Elle se tenait devant l'entrée, précautionneusement en retrait, encore hésitante. Ses pas l'avaient amenée jusqu'ici, au seuil d'un lieu qu'elle n'avait jamais foulé auparavant et dont elle n'avait jamais eu l'occasion d'éprouver aucun de ses comparses : son père lui avait formellement interdit, préférant largement la savoir dans sa chambre à étudier, là où il la voyait en sécurité, à portée d'intervention.

Minoue prit une inspiration. L'air frais du soir avait quelque chose de doucement revigorant, comme une pointe de couleur agréable déposée sur un tableau strié de tâches noires. Si elle s'en était tenue à ses habitudes, elle aurait sans doute accédé au souhait de son paternel, se retirant dans sa pièce personnelle, au sein de ce petit appartement qu'ils partageaient désormais tous les deux. Elle aurait sans doute porté de la musique à ses oreilles et se serait plongée dans ses lectures en essayant d'emmagasiner la peine et de la digérer pour le lendemain. Mais ce soir, elle n'y tenait plus. La voix dans sa tête se faisait de plus en plus insistante et les apparitions de plus en plus fréquentes, les refus de son père de l'emmener consulter pour une potentielle affection mentale de plus en plus catégoriques et intransigeants. Et elle lui en voulait... elle lui en voulait tellement.

- Bon, tu vas entrer ou quoi ? T'attends qu'on vienne te chercher ? Tu veux un tapis rouge ?

Elle tressaillit légèrement, car un petit silence s'était installé depuis quelques minutes, depuis qu'elle avait commencé à arpenter les rues en s'intéressant aux clubs de nuit et aux bars qui affichaient enseignes clignotantes, vigiles stoïques et terrasses chauffées complètes. Shuten Doji. C'était le nom qu'elle avait donné à cette chose qui s'était immiscée dans son cerveau : un sobriquet qu'elle avait d'abord donné sans trop y croire, cherchant juste à rendre compréhensible pour elle le phénomène. Pourtant, les jours passants s'étaient montrés plus intenses que ce qu'elle aurait pu imaginer : elle s'était renseignée sur certaines conditions comme la schizophrénie ou les troubles dissociatifs de la personnalité. Sur certains symptômes, ce qu'elle éprouvait concordait : d'autres étaient cependant complètement absents du schéma... et l'absence d'une consultation clinique avec un professionnel laissait la jeune femme déboussolée, ignorant ce qui lui arrivait.

Elle aurait sans doute pu être remarquée dans son malaise par les agents de sécurité éclairés par les néons bleus clairs de la façade du "Moonbird", mais c'eut été considérer qu'elle était remarquable : Minoue était tout sauf remarquable... et sa posture incertaine avait simplement laissé le peu d'intérêt que l'un ou l'autre des gros bras aurait pu lui porter mourir dans l'œuf, se reconcentrant sur des clients confirmés cherchant effectivement à entrer dans la boîte de nuit. La jeune Aoitori se tritura les mains quelques instants. La voix de Shuten Doji, qu'elle était la seule à entendre, reprit de plus belle. Sa voix brute et profonde exprimait de l'exaspération.

- Putain, gamine, t'es chiante ! Que t'ais pas eu le cran de sauter du pont tout à l'heure, à la limite, ça m'arrange, mais là ? T'as peur que ton daron soit caché derrière une poutre ?
- Je... il... il doit se faire un sang d'encre. Et puis, peut-être que ça suffira pour... je devrais peut-être rentrer.
- Hé, hors de question cocotte ! Un sang d'encre ? Et toi alors, t'as pas le droit de respirer ? T'es une adulte, non ? T'as le droit de sortir de ta barraque sans qu'on t'en empêche, pas vrai ? Tu sais quoi, moi j'pense que si ton paternel s'inquiète, ça lui donnera du grain à moudre ! Et quand tu rentreras demain, s'il décide de te les briser, au moins tu seras sûre que tu peux compter que sur toi-même. Enfin, sur toi et...

Elle resta silencieuse. Elle murmurait toujours ses réponses, essayant d'éviter de provoquer des regards bizarres autour d'elle. Elle en avait rapidement déduit que les hallucinations et les paroles étaient dans sa tête, mais il y avait tellement de choses qui clochaient. C'était trop... structuré. Ordonné. Comme parler à une réelle personne, avec de réelles intentions et une capacité à comprendre le monde autour d'elle qui n'était pas affectées par une désorganisation de la pensée ou des comportements sans but précis. Et aussi... ce comportement vivant. Ce comportement caractériel, si proche d'un réel exubérant. Doji reprit et une manifestation partielle de son corps fit surface, invisible aux piétons qui passaient sans se douter le moindre instant de ce qui tramait chez Minoue, levant un pouce volontaire vers son torse musclé et affichant un sourire éclatant qui avait presque quelque chose de motivant malgré ses atours démoniaques.

- ... bah, sur moi, quoi !
- Eh... je sais toujours pas si... si tu es seulement réel, alors...
- Roh, t'es lourde, ma fille. Franchement, tu veux aller lui dire quoi, à ton médecin de la tête, là ? "Bouhouhou m'sieur l'apothicaire, je vois un démon super canon qui dit plein de vérités rien que pour moi et ça m'embête, vous pouvez me faire une tape sur le crâne pour que j'oublie" ?
- Non... non, c'est...
- Alors tu sais quoi ? Suis juste mon conseil : cherche plus à voir de psy truc mes couilles, là, et va boire un verre. Avec un peu de chance, tu passeras une nuit agréable, pour une fois ! Et peut-être qu'ça t'remettra les chakras en place. Crois moi, j'm'y connais. Mes chakras à moi, y sont au millimètre près.

Comme souvent ces derniers temps, Minoue s'avoua vaincue. Doji avait une verve fluide et convaincue, malgré les énormités qu'il sortait parfois : il était aussi très tenace. En l'occurrence, son coeur ne lui donnait pas tort. Elle ne voulait pas retourner s'enfermer dans le silence de sa chambre, qui aurait de toute manière sans doute été brisé par la compagnie bruyante de cette entité dont elle ignorait encore si elle l'avait créée de toutes pièces. Elle baissa le regard et sembla réfléchir alors que l'ogre lui laissait un peu de lest, se tournant dans la rue en se frottant les mains alors qu'une jupe un peu trop courte lui faisait de l'oeil. C'était une autre chose qui la désarçonnait : il était naturel et limpide sur ce qu'il voulait, ce qu'il était. Il n'avait pas cherché une seule fois à lui mentir depuis qu'elle avait entendu sa voix pour la première fois. Il avait été blessant, dégradant, dur... mais il y avait aussi des moments, comme ce soir, où elle avait l'impression qu'il cherchait à l'aider à sa façon. Profitant de l'accalmie, elle tira son téléphone portable de sa poche et le déverrouilla : plusieurs messages de son père attendaient qu'elle daigne les ouvrir. Elle hésita un instant, balançant entre le fait de tenir ses positions, pour une fois dans sa vie, ou d'éviter de blesser son papa qu'elle aimait malgré tout profondément. Un râle mécontent la fit sortir de sa rêverie.

- Ah non, hein ! Ferme la, ta boîte à lumière, là ! Je sais ce que tu fais, n'y pense même pas !
- Je... tu as raison. Il attendra un peu.

Un sourire satisfait se dessina sur le visage de Doji alors que l'apparition visuelle cessait. Minoue verrouilla son téléphone à nouveau et s'engagea en direction de la boîte de nuit. Elle n'avait pas prévu de rester longtemps... juste boire un ou deux verres, se perdre dans le son. Surtout pas danser... puis, elle reviendrait auprès de son père et ils auraient une discussion à deux. Quel mal y avait-il à ça ? Elle pouvait aisément imaginer de nombreuses choses qui se passeraient mal, des pensées qui auraient mis ses insécurités en alerte, qui l'auraient enchaînée à un nouvel abandon. Ce soir, cependant, elle avait envie de faire sa forte tête, pour une fois. Elle aussi, elle avait le droit d'avoir ses convictions. Le fait que Doji l'aidait énormément à adopter ce comportement rebelle ne changeait pas grand chose à la finalité.

