capable de leur voler un peu la vedette s’il en avait l’envie et l’occasion.



Cette question était sans doute bien plus discrète que les interventions précédentes, mais Abaris, qui avait Hazel directement comme voisin de table, serait capable de l’entendre. Un effort fait par le Cheng, de s’intéresser à l’un de leurs nouveaux camarades, avec sincérité. Et si ce grand garçon se sentait capable d’aborder, même timidement, ce terrain, il avait sûrement des connaissances et un intérêt certain pour ce genre de bandes dessinées édoïtes.



Il avait déjà gobé en entier son brownie, commencé à dévorer sa crêpe et bien entamé son milkshake, comme s’il n’avait rien mangé depuis la veille, alors que presque personne d’autre n’avait pris la peine de toucher sa boisson. A croire qu’il tenait plus du glouton que de l’humain, parfois. Il glissa sur le côté de la banquette avec rapidité, pour ne pas dire complètement pressé.



Un cri, prononcé en même temps par deux voix différentes, proches. Et pour cause, puisque Claude, qui avait décidé de se rendre au petit coin, était l’un des deux émetteurs, et Abaris aurait eu toute la latitude d’être aux premières loges de ce qui ressemblait encore à une bousculade. Une fâcheuse bousculade, puisque le Wong, en sortant de table et encore dans son empressement, avait sorti son plus plus beau coup de coude involontaire à une jeune femme qui s’extrayait de la table derrière la banquette sur laquelle étaient encore assis les jumeaux Yeo et où était aussi présent, quelques secondes auparavant, leur ami.

Le coude atteignit la boisson qu’elle tenait à la main, déversant une partie de son contenu sur cette innocente et envoyant le couvercle en plastique sur le sol. Elle le regarda, un instant bouche bée, alors que du milkshake finissait de lui couler sur les doigts. Puis, machinalement, elle écarta les bras dans un geste ample avant de baisser le regard et de constater les dégâts. Sa robe noire était recouverte d'un liquide laiteux, rose pâle, qui dégoulinait paresseusement de sa poitrine au haut de ses cuisses. Enfin, la demoiselle remonta son regard sur Claude et elle ne tarda pas à faire de nouveau entendre sa voix.





Le pauvre Claude ne semblait pas pouvoir se retenir plusieurs dizaines de secondes de plus, encore moins s'il devait subir la colère de celle qu'il avait malheureusement percutée. Quant à cette dernière, visiblement remontée, elle ne semblait pas vouloir le laisser s'échapper tout de suite. Et les deux Yeo, d'habitude si prompts à se faire entendre, étaient soudainement bien trop silencieux, semblant seulement se rendre compte à l'instant qu'il se passait une altercation près d'eux.

Maladroit, Claude l’avait été. Il l’était encore, s’empêtrant dans des paroles absconses quant à la situation. Et il le serait probablement toujours si Abaris n’était pas intervenu rapidement en sa faveur.

Le Wong eut un sursaut quand son camarade lui asséna quelques tranquilles remontrances, avant que sa tête ne se rentre un peu dans ses épaules, et qu’il reprenne la parole, plus timidement que jamais :



Ses excuses, un peu plus longues que les précédentes, lui permirent de récolter un regard acéré et suspicieux de la jeune femme avant qu’elle ne se désintéresse totalement de lui, lui laissant la liberté de s’éclipser aux toilettes, qu’il prit d’un pas plus que pressé et en évitant d’entrainer dans son sillages des traînées de milkshake.

La demoiselle détourna le regard dans la direction du Hongjing, ses yeux, qui jusque-là semblaient refléter les prémices d’un orage grondant, s’adoucirent un peu et sans hésiter l’ombre d’une seconde elle s’empara de quelques serviettes qu’il lui tendait pour éponger avec force délicatesse le liquide qui recouvrait le tissu de sa robe, comme si elle craignait que chaque geste ne permette au milkshake d’imbiber un peu plus en profondeur sa tenue.



Elle était dans l’exagération, sans l'ombre d'un doute, puisqu’elle avait plutôt l’air d’avoir vingt ans, à deux ou trois années près. Mais malgré sa jeunesse, la même, globalement, que les cinq jeunes hommes qu’elle venait tout juste de rencontrer, sa tenue vestimentaire, travaillée et notable, la rendait plus apprêtée, plus mature qu’eux, avec des airs de grande dame… Ou avec un sens aiguisé d’une mode qui courait plutôt les podiums de stylisme que les rayons des magasins de prêt-à-porter les plus communs. Et elle avait probablement un compte en banque qui pouvait lui permettre de tels achats.

Mais il y en avait deux qui, après avoir bien noté que le mélomane semblait, entre les E-RPG et les mangas, bien volontiers s’imprégner de la culture édoïte, reprenaient peu à peu le fil de ce qu’ils avaient perdu. Et surtout, ils notèrent quelque chose d’intéressant concernant leur nouvel ami. Ils ne l’avaient jamais trop vu s’adresser à la gente féminine, pas aussi promptement et en prenant autant les devants, en tout cas. Et pour ces deux farceurs, l’occasion était belle… bien trop belle, pour ne pas glisser une remarque malicieuse à l’encontre de leur camarade.



Adrian et Adriel restèrent interdits devant la répartie de la demoiselle. Ils n’avaient, semble-t-il, pas envisagé l’espace d’une seconde qu’elle soit si prompte à se mêler de leurs messes basses alors qu’elle avait déjà fort à faire de son côté, et encore moins qu’elle soit susceptible de les renvoyer dans les cordes d’une phrase tout en prenant la défense du mélomane qu’elle venait tout juste de rencontrer. Elle les avait mouchés, en un clin d’oeil, alors que les quelques filles de leur classe avaient tant de mal à les envoyer bouler - pour celles qui ne jouaient tout simplement pas la froideur glaciale en permanence. Et ils ne semblèrent pas vouloir goûter de nouveau son mordant, puisqu’ils se dégagèrent finalement eux aussi de la table.



Ne restait donc plus qu’Hazel pour tenir compagnie au Hongjing tandis que la demoiselle continuait d’éponger ce qu’elle pouvait, plus ou moins adroitement, de nouveau tendue par le comportement des Yeo.







Cette voix était inconnue au bataillon des étudiants de l’Académie Wong et provenait de derrière cette jeune femme. Elle appartenait à un jeune homme qui, semble-t-il, venait lui aussi de se lever de table, celle-là même que cette demoiselle avait quitté. Il était envisageable de penser qu’il avait préféré la laisser gérer les choses seule, sans intervenir… au moins pendant un temps, avant que les Yeo ne viennent mettre leur grain de sel, et de ce fait, l'irriter de nouveau. Mais, vêtu d’une salopette enfilée par-dessus une chemise et un pull fin à col roulé, un bonnet vissé sur la tête, il était bien moins remarquable qu’elle et sa robe presque extravagante, bien plus simple, peut-être bien plus normal, aussi. Et ils ne semblaient, tous deux, pas du tout assortis, comme si cette jeune demoiselle n’aurait jamais dû avoir l’opportunité de côtoyer un tel individu. A moins que... ce ne soit elle qui fasse tache, entre eux tous, dans ce petit café ?



Le nouvel intervenant se passa une main sur le visage avant de soupirer. Il s’avança, contournant sa camarade pour se dévoiler un peu plus, la débarrassa du grand verre en plastique qui contenait un fond de milkshake qu’elle tenait encore d’une main, qu’il posa sans trop se préoccuper sur la table qu’occupaient le Hongjing et ses amis avant de se figer en apercevant la silhouette du discret mais néanmoins imposant camarade d’Abaris, resté assis sur la banquette, en retrait.

Erin suspendit le geste de sa main qui tenait l’une des serviettes tendues par Abaris et jeta un coup d’oeil, elle aussi, silencieusement, à Hazel. Ainsi, il connaissait celui-là...

Et la réciproque semblait se concrétiser sous les regards de cette demoiselle et d’Abaris, puisque les yeux d’Hazel s’écarquillèrent et le jeune homme resta estomaqué par cette apparition. A croire qu’il venait d’apercevoir un fantôme… Peut-être y avait-il un peu de ça, puisqu’il articula faiblement, d’une voix blanche :



Il était donc de retour. Pour quelles raisons ? Pour combien de temps ? Cela paraissait au géant qui servait de camarade au Hongjing une éternité que Len s’en était allé vers d’autres horizons. Et ces retrouvailles ô combien hasardeuses n’étaient sans doute qu’éphémères, selon son point de vue. Ce qu’il tenta de clarifier pour de bon, en lui posant une nouvelle question :



Sans se départir de son sourire, le garçon au bonnet dévora son interlocuteur des yeux, une lueur particulièrement joyeuse dans le regard, pendant quelques secondes. La lente et peu assurée façon de s’exprimer d’Hazel ne semblait pas le surprendre. En fait, il y était même relativement indifférent, habitué, lui laissant tout le temps de dire ce qu’il souhaitait avant de lui-même répondre avec bienveillance.