Entrer dans le Moonbird fut plus facile que prévu : Minoue fut accueillie assez rapidement par les vigiles, qui se concertèrent du regard. Elle était seule, aussi lui demandèrent-ils malgré tout des papiers : elle présenta rapidement la preuve de sa majorité et il la laissèrent passer sans faire de problèmes, avant de recaler sans le moindre remord trois jeunes hommes un peu plus vieux qui essayaient de suivre. Leurs protestations se fondirent dans la musique électronique et puissante qui emplissait l'endroit, et Minoue se retrouva rapidement perdue dans un déluge de couleurs, de sons et de corps mouvants. Elle se sentit assez rapidement mal à l'aise, notamment à cause du bain de foule qu'il lui faudrait traverser pour arriver à l'îlot central faisant office de bar. Malgré la puissance musicale, elle entendit la grosse voix de Doji ricaner à ses côtés.

- Oh oh oh, ouai... là, ça me parle ! Roh, des pattes arrières comme ça, j'en casse tous les jours ! Hé, y'a des beaux gosses aussi ! Qui sait, après avoir chopé de quoi picoler, tu pourras peut-être parler à quelque chose de plus vivant et de mieux monté que tes bouquins, nan ?

Minoue garda le silence, morte de honte rien qu'à l'idée d'imager les sous entendus multiples de l'énergumène qui s'était installé dans sa tête. Elle prit une inspiration et s'engagea dans la foule, en bravant les multiples corps qui dansaient à l'unisson et se dirigeant vers le bar afin d'y trouver de quoi se désaltérer. Elle commencerait alors à chercher à commander, sa frêle stature et son manque flagrant d'assurance rendant ce procédé particulièrement plus long que pour quelqu'un de normal.

Une nouvelle chanson succéda à la précédente dans le nightclub, emportant l'enthousiasme des nombreux danseurs en herbe qui s'adonnaient aux plaisir de rendez-vous sensuels et énergiques sur la vaste piste prévue à cet effet. Minoue, de son côté, ne parvenait toujours pas à obtenir son verre : elle avait beau se hisser sur la pointe des pieds pour essayer de mettre sa main tendue en évidence, héler les serveurs, rien n'y faisait : tout simplement parce que son geste de la main était tout simplement trop timide, sa voix bien trop faiblarde et manquant d'attention. Doji, de son côté, semblait avoir trop de choses à se mettre sous la dent pour lui prêter de l'attention dans l'immédiat. Elle ne le voyait plus, mais elle pouvait entendre son rire gras et quelques remarques salaces fuser de temps à autre non loin d'elle, notant qu'il avait sans doute trouvé de quoi satisfaire ses appétits, au moins d'un point de vue visuel.

- Quand je pense qu'à l'époque, y'avait des tocards qui tombaient amoureux des femmes à cause de leurs manches... vous vous êtes sacrément décomplexés, hein ! Oh putain, la musique est bizarre mais je crois que ça me plait !

Il siffla bruyamment, du moins uniquement pour la jeune femme, alors qu'une autre donzelle vêtue d'une tenue relativement moulante passait en célébrant l'obtention de deux cocktails qu'elle tenait de chaque côté de son corps, à hauteur d'épaules, tout en dansant vers ses camarades du soir. Commençant à se demander si elle parviendrait un jour à obtenir elle aussi de quoi boire, Minoue ne tarda pas à remarquer qu'on l'observait : plus précisément, un jeune homme, sans doute plus âgé qu'elle, propre sur lui et assez chic. Son regard ne tarda pas à lui faire un certain effet, elle qui avait déjà quelques difficultés à regarder quelqu'un dans les yeux sans tressaillir, mais quelque chose la retint de fuir cette interaction. Sans doute la foule autour d'elle, oui... quand bien même eut-elle tenté de s'extirper de là, il l'aurait sans doute rattrapée rapidement : ce qu'il fit avec une certaine aisance, comme s'il connaissait les mouvements des clients enivrés sur le bout des doigts. Il devait avoir l'habitude de venir ici.

Le fait d'entendre sa voix dans son oreille provoqua à Minoue un certain inconfort venu de sa timidité maladive. Elle se demanda successivement pour quelle raison elle avait bien pu prendre la décision de venir finalement ici et pourquoi ce "Tai" l'accostait ainsi. Son père lui avait toujours dit que les garçons pouvaient être des charmeurs inconstants et des menteurs. C'était l'une des excuses qu'il avait agitée avec véhémence durant les dernières années : s'il la laissait tomber dans les bras de n'importe quel garçon, elle en ressortirait tout simplement blessée, le coeur brisé... potentiellement avec une grossesse imprévue sur les bras. Minoue n'avait eu de cesses de se demander ce qui différenciait son père de ces garçons qu'il pointait du doigt : un autre sujet qu'il éconduisait prestement de la discussion. Une autre impasse.

Bredouillante, ne sachant absolument pas comment s'y prendre, Minoue se retrouvait dans le viseur d'un jeune homme qui avait tout pour plaire : bien habillé, d'un certain style, jeune et fringuant, confiant, sympa... le genre de bourreau des coeurs doté de la verve et de l'aisance nécessaires pour se lancer à la conquête de n'importe qui. De son côté, la jeune Aoitori sortait tout juste de sa grotte : elle n'imaginait pas qu'un garçon puisse être intéressé par elle, son estime d'elle même n'étant clairement pas suffisante pour porter avec audace un tel constat, de son point de vue. Mais elle était également un peu déboussolée et, quelque part, curieuse : son coeur battait déjà plus vite qu'un peu plus tôt et elle trouva le courage de répondre, une réponse qui trahissait aisément sa personnalité pour quiconque d'assez observateur.

- Sa-salut ! Je, hum, je suis Minoue ! Je... en fait, je suis jamais venue, je... d'habitude je sors pas trop en boîte... c'est, heu, c'est sympa ! C'est ton frère qui... qui tient l'établissement, du coup ?

Tai pourrait aisément remarquer plusieurs choses : qu'elle ne semblait pas particulièrement transcendée par son "statut", dans un premier temps. N'ayant aucun désir particulier dans un endroit comme celui-ci, à part être servie avant la fin de la nuit, elle ne voyait aucune opportunité particulière à en tirer. Ne connaissant pas non plus le réseau gigantesque de boites de nuits, bars et autres lieux de fêtes de Singapura, elle était également bien incapable de savoir que ce bouge n'était pas forcément de première qualité : sa remarque était bien sûre issue de la politesse, mais également de son ignorance. Elle imaginait bêtement que n'importe quelle discothèque devait avoir une tête similaire. Deuxièmement, qu'elle était aussi menue de caractère que de stature : ce simple échange la mettait déjà hors de sa zone de confort. Troisièmement, qu'elle l'observait malgré tout : des petits coups d'oeil discrets mais inexpérimentés, s'arrêtant sur sa dégaine ou son visage.

- Hé, mais attend, si c'est le frère du gérant, faut que tu te le mettes dans la poche ! Règle n°1 : toujours être pote avec le taulier de la taverne !

Minoue marqua un tressaillement et ses yeux dérivèrent vers la gauche, où la grosse tête de Doji venait d'apparaître, traversée par les fêtards éméchés. Elle parvint à retenir un hoquet de surprise et une réponse vocale, mais le démon semblait lui aussi avoir trouvé un intérêt à ce que les deux jeunes âmes continuèrent d'apprendre à se connaître : il voulait boire... plus précisément, il voulait que Minoue commence à boire. Quoi de mieux, dès lors, que de se faire payer un verre par un jeunot qui arriverait peut-être à la décoincer au passage ?