Il s’en tint à cette réponse laconique qui, avec le sourire qu’il arborait, lui donnait un petit air de joyeux cachotier ; un air pourtant à des années lumières de celui qui pouvait apparaître sur le faciès des Yeo lorsqu’ils étaient à un cheveu de faire une nouvelle farce diabolique.

Len sortit de la bulle de la conversation qu’il avait engagé avec Hazel pour reprendre contact avec la réalité et tourner la tête vers Abaris, avant de lui adresser un bref signe de main en guise de salut.



Ces présentations étant faites de son côté, il se saisit d’une serviette en papier pour entreprendre, non pas d’aider la jeune femme à essayer d’effacer la bêtise que l’empressement de Claude avait laissé sur sa robe, mais bien le milkshake qui se trouvait au sol. Cela serait quand même fâcheux que quelqu'un glisse dessus...



Erin adressa un simple signe de tête à Hazel en guise de salutations officielles, et celui-ci dût le prendre pour un signal de présenter celui qui avait été si prompt à venir en aide à la demoiselle, puisqu’il tendit la main vers son camarade de classe avant de dire :

Loin, bien loin de se douter des conjectures qu’Abaris pouvait dresser dans son esprit à l’encontre des deux individus qu’il venait de rencontrer et de la façon dont ils pouvaient bien le percevoir, ces derniers continuaient leurs tâches - non sans un léger renfrognement pour la jeune femme en constatant qu'elle avait plus de mal que prévu. Quand le mélomane se fit finalement entendre, sa question, innocente, décontenança les deux personnes auxquelles elle était adressée.



Erin ne semblait pas prendre à mal cette tentative maladroite qui semblait confiner à une certaine admiration pour cette courageuse carrière. Son ami, quant à lui, s’immobilisa, releva la tête vers Abaris et lui offrit un doux sourire.



Ils n’étaient pas des héros. Ils étaient des apprentis héros. Comme lui. Mais au niveau des relations sociales, ils avaient tous deux indubitablement de l’avance sur le Hongjing et ses amis. Et Abaris n’avait pas foncièrement tort d’imaginer que ces deux étranges personnages allaient fouler du pied la terre mystérieuse et dangereuse d’Antiqua… Ils allaient simplement y aller pour la première fois, comme ses amis et lui, s'ils finissaient diplômés un jour.

Hazel demeura mutique face à cette révélation, pour autant, il afficha une mine surprise, interdit. Le jeune homme à la salopette n’avait pas jugé bon de le prévenir qu’ils côtoyaient le même établissement et aspiraient à la même voie professionnelle, a priori.

A moins que Len ne le sache pas non plus. Ce qui sembla se concrétiser avec la question qu’il lui adressa, tout en retournant à sa tâche :



Le Cheng resta encore muet de brèves secondes, encaissant ce retour d'un garçon qu'il ne pensait pas revoir, tout en apprenant quelques secondes plus tard qu'ils n'avaient été jamais aussi près géographiquement l'un de l'autre, et pire encore, qu'ils fréquentaient le même campus.



Une simple supposition, sans l’ombre d’un doute, partant du principe que cet assemblage très hétéroclite qui servait de petite bande n’avait pu se constituer que dans ce genre de contexte. Le très discret Hazel, dont Len lui avait brièvement parlé par le passé, ne lui semblait pas du tout être le profil à rameuter beaucoup de gens autour de lui ni à fréquenter les endroits peuplés à la recherche de nouvelles têtes pour sociabiliser. Il n’avait pas de présence, pas de charisme fédérateur à proprement parler. Il était même très probable que ce soit d’autres qui lui aient tendu la main, à un moment ou à un autre, pour l’intégrer ici, ce qui restreignait le champ des possibilités de rencontres...

Adriel et Adrian patientaient au comptoir et ne semblaient pas pouvoir revenir dans l’immédiat, puisqu’il y avait deux personnes qui faisaient sagement la file devant eux. Mais cette attente leur permettait de jeter des coups d’oeil en direction de la table qu’ils avaient délaissée, sans pour autant être assez près pour saisir la moindre parole des échanges qui se déroulaient par là-bas.

Au tressaillement d’Abaris, Erin arqua légèrement un sourcil, pourquoi diable semblait-il surpris qu’elle lui pose cette question ? Etait-ce finalement si insensé que ça, de présumer qu’ils faisaient partie de la même classe, tous les deux ? Ou alors était-il peut-être trop timide ? Mais dans ce cas, pourquoi avait-il été le premier à sauter à sa rescousse ?