Tai prit rapidement les devants et il ne rencontra en réalité aucune forme de résistance : Minoue était bien incapable de lui affubler des volontés égoïstes, trop ingénue et naïve pour penser qu'à peine entrée dans cette boîte de nuit, des yeux auraient pu se poser sur elle et véhiculer des intentions malhonnêtes. Elle n'était pas un canon selon les standards de la séduction, c'était certain : trop petite, trop menue, aux formes trop discrètes et avec un cruel retard sur ce qui se faisait en matière de mode... mais elle était belle au naturelle, à son insu. Bien assez, en tout cas, pour fixer le regard de quelques prédateurs ne s'étant pas mis de repas sous la dent depuis trop longtemps. De là à comprendre qu'elle nageait déjà avec un requin, il y avait une marge.

Tai, avec assurance, débloqua rapidement la situation : avant qu'elle n'ait pu vraiment comprendre tout à fait ce qui se passait, il l'avait emmenée à un autre point du bar, où ils furent servis en vitesse expresse. Rien d'anormal si l'on considérait qu'il était le frère du gérant, en effet... autant dire que la crédibilité de son mensonge ne faisait que se cimenter, là où la jeune femme n'était pas même capable d'insérer les premiers soupçons. Elle se laissa donc faire, contente de constater qu'il ne passait pas directement aux contacts physiques, qu'il ne prenait pas ses aises : elle n'était pas habituée à ce genre d'échanges avec autrui et il était certain que ce calcul du côté de sa nouvelle connaissance ressortissait comme étant la marque d'un certain respect et d'une bonne éducation. Alors même qu'il commandait un mojito pour elle, elle tenta de protester, ne voulant pas être une charge pour lui : cependant, un petit coup de pouce du destin ne manqua pas de rendre ses protestations bien vaines.

- Oh ! Heum... ce n'est pas la peine de..
- Boucle la, idiote ! Il va t'offrir un verre ! À BOIRE !

Elle eut un nouveau soubresaut alors que le parfait gentleman assis à côté d'elle commandait effectivement les deux boissons. Doji venait de frapper sur ce qui aurait sans doute été sa propre cuisse, si elle avait eu une forme physique, tout en hurlant à pleins poumons les derniers mots de sa phrase. Le bruit l'avait surprise et elle se retourna pour constater avec un certain soulagement que Tai semblait ne pas l'avoir remarqué. L'alcool arriva. Minoue remercia timidement le jeune homme à côté d'elle et elle observa quelques instants le cocktail à base de rhum, de citron verre, de menthe et de soda. Elle n'avait quasiment jamais bu de sa vie : la dernière fois remontait à ses treize ans, à l'occasion de son anniversaire où son père s'était amusé de la laisser goûter un peu de whisky, sous le regard réprobateur de sa mère. Puis, sa mère...

Elle marqua un temps d'arrêt alors que son téléphone vibrait dans la poche. Cela faisait déjà une ou deux fois et elle continuait d'ignorer les appels. Elle resta donc un instant sans réagir à l'encontre de Tai, avant de se rendre compte qu'il attendait certainement un retour de sa part. Elle sentit le rouge lui monter aux joues alors qu'elle comprenait qu'elle avait sans doute ignoré l'homme auquel elle devait ce premier verre, avant de se confondre en excuses tout en trinquant. Elle n'avait, de ce fait, pas vu le clin d'œil. De là à savoir s'il était nécessaire...

- J-Je suis désolée, encore merci ! S-Santé !
- Bois... bois... bois...

Alors que Shuten Doji se chauffait tout seul en arrière plan, Minoue constata qu'il y avait comme un climat d'écoute qui s'était installé. Tai semblait visiblement intéressé par ce qu'elle pourrait lui raconter, à sa surprise constamment renouvelée. Elle fit tourner le verre dans sa main quelques instants, le liquide bougeant tranquillement à la surface. Le silence s'étira quelques instants et, finalement, elle décida de se lancer après avoir jeté un nouveau coup d'œil à son téléphone.

- Encore... encore désolée pour ça. Mon père n'arrête pas de m'envoyer des messages et m'appeler. On s'est... enfin, c'est compliqué et...
- Bois, bois, bois, BOIS, BOIS, BOIS !

Elle marqua un signe d'agacement, un des rares qu'elle laissait transparaitre, mais la situation s'y prêtait de nouveau pour que tout fut naturel. Finalement, elle porta le verre à ses lèvres d'un geste relativement soudain et bu une bonne gorgée. La sensation chaude et piquante ne manqua pas de lui envahir la gorge : heureusement, le mojito était loin d'être la boisson la plus corsée qu'une non initiée pouvait croiser, d'autant plus dans une boîte de nuit comme le Moonbird qui coupait sans doute ses coktails pour faire quelques économies. Elle ne manqua cependant pas de grimacer avant de reposer le verre maladroitement. Elle réprima une toux et essaya de continuer et de détourner le sujet, se sentant soudainement confuse en réalisant que ce qu'elle faisait n'avait pas beaucoup de sens... du moins, de son propre point de vue.

- VOILA ! C'EST ÇA QU'ON VEUT ! CHAMPIOOOOOOONNE !
- Enfin bref... j'espérais juste pouvoir prendre un verre et prendre l'air un peu. Je ne pensais pas... enfin je n'avais pas prévu de... enfin, je suis ravie de te rencontrer. Tu... tu as l'air gentil.
- Là ma belle, t'es sur la bonne voie ! Une vingtaine de coupes, une couche chaude, éventuellement une petite baston d'auberge... t'inquiètes, je sens qu'on va s'en payer une bonne tranche ce soir ! Allez, rebois un coup !

Gérer Doji et une discussion normale en même temps était assez compliqué, aussi ne capta-t-elle pas la totalité des dires de l'entité qui l'accompagnait. Toujours incertaine sur comment elle devait aborder ce problème fantomatique tantôt épineux, tantôt presque réconfortant, elle esquissa quelques sourires nerveux qui se fondirent sans mal dans ceux qu'elle aurait pu faire sans être jamais affublée d'un tel camarade de soirée, dans une situation normale. Elle se permit une nouvelle gorgée, plus restreinte et mesurée cette fois, et la joie de Doji fut tangible dans un gémissement rauque qui aurait autrement pu être très mal interprété. Du moins, c'est ce qu'elle pensa quelques instants, alors que Shuten Doji se retrouvait entouré de libations multiples et que son hôte acceptait enfin de consommer de l'alcool, cette consommation semblait presque partagée, comme s'il avait lui même porté le breuvage à ses lèvres.

- Rooooh, ouai... je bande, putain !

- Hmmhm... je... ne sors pas beaucoup, oui.

"Je ne sors pas du tout" aurait sans doute été une réponse plus appropriée et proche de la vérité, mais elle n'avait pas envie de passer pour aussi ennuyeuse qu'elle pouvait l'être : maintenant que ce jeune homme s'intéressait un peu à elle, elle avait tout sauf envie de le faire fuir... elle parlait si peu, avec si peu de gens, dès lors qu'elle sortait du domaine familial. Ses interactions se limitaient au nécessaire dans la bibliothèque du bahut et aux discussion scolaires pour avoir des nouvelles de l'emploi du temps, des khôlles ou des travaux pratiques à réaliser. Même lors des expositions de groupe ou des recherches en binôme, elle s'en tenait au strict nécessaire et avait tendance à être considérée avant tout pour ses connaissances et ses compétences que pour sa personne. Est-ce que cette situation lui allait ? Non. Pas vraiment. Est-ce qu'elle s'y soumettait ? Oui, sans doute.

- J'étudie l'histoire au centre universitaire Krishnan, à côté du parc Ganesan. J'ai... j'ai beaucoup de travail, d'habitude je révise ou je fais des recherches. Sur la folkloristique, surtout. C'est l'étude des traditions, coutumes, et des...
- Fausse route, fausse route ! Demi-tour ! Tu veux le tuer d'ennui ? J'veux dire, à part mon histoire, c'est vachement chiant le Shinto ! T'sais quoi, demande lui de parler de lui ! Faut pas tout lui donner sur un plateau d'argent. Pis rebois un coup !
- ... enfin, voilà, c'est de l'histoire et de la mythologie, principalement. Mais je ne vais pas te... t'embêter avec les détails. Je ne connais quasiment personne dans le coin... tu... tu sors beaucoup ? Tu as l'air tellement à l'aise...