Les indications que donna le Hongjing sur une partie de la composition de sa classe, et de ce fait, de sa petite bande d’amis attirèrent un sourire sur le visage de Len et un simplement hochement de tête de la part d’Hazel, soutenant silencieusement les propos de son camarade.



Elle n’était pas particulièrement surprise qu’il prenne la défense des jumeaux mais leur évocation et la nuance qu'apportait son interlocuteur quant à leur comportement ne semblaient pas amadouer celle qui les avait remis à leur place. Vu la carrière à laquelle ils aspiraient, il valait mieux pour eux qu’ils le trouvent, ce sérieux qui leur manquait. De la rigueur, aussi, sans doute.

La prévenance du mélomane à l'encontre des deux nouvelles têtes qu'il venait de rencontrer concernant leur rentrée des classes ramena un peu de douceur sur le faciès d’Erin. De son point de vue, Abaris semblait se plaire à l’Académie Wong. Et tant mieux, en un sens, mieux valait apprécier les études que l’on faisait, encore plus quand c’était le fruit de son propre choix. Et s'ils étaient amenés à se croiser sur le campus, Hazel et lui pourraient être de bonne compagnie pour Len et elle, à n'en pas douter.



Il était indéniablement plus positif et plus chaleureux qu’Erin, même si celle-ci n’était pas la personne la plus désagréable avec qui converser - Abaris avait d’ores et déjà pu le remarquer, tant, en tout cas, que le comportement de son interlocuteur s’avérait correct en société. Len, lui, semblait être du genre jovial en permanence.

Les Yeo finirent par reparaître une vingtaine de secondes plus tard aux abords de la table qu’ils occupaient avec leurs camarades, tous deux remarquablement chargés : l’un avec un balai brosse et un seau rempli, l’autre avec des chiffons, une serpillère et des produits d’entretien.

Erin leur décocha une oeillade acérée mais resta silencieuse, attendant qu’ils apportent quelques explications à l’attirail qu’ils apportaient avec eux. Aurait-elle une bonne nouvelle pour sa tenue ?



Adriel ne tint particulièrement pas à finir sa phrase. Parce que d’une part, elle était plus qu’évidente, tant par l’intonation qu’il avait arboré dans ses mots, que par le fond même de ces derniers ; d’autre part, parce qu’il n’avait pas envie d’attirer une nouvelle fois sur lui le courroux de cette charmante demoiselle qui semblait avoir une certaine pétulance à recadrer autrui.

L’héroïne en herbe, en réaction, lâcha un soupir, déçue.

La détresse et la déception d’Erin étaient particulièrement sincères, et Abaris ne fut pas le seul à remarquer les émotions qu’elle laissait filtrer. L’ombre d’un sourire empathique se dessina sur le visage de Len, Hazel baissa le regard sans rien dire, les jumeaux demeurèrent mutiques après leurs brèves explications, considérant sans doute qu’ils avaient fait là leur part au niveau de l’information.

Et le premier, encore une fois, à réagir promptement, à faire montre d’une sympathie pouvant, dans d’autres contextes, passer pour de la galanterie, était le Hongjing. Ils écoutèrent, tous, sa proposition, Adriel déposant ce qu’il tenait sur la table qu’ils occupaient.



Elle hésitait, laissant pourtant largement le temps à Abaris d’utiliser le merveilleux outil qu’était internet pour trouver, à l’aide de son smartphone, un pressing au plus proche de leur position. Ce n'était pas ce qu'il manquait, dans une cité-état coincée sur une île. Et Erin daigna même jeter un oeil à l'écran qu'il présentait quand il lui montra l’un des nombreux points qui apparaissaient sur la carte du quartier.



Des objections et des interrogations, légitimes mais superficielles, qui relevaient strictement des apparences… ou d’une réputation à la pointe de la mode à tenir, peut-être.



Là aussi, une idée, pas idiote, pas trop surprenante non plus, mais peut-être un brin trop hâtive. Avait-il supposé que ce Len dont il ne connaissait même pas le prénom, était l'amoureux d'Erin, pour considérer qu'elle puisse l'envoyer aveuglément chez elle récupérer ce dont elle avait besoin ? Ou peut-être partait-il du principe que c'était ce qu'il ferait, lui, pour un pote.



Pour autant, elle était elle-même incapable de trouver une solution convenant à son propre problème, semblait-il.