Elle prit une nouvelle gorgée, qui passa un peu mieux que la dernière. L'alcool n'était pas encore monté, mais il commençait déjà à se faire plus agréable, accessible. Elle suivit le conseil de Doji sans réfléchir et décida de ne pas abrutir sa nouvelle connaissance de détails techniques sur l'analyse des impacts sociétaux du folklore et des coutumes sur une population donnée, ni d'histoires abracadabrantesques qu'on pouvait trouver dans les vieux bouquins. Et puis, elle se sentait relativement bien, à côté de Tai : il avait cette aura confiante et sûre qui agissait comme un fanal pour la pauvre brebis égarée qu'elle était en l'instant présent.

- C'est sûr que tu dois mieux connaitre les... les codes de ce genre d'endroit que moi.
- Làààà, bien... caresse le dans le sens du poil, tu le récupéreras quand ce sera à lui de te caresser !

Un nouveau rire gras et tonitruant éclata dans les oreilles d'une Minoue rouge pivoine et ne sachant plus où se mettre, alors que Doji, changé du tout au tout, semblait passer un excellent moment. Au fur et à mesure qu'elle buvait, il semblait de plus en plus présent, de plus en plus actif et de meilleure humeur. Le dernier point, en l'occurrence, n'était pas une preuve qu'il était rassasié pour autant... il tenta d'attraper une bouteille de l'autre côté du bar, qui vacilla discrètement et pourrait tout à fait tomber si quelqu'un ne cherchait pas à l'agripper, tout comme avoir la chance de s'arrêter à quelques tours sur elle même et un retour à son immobilité d'origine. Les gens n'avaient pas l'air de s'étonner de sa présence, ce qui voulait sans doute dire qu'ils ne le voyaient guère. Malgré son échec, le démon afficha un sourire amusé et ses yeux passèrent sur Minoue qui portait le verre à ses lèvres une nouvelle fois, le buzz alcoolique commençant à se frayer un chemin vers son cerveau : bientôt, il allait pouvoir s'amuser un peu plus librement, lui aussi !

- Ohoh... Ohohohoho...

Le liquide se répandant par terre fit immédiatement de l'œil à celui qu'on appelait autrefois -s'il avait seulement existé- le Roi des ogres. Il observait l'alcool s'infiltrer paresseusement en dessous du comptoir, dans les reliefs du sol décoré, et dans l'axe des serveurs exaspérés qui ne savaient plus où donner de la tête. Frottant ses mains massives l'une contre l'autre, le démon se pourlécha les babines avec impatience : ça aurait quand même été dommage de laisser une telle offrande partir au néant, de quoi mettre un dieu colérique hors de ses gonds... oh, ça tombait bien, il était justement là pour régler les choses. Sa forme éthérée disparut derrière le comptoir alors que Minoue, débarrassée de sa présence enquiquinante, cherchait de nouveau à faire quelque chose qui ne fut pas absolument désastreux de sa rencontre.

- Ah bon ? Tu... étudies dans quel domaine ? C'est sûr que ça n'aide pas en tout cas... pour sortir. Enfin, heu, les études... les études, ça n'aide pas à sortir, ahah ! C'est ça, ce que je voulais dire...

Si elle avait encore été totalement sobre, elle serait sans doute morte de honte à l'idée d'avoir été à l'origine d'une interaction aussi foireuse, d'avoir été l'instigatrice de cette constatation de l'évidence même. Mais le fait de sentir la détente de l'alcool lui permit d'atténuer ce ressenti : elle se contenta de baisser timidement les yeux vers son verre, qu'elle empoigna à nouveau. Doji n'avait pas complètement tort... au fur et à mesure qu'elle buvait, elle sentait son anxiété s'amoindrir, ses tracas s'effacer. Elle n'avait pas regardé son téléphone depuis plusieurs longues minutes : pas parce qu'elle se retenait consciemment de le faire, mais parce que les boum sonores de la musique et l'effet du mojito la rendaient oublieuse des vibrations dans sa poche droite, si elles apparaissaient. Elle se surprit même à ne pas, cette fois, se laisser écraser par sa propre inaptitude sociale : elle gagea que si elle voulait que Tai reste assis à côté d'elle, si elle voulait éviter d'être classée dans la case des bizarreries comme ça lui arrivait souvent, il fallait qu'elle se ressaisisse. Aussi enchaîna-t-elle une nouvelle gorgée pour se donner du courage, avant de reprendre toujours maladroitement, mais avec cette fois une pointe d'assurance factice. Comme quelqu'un cherchant à sourire devant le miroir pour tromper son cerveau et lui faire croire au bonheur. Elle commença par pointer du doigt son verre.

- C'est... c'est bon, en tout cas ! Je... je ne bois pas d'alcool, d'habitude, alors je ne sais pas trop quoi en penser... tu as des choses à me conseiller ?

Elle se tourna ensuite vers la marée de corps qui se déhanchait au rythme de la musique, comme si chaque être humain dans cette pièce était possédé par un esprit fêtard le forçant à se mettre dans des séries de mouvements lui inspirant tantôt admiration, tantôt gêne et envie mêlées, tantôt interrogation quant au bien être de certains des acteurs les plus éméchés de cette grande manifestation de liesse. Cela lui inspira une suite, une question à laquelle n'importe qui de socialement construit de façon à minima adéquate aurait eu recours en premier lieu.

- Tu... tu as des passions, Tai ? Je... j'imagine qu'il doit bien y avoir des choses que tu aimes bien faire, quand tu ne travailles pas...

Elle tenta un maigre sourire, qui était toujours meilleur que sa tête de chien battu habituelle, mais qui manquait clairement encore de convictions. Quoique... Tai saurait sans doute remarquer qu'elle se libérait, petit à petit. Elle n'était pas une "petite buveuse" : elle ne buvait pas. Et comme toute personne ne touchant jamais à la sainte boisson, les effets de cette dernière risquaient de se révéler aussi expéditifs que puissants. Elle commençait d'ailleurs à avoir chaud, et entreprit de déboutonner un premier bouton de son col, laissant un peu plus de peau respirer, là où les tiers internes de ses clavicules se rejoignaient. Elle souffla d'aise avant de remettre une mèche de cheveux derrière son oreille, sans trop réaliser les messages qu'elle envoyait, ni même savoir elle même ce qu'elle attendait du moment : elle était un peu plus à l'aise, tout simplement.

- Par les Saintes loches de Amaterasu, mais c'est divin !

Shuten Doji, de son côté, sentait que la meilleure partie de la soirée n'allait pas manquer d'arriver bientôt. Sans la moindre trace de honte, il venait de lécher l'intégralité du contenu tombé au sol, allant même jusqu'à fourrer sa langue autour des pieds des meubles et dans les rainures du sol. Il avait peut-être mâché un ou deux bouts de verre au passage, mais bon... c'était du détail. Appréciant le goût de cet alcool inconnu de ses papilles, il constata qu'elles revenaient : ses papilles. Les sons commençaient à être plus réels, il sentait la chaleur de la boîte de nuit -même si elle faisait pâle figure vis-à-vis des flammes dans lesquelles il tourmentait ses victimes- et il percevait les picotements du monde réel sur sa peau. Le voile qui le séparait du monde dans lequel Minoue marchait quotidiennement était en train de s'effacer, au fur et à mesure que sa protégée se plongeait dans le vice.  Et avec son effacement, sa forme se matérialisait, pour le moment presque semblable à une silhouette perturbant la projection de la lumière, comme un artefact visuel, une sorte d'illusion d'optique fiévreuse. Il jeta un coup d'œil vers la demoiselle et constata avec un immense plaisir qu'elle prenait ses aises : ah, elle avait sans doute du potentiel, cette petite.

- Hé... elle manque de pas grand chose. Quelques parties de jambes en l'air, une petite dizaine de cuites et quelques mâchoires disloquées à son actifs, elle ferait un parfait lieutenant ! M'enfin, je verrai ça plus tard... cette nuit, je me retourne ! Ce couillon d'Izanagi m'en soit témoin !

Il se redressa et observa les placards vitrés et les étagères qui abritaient les différents nectars que cette étrange forme de taverne avait à offrir. Ses yeux rougeoyant passèrent finalement sur un objet étrange : on aurait dit un tonnelet de saké, mais il semblait être métallique et arborait des couleurs étranges. Sans le savoir, il porta sa main vers le fût de bière... et ce dernier commença, lui aussi, à bouger. Cette fois, avec plus de force que la maigre bouteille d'un peu plus tôt, qui ne contenait même pas assez de gnole pour être considérée comme un échantillon de dégustation, en ce qui le concernait. Son plan était simple : porter le fût à ses oreilles et le secouer pour vérifier qu'il était bien rempli. Puis, l'éventrer d'une de ses griffes et accueillir avec plaisir tout ce qui pourrait s'en écouler.

- Ce soir, c'est mon soir ! Et vous allez tous en profiter, petits veinards !

Minoue resta tout d'abord estomaquée. Tai suivait des études à l'académie Wong ? Un sentiment d'infériorité qu'elle avait connu toute sa vie se mêla rapidement à l'admiration naissante qui ne faisait que prendre de l'ampleur... et bientôt, le cocktail parfait du petit dragueur commença à réellement faire effet : elle imaginait toujours les héros comme on voulait bien les dépeindre, notamment parce qu'elle savait pertinemment que son père était revenu en vie de Antiqua grâce à l'un d'entre eux. Elle eut un instant de flottement où il sembla qu'elle ne savait plus vraiment où se mettre, comme si elle venait de rencontrer un héros fait et approuvé, un professionnel sillonnant sans cesses le terrain pour affronter les dangers et sauver les gens simples. Les gens faibles. Les gens comme elle. Puis, elle adopta un comportement un peu absent, qui aurait pu trahir une fascination la poussant à rester silencieuse et immobile. En réalité, pour la première fois depuis des années, quelque chose se tramait en elle à son plus parfait insu.

L'intervention ardente d'un homme qui semblait avoir eu plus que son lot d'alcool ne manqua pas d'étendre ce moment de flottement : elle ne comprit pas immédiatement ce qui se tramait, alors même que l'alcool finissait étonnamment vite de lui monter au cerveau, comme si elle avait consommé plusieurs verres généreux. Contrairement à un peu plus tôt, elle n'était plus uniquement détendue : les sons commençaient à se brouiller, les couleurs dansantes devenaient plus difficiles à suivre. Elle essaya malgré tout de se concentrer sur ce qui se tramait, notamment lorsqu'elle cru comprendre que l'homme remettait en doute les dires de Tai. Pourquoi l'aurait-il fait ? Elle ne pigeait pas exactement tout ce qui se disait, les pensées s'enchaînaient de façon un peu plus brouillonne chez elle. Si Tai n'était pas ce qu'il prétendait être, alors il avait menti... mais pourquoi est-ce qu'il aurait menti et pourquoi cet homme s'acharnait-il soudainement sur lui ? Hagarde, elle tenta de suivre le reste de la discussion, balbutiant sans doute deux ou trois débuts de phrase sans réussir à vraiment s'insérer dans la conversation.

L'homme clama être professeur à l'académie Wong... puis, plus que le clamer, il extirpa une médaille de sa poche : la fameuse médaille d'or dont il prétendait être propriétaire. C'était vrai, ça : Tai n'avait qu'à montrer sa médaille ! Il disait ne pas avoir besoin de l'exhiber, mais il devait l'avoir sur lui, pas vrai ? Quoi que, l'autre disait ne jamais l'avoir vu... mais du coup, s'il ne l'avait jamais vu... alors Tai mentait ?

- C'était... c'était pas vrai, alors ?

Son cerveau embrumait essayait de tisser des liens, et elle se rendit finalement compte de son propre état : quelque chose clochait sérieusement. Elle venait de parler, mais on aurait dit qu'elle avait une patate chaude dans la bouche. Elle se surprit à avoir nécessité pas mal d'effort pour aligner ces mots. Elle avait la tête qui tournait et elle se sentait partir. Clignant fortement des yeux, comme si la lumière l'éblouissait, elle entreprit de descendre de sa chaise haute, ayant soudainement envie d'air dans cette ambiance devenue trop chaude, trop oppressante, trop étouffante.

- Je... je crois que... j'ai besoin de respirer un coup...

- Globlglblgoloblgoblgoblglob !

Ce jet de mousse sous pression était tel une fontaine d'amour pour le seigneur des ogres : ce dernier avait orienté rapidement le fût transpercé vers son visage, s'aspergeant goulument du nectar au goût encore différent, bien que lui paraissant plus fade : mais de l'alcool, c'était de l'alcool, alors il fallait se montrer consciencieux. Puis, approchant le tonnelet étrange de ses lèvres, il l'avait sifflé quasiment d'une traite, dans des lampées pharaoniques, comme un être humain aurait pu le faire avec une canette de cinquante centilitres sur un réseau social pour se donner une image. Un cri résonna cependant non loin de lui et il arqua un sourcil avant de tourner la tête.

Une femme se tenait non loin de lui, pointant du doigt sa boisson vide. Ou lui, peut-être ? Doji resta un instant circonspect, affichant un visage qui semblait vouloir dire que son cerveau s'était éteint. Puis, au contraire, vint l'illumination lorsqu'il tenta de se tourner vers la serveuse et que son épaule massive heurta l'une des armoires. Il se jeta un coup d'œil et constata que la mousse coulait encore le long de ses pectoraux puissants et de ses vêtements traditionnels aux allures de chaos mouvant. Alors, il cru comprendre. Et, observant la pauvre Rosamund dont il ignorait le nom, son sourire démoniaque s'élargit jusqu'à en devenir insupportable.

Alors que Minoue touchait le sol d'un pied mal assuré, un rugissement tonitruant éclata dans les airs. On aurait dit une bête sortie de la fiction, comme si un artiste digital fou avait mixé ensemble les rugissements de plusieurs prédateurs avant de créer sa version distordue du cri primal d'un être imaginaire. Minoue se retourna maladroitement, bousculant au passage un autre client qui serait très certainement au moins aussi surpris qu'elle. Rosamund, de son côté, aurait sans doute l'occasion de soit se terrer dans un coin, soit courir en dehors de l'arrière salle : Doji ne l'arrêterait pas. Il lui avait rendu son cri, en tout bien tout honneur, et ça l'amusait déjà bien assez . Venant de lâcher l'un de ses hurlements de compétition, il jubila en tapant dans ses mains, trop content de constater que sa liberté semblait enfin lui être acquise : il n'avait pas vraiment compris les conditions de son réveil, accroché au corps de Minoue comme un parasite vivant à travers elle, mais il s'en tapait : il aimait bien la gamine, elle avait du potentiel. Il la voyait pour ce qu'elle était vraiment, ce qu'elle pouvait être. Quant à lui... il était temps qu'il prévienne les alentours de son retour en fanfare !

Se dirigeant vers Minoue, il constata que si ses jambes n'étaient pas encore totalement apparues, il marchait naturellement au lieu de flotter dans le vide. Ne cherchant pas à prendre la porte de façon particulièrement civique, il enfonça plusieurs structures et systèmes d'éclairage qui se tenaient sur sa route, réapparaissant hors de la réserve, un grand sourire aux lèvres. Il sentait la force couler dans ses veines. Ce n'était pas encore assez... c'était mieux, mais c'était toujours pas ça. Il était beaucoup plus que ça, il le savait ! Minoue était-elle la clé de son vrai retour ? Il allait falloir qu'il prenne vraiment soin de cette gamine, c'était certain. Et, devant la foule dont il n'attendait rien d'autre qu'attention, crainte et admiration, il reprit d'une voix gargantuesque.

- Réjouissez vous, mortels ! Je suis Shuten Doji, Roi des démons, et j'ai envie de faire la fête ! Vous êtes tous conviés à ripailler avec moi ! Que les tambours retentissent, que les corps gémissent et que l'alcool coule à flot ! À BOIRE !

Sa dernière injonction sonna avec une puissance insoupçonnée et ne manquerait pas de glacer d'effroi les humains normaux se tenant dans la boîte de nuit. Minoue, de son côté, était totalement déphasée : elle observa Doji, éberluée, semblant incapable de comprendre ce qui venait de se produire.

- Roh, tu gâches tout, à les faire paniquer comme ça ! T'es pas un gars que je veux dans l'une de mes fêtes ! Toi, ma belle, en revanche...

Ne semblant pas spécialement impressionné par l'intervention d'Ethan, qu'il voyait comme un casseur d'ambiance de première catégorie, et constatant que son effet avait été réussi puisque tous les petits humains se ruaient vers la seule issue disponible en s'y massant comme des moutons coincés au portail de la pâture, Doji riva son regard vers Cheryl. Passant une langue obscène sur la paume de sa main, il passa ensuite sa main dans sa chevelure, faisant mine de la gominer avec amusement, avant de poser son coude droite sur son genou droit avancé et de se pencher vers l'agente du BOIH avec un air qui aurait sans doute être pu aguicheur si n'importe quel humain normalement constitué ne comprenait pas immédiatement qu'il n'était pas du même monde que les autres.

- ... toi, je te veux dans mon équipe. Sois ma renarde à neuf queues et tu verras vite qu'il n'y en a besoin que d'une seule pour rendre ta nuit inoubliable.
- Doj... Doji...? Qu'est-ce... qu'est-ce-tu fais là?

Le colosse incomplet, qui dépassait déjà généreusement les trois mètres de haut, ne sembla pas l'entendre, d'autant plus que sa voix était assez mal assurée et qu'elle peinait à articuler clairement. Le mouvement de foule dans lequel elle avait été emportée l'avait amenée à s'écrouler à moitié sur un autre client, qui l'avait repoussée sans demander son reste. Elle était désormais les fesses contre le sol et ferait sans doute partie des retardataires cherchant à atteindre la sortie. Le monde tanguait autour d'elle et elle peinait à river son regard vers le mastodonte. Tai n'était plus là. L'ogre était trop concentré sur les deux seuls humains qui étaient susceptibles de lui tenir tête et semblaient, contrairement au reste du troupeau, enclin à tenir leur terrain... ce qui les rendait tout à la fois plus dignes d'intérêt et courrouçant, l'ogre n'ayant pas pour habitude de voir se voir refuser des demandes. Ce monde étrange était définitivement plus surprenant que ce dont l'entité semblait se souvenir.

- Un fouet ? C'est quoi cette arme claquée au sol ? Tu vas faire quoi avec ? Fouetter le sang de l'âne qui va te ramener plié en quatre chez ta grosse mère ?

Des flammes semblèrent flirter avec sa main droite et une trainée de poussières volcaniques, de cendres et de braises sembla tournoyer autour de sa paume avant de s'étendre pour former une silhouette droite et évasée sur l'un des côtés. Lorsque le mouvement agité de la matière se termina, une massue faisant quasiment sa taille s'était matérialisée, un kanabo noir de jais à la tête hérissée de pointes cruelles cerclées d'or, un large anneau de la même matière cliquetant à l'autre bout du manche. Il posa lourdement l'arme contre le sol par l'une de ses extrémités, tout en attrapant de son autre main une bouteille ouverte, qui semblait presque être un échantillon vis-à-vis de sa taille. Le claquement sec résonna dans la grande salle.

- Tu veux qu'on se la donne, petit con ? T'as un souhait de mort ?

Minoue, de son côté, eut un instant de lucidité et commença à se lever : elle avait beau avoir pensé que cette chose dans sa tête n'était pas normale, la réalisation qu'elle avait eu raison tout ce temps ne lui arrivait pas encore. Le fruit de son imagination s'était-il manifesté dans le monde réel ? Avait-elle fini de perdre la boule ? Elle était bien incapable de le dire. Elle termina de revenir sur ses pieds, chancelante, avant de tendre la main vers Shuten Doji. Elle était normalement la seule à le voir, pourtant, il semblait désormais que d'autres interagissaient avec lui. Son premier réflexe, l'ivresse permettant à ses quelques discussions avec Shuten Doji de faire apparaître le démon comme un élément problématique mais pas un élément à fuir, fut de tendre une main vers lui en essayant d'aligner quelques mots.

- Arrête... arrête ça tousuite...!

En l'occurrence, elle avait surtout juste l'air d'être rendue totalement stupide par l'alcool et de marcher droit vers le danger...

- Oh oh, c'est qu'on sait proférer des menaces ! Si tu ressemblais pas à une brindille, j'aurais presque commencé à penser à peut-être, éventuellement, avoir un soupçon de légère inquiétude !

L'ogre siffla la petite bouteille qu'il avait ramassée précédemment, comme s'il ne s'agissait que d'un fond de cul de verre. Soulevant son kanabo, Doji s'apprêta naturellement à répondre à l'assaut de son vis-à-vis. Mais il se sentait d'humeur sportive : écraser ce moucheron sans chercher à y voir plus loin que le bout de son nez risquait de ne pas être amusant. Non, il allait faire comme il l'entendait : aussi se contenta-t-il premièrement de bander les muscles de son torse et d'offrir ce dernier à l'assaut, dans une volonté poussée par l'ego le plus pur de montrer à l'humain en face de lui qu'il ne le craignait pas, même si son fouet semblait rougeoyer : du feu, sérieusement ? Du feu contre le Seigneur des Ogres ? Ce type était débile ? Un sourire triomphant s'afficha sur le visage du mastodonte alors que le claquement s'apprêtait, d'un instant à l'autre, à venir percuter son poitrail. Son kanabo, lui, attendrait un peu avant d'être balancé en tous les sens... et l'alcool qui coulait dans ses veines l'affectait au moins autant que Minoue : la différence flagrante, c'était qu'il savait bien mieux le tenir, comme si c'était une seconde nature.

Non loin de là, au même instant, Minoue se retrouva chahutée dans les bras de Cheryl, se retrouvant effectivement en dehors de la zone dans laquelle le héros médaillé d'or risquait de déployer son allonge pour frapper la bête qui lui faisait face. Forcément bousculée, son esprit mis quelques instants à raccrocher les wagons. Mais durant un instant, l'agente du BOIH lui sembla au moins rassurante. La jeune Aoitori était déboussolée, désorientée, inapte et cela commençait à la frustrer. Au moins, avec la Kumar pour l'aiguiller dans la bonne direction, elle ne se sentait plus livrée à elle même. Elle parvint à capter des bribes de ce que son aînée racontait et répondit avec la solidité d'un mollusque hors de sa coquille.

- V-Voui, surtout Doj...Doji... y'est...

Une remontée gastrique, qui n'aurait dû arriver qu'à un stade bien plus avancé de la soirée et au bout de passablement plus de verre, sembla la prendre l'espace d'un instant. Elle l'ignorait, sans doute à l'instar de l'agente, mais c'était comme si cet alcool consommé faisait un passage express dans son organisme. Comme si elle avait laissé une vanne ouverte, quelque part. Et à mesure que Doji reprenait forme matérielle, à mesure que son potentiel augmentait pour venir se plafonner au delà de ce qu'un pouvoir aussi peu maîtrisé aurait dû être capable de produire, l'état de Minoue se dégradait.

- ... Y'est... j'pense qu'il est danger... dangereux... faites... faites...

Le fouet cinglant et ardent frappa dans le poitrail de Doji et Minoue lâcha un cri de surprise, se coupant dans sa phrase. L'ogre recula, également pris de court, ne manquant pas de déglinguer le comptoir au passage de sa masse. Des bouteilles tombèrent et éclatèrent au sol alors qu'il s'affaissait à moitié, abasourdi de voir l'effet factuel du choc. Non seulement ce blanc-bec l'avait repoussé, mais en plus il l'avait blessé... avec du feu ? Lui, Shuten Doji ? Fronçant les sourcils, l'Ogre gagea que quelque chose se tramait. Il s'était attendu à ignorer cet assaut comme tous ceux qu'il imaginait pouvoir venir à lui... et finalement, il avait été renvoyé dans les cordes. Quelque chose ne tournait pas rond. Agrippant le comptoir distordu, il l'utilisa comme appui pour se relever et secoua vivement la tête, maugréant quelque chose au passage.

De son côté, la jeune Aoitori n'était guère blessée. Elle ne présentait aucune trace de coup, elle n'avait subi aucun dégât corporel, et son état de santé était tout à fait au beau fixe si l'on mettait de côté son alcoolémie atteignant des niveaux encore jamais éprouvés par son corps. Mais à l'instant où l'assaut d'Ethan avait percuté le démon, un mal de crâne l'avait saisie, le monde tanguant une nouvelle fois autour d'elle. C'était la première fois que Doji se manifestait physiquement : la première fois également que quelqu'un l'endommageait. Elle ignorait complètement ce qui venait de se produire et elle ignorait qu'elle était en réalité la raison pour laquelle Doji était capable d'interagir avec le monde réel : car en étant ainsi ivre, elle lui avait laissé le chemin libre... et alors que l'ogre se remettait en position avec un sourire mauvais, les marques sur son corps semblant s'amoindrir comme si elles se résorbaient partiellement, la jeune femme sentit une fatigue soudaine poindre en elle. Elle s'affaissa un peu plus sur Cheryl, se tenant la tête. Son regard, lui, se tourna instinctivement dans la direction du conflit : comme si, sans même avoir regardé l'action et malgré son état avancé d'ébriété, elle savait exactement où Doji se situait.

- Ah, putain... j'ai bien rouillé, bordel ! Faudra que je vois ça avec la gamine ! M'enfin... une bonne bastos, de temps à autres, ça fait du bien ! Ça faisait une éternité que je m'étais pas autant amusé ! Allez, à mon tour !

Ni une, ni deux, Shuten Doji se précipita en direction d'Ethan en faisant valdinguer tout sur son passage. Il lui assènerait un coup de son kanabo donné vigoureusement, suffisant pour briser le point d'impact et laisser pressentir une force physique impressionnante. Ses pieds n'étaient toujours pas visibles, mais la majorité de son corps était désormais matérialisée, et il sembla avoir un regain de vigueur. Dans son état actuel, ce type était très certainement un adversaire plus que respectable. Les idées et théories que le cerveau abruti par la boisson de l'Ogre pouvaient d'ordinaire produire étaient anesthésiées, pour l'heure : tout ce qui l'intéressait, c'était de défoncer la gueule du père fouettard qui lui faisait face, si possible en démolissant le plus possible cet endroit. Dans la tête de Doji, le tracé était clair : une fois qu'il aurait emplafonné l'autre trou du cul, il sortirait dans les rues et ferait la fête toute la nuit. Il prendrait ce qu'il voudrait, où il voudrait, à qui il voudrait et quand il voudrait. Et lorsque le soleil se lèverait sur la dévastation laissée par ses libations, il s'endormirait du sommeil du juste pour récupérer de sa première gueule de bois depuis des siècles.

- Faut bien que je te laisse une chance, moustique !

Le kanabo se redressa furieusement du sol qu'il venait d'éclater et décrivit un arc de cercle en direction d'Ethan, mais le professeur médaillé d'or était déjà hors de portée. Faisant craquer sa nuque, le démon se tourna vers son adversaire alors que ce dernier effectuait un nouveau mouvement sec pour venir le percuter de son arme étrange. En parallèle, Minoue réalisait qu'on lui posait une question et elle tourna vers Cheryl un regard embrumé par l'alcool : c'était comme si elle avait derrière elle une soirée faite, comme si elle faisait partie de ces couche-tard capables de déserter les rues au soleil levant après avoir consommé toute la nuit. Pourtant, Cheryl pourrait au moins être certaine d'une chose : il n'était pas si tard... et Minoue, elle, n'avait bu qu'un verre. D'un autre côté, la question de savoir si c'était lié à ce qui se tramait ou si Tai avait simplement glissé assez subtilement quelque chose dans le verre de sa conquête se poserait sans doute : difficile d'en dire plus pour l'heure.

- O-Oui... je... 'est compiqué... y'est... dan 'a têt....

Le fouet claqua sur l'avant-bras musclé du colosse, laissant une strie provocatrice zébré sa peau. Le mouvement amena néanmoins l'extrémité de l'arme souple à venir griffer la joue de l'Ogre, qui maugréa en clignant d'un oeil sous le choc. Au même instant, Minoue porta une nouvelle fois une main à sa tête, moins ostensible que précédemment : à nouveau, Doji sembla passer au dessus de l'injure physique qui lui avait été infligée.

- ... sens pas bien...
- Tu veux jouer avec le feu, gamin ? Alors on va jouer avec le feu !

Alors que le combat se poursuivait, des changements semblaient également s'opérer au niveau de l'apparition. D'abord invisible aux yeux de tous, il avait commencé à être légèrement palpable, comme une silhouette de verre provoquant des bizarreries lumineuses. Puis, Rosamund avait commencé à le voir apparaître, notamment grâce à la bière dont il s'était éclaboussé savamment... avant de devenir presque pleinement matériel et tangible, à l'exception du bas de ses jambes, certains contours de son corps semblant encore tituber entre réalité et disparition. Ethan, étant concentré sur lui, allait clairement pouvoir constater que ça n'était pas fini : l'un des pieds de Doji commença à se matérialiser alors que Minoue peinait à tenir seulement sur ses jambes. Les tatouages qui striaient son corps commencèrent à renvoyer une lumière incarnat, alors que sa peau s'éclaircissait également, comme vibrante d'une énergie nouvelle. Ses yeux brillaient comme deux flammes et, d'un geste brusque, il tira du néant une corde pourpre épaisse au bout de laquelle finit par apparaitre une gourde traditionnelle, une calebasse au cul épais dont les deux parties étaient séparées par cette corde rugueuse qui utilisait ce point comme point d'accroche.

- T'en fais pas, je te ferai l'honneur de pisser sur tes cendres !

Le démon porta la gourde à ses lèvres et sembla en tirer une lampée bien plus que généreuse. Il fit rouler l'alcool dans sa gorge et bientôt, celle-ci commença à briller d'une lueur incandescente... avant qu'il en commence à cracher devant lui, dans un souffle continu et tonitruant, un jet de flammes qui risquaient non seulement de mettre en péril Ethan, mais également tous les civils susceptibles de se trouver encore dans l'axe de son dos. Chose intéressante, cependant : à aucun moment Cheryl ne serait mise en danger, si elle se situait dans les parages. Mécaniquement, le mastodonte chercherait à éviter soigneusement de la prendre pour cible... elle, et la demoiselle dans ses bras. La salle du Moonbird, quant à elle, allait sans doute s'embraser prestement là où ce crachat impie viendrait frapper. Une fois son oeuvre terminée, le Roi des oni viendrait frotter ses lèvres du revers de sa main droite, satisfait.

- Ahahahah ! Comment vous dites, déjà ? "J'ai mis le feu à la piste de danse" ?
- 'e... crois vais... bomir...

La petite brune, de son côté, était effectivement en train de vivre un bad trip alcoolique de premier ordre : retenant une première remontée qui était cette fois accompagnée de morceau, elle semblait effectivement réagir au fur et à mesure que l'affrontement entre le professeur de l'Académie Wong et le vilain qu'il voulait arrêter progressait. Plus précisément, elle semblait montrer des réactions lorsque Doji se faisait toucher... et lorsqu'il agissait : lorsqu'il déployait de la force, lorsqu'il se déplaçait. L'apparition de la gourde semblait également avoir provoqué une réaction chez l'Aoitori, la plongeant un peu plus dans le mal. Elle se cramponnait aussi fermement que possible à Cheryl, l'esprit certainement perdu à mi-chemin entre panique et hagard complet, alors qu'une faiblesse plus proche du malaise promettait de se concrétiser bientôt.

Doji constata non sans froncer les sourcils que le héros en face de lui avait visiblement encaissé son assaut... et il ne remarqua que par la suite les petites formes pathétiques qui se pressaient encore derrière lui, cherchant à fuir les lieux à la plus grande vitesse accordée par leurs jambes et l'espace disponible. Il renifla alors qu'Ethan dévoilait un corps relativement meurtri, qu'il portait pourtant avec bravoure : au moins, ce type n'était pas une pleureuse, il devait lui accorder ça... mais du coup, il se dressait encore sur sa route : et ça, c'était plus problématique. Rapidement, le professeur de l'Académie ne manqua pas de surenchérir, utilisant un lustre comme point d'appui : Doji manqua de rapidité, mais il compensait ça par la puissance que son corps dégageait. Il opposa le haut de son crâne au genou du médaillé d'or, dans un coup de boule trop tardif pour être vraiment dangereux ou risquer d'encorder Ethan, mais assez puissant pour repousser l'assaut physique dont il était la cible. Le fouet, lui toucha bel et bien au but : le claquement sec vint percuter le torse de l'entité de façon cinglante, laissant une strie visible sur son épiderme vibrant de couleurs rougeâtres. L'Ogre fit un pas en arrière et constata avec plaisir que son deuxième pied était quasiment formé : il ne comprenait pas exactement ce que ça signifiait, mais il avait un bon feeling. À mesure que les secondes passaient, il se sentait plus fort, plus apte, son aura plus menaçante, son corps plus imposant et solide. Il se sentait plus... lui. Et il adorait ça.

À l'inverse, Minoue, elle, ne tenait plus le rythme : les deux chocs successifs dont le démon avait été la cible semblaient également avoir provoqué des réactions chez elle, même si elles restaient assez discrètes cette fois pour se perdre dans son état catastrophique. Elle sentit quelque chose de chaud remonter dans son œsophage alors que le mal de ventre tournait au calvaire absolu. Elle sembla avoir la présence d'esprit de tenter de s'éloigner du buste de Cheryl, qu'elle côtoyait bon gré mal gré : on ne pouvait pas dire qu'elle épargnerait entièrement l'agente, mais au moins, elle essayait... et ce qui devait arriver arriva. Rendant le contenu de son estomac, la jeune étudiante sentit un sifflement envahir ses oreilles. Les lumières chaotiques se mêlèrent dans un kaléidoscope composé des variantes des néons du Moonbird et de l'incandescence des flammes qui rongeaient les environs paresseusement. Elle se sentit partir, sans totalement s'en rendre compte pour autant : une partie de son cerveau comprit sans doute que c'était très mauvais signe, mais la plus importante partie de ses ressources intellectuelles était déjà anesthésiée. Sa pensée inerte se laissa donc flotter alors qu'elle tombait comme une masse : elle venait de perdre connaissance.

À une distance désormais plus généreuse que précédemment de là, et dans le même temps, Doji releva son kanabo et l'appuya sur son épaule. Il offrit un regard des plus méprisants à Ethan alors que la strie sur son torse, cette fois, semblait peiner à se refermer : mais ce n'était pas la douleur, ou même l'injure physique, qui semblaient attiser son courroux. Plutôt les mots mêmes employés par ce dernier. Il fit un premier pas lourd vers son vis-à-vis, sans sourire cette fois. Il avait plutôt l'air d'être en colère, pour une raison ou une autre.

- Epargne moi ta leçon de morale à deux balles ! "Impliquer" ? "Des civils" ? Tu savais très bien qu'il y avait des badauds dans le tas quand t'as cherché à me mettre en rogne. J'me rappelle pas t'avoir vu temporiser quoi qu'ce soit, à c'moment là, j'me trompe ? T'es plus fort qu'eux, alors tu t'es empressé d'te présenter et comporter comme tel, quitte à les foutre dans la sauce... et tu viens ME parler de fierté ? Mais tes choix ont des conséquences, gamin ! T'as choisi de faire le mariole alors qu'ils étaient encore dans le coin. Alors qu'ils pouvaient encore être entre toi et moi ! ALORS ASSUME, PETITE MERDE !

Le démon se jeta vers Ethan dans un rugissement qui ne laissait rien présager de bon. Son apparence était devenue autrement plus intimidante ou, à défaut, plus inquiétante pour un combattant du calibre du professeur. La puissance avec laquelle il décolla du sol sembla d'ailleurs être, une nouvelle fois, plus surprenante que celle de ses mouvements passés : il opta pour une frapper descendante de son kanabo qui, si elle se révélait être elle aussi plus virulente que ses petites sœurs, ne manquerait pas de provoquer une destruction d'autant plus importante que précédemment. Il était décidé : cette nuit, il ferait la fête... mais seulement après avoir massacré ce blanc-bec et pissé sur sa dépouille fumante. Et à en croire l'énergie qu'il déployait à ce but, on aurait pu le croire capable d'en réussir.

La dernière chose qu'il laissa s'extirper de sa gorge fut un rugissement assourdissant, avant de disparaître tel un mauvais rêve dans une nuée de poussières et de braises entremêlées. Le silence revint dans la scène chaotique, seulement percé par les voix paniquées des clients qui avaient fui au dehors judicieusement. Bientôt, toute trace de la présence de l'Ogre ne fut rien de plus qu'un souvenir... et seules les marques de son carnage naissant témoignaient de son passage bref mais intense dans le plan réel.

Minoue, elle, s'était effectivement évanouie.

Une infirmière passa aussi discrètement que possible afin de donner la nouvelle : la seule famille de Minoue avait été prévenue. Son père ne manquerait pas de débarquer prochainement. Il avait visiblement essayé de la contacter durant la soirée, avant de se mettre à sa recherche : l'appel était tombé comme un coup de tonnerre et il était désormais en route vers l'hôpital afin d'y retrouver son seul enfant. La membre du personnel médical se contenterait de donner l'information aux deux individus spéciaux se relayant pour veiller sur la jeune femme, tout du moins à celui actuellement en poste. Restait à savoir si cette nouvelle complexifierait les choses ou non : il était difficile de savoir comment la seule sphère familiale qu'elle semblait connaître réagirait en la voyant dans cette situation.

Comme au sortir d'un rêve vaseux, Minoue reprit connaissance.

La lumière s'attaqua à ses yeux et elle peina à les ouvrir. Elle souffla en gémissant quelque peu : elle se sentait lessivée et malade. Elle aurait sans doute pu imaginer un parallèle, se dire que c'était comme si un bus scolaire lui était passé dessus : elle n'avait cependant pas la tête aux images. Elle bougea difficilement, cherchant à comprendre où elle était, ce qu'il s'était passé : comme après une véritable cuite, elle n'avait que très peu de souvenirs de la veille et ceux-ci tardaient à lui revenir. Elle se rappelait... d'une dispute. Une nouvelle dispute et une fuite. Elle avait quitté l'appartement, mais elle ne se souvenait plus d'où elle s'était rendue. Des lumières dansantes, du bruit. Elle ne parvenait pas encore à rattacher tous les éléments ensemble. Néanmoins, elle ne manqua pas de reconnaître rapidement l'endroit où elle se trouvait ou, en tout cas, de quel type d'endroit il devait s'agir. Elle se bougea sur le côté et se sentit nauséeuse, aussi s'arrêta-t-elle. Elle ne parvenait pas encore à discerner exactement les traits de la personne qui se tenait là... mais quelqu'un semblait effectivement se tenir, là, non loin.

- E-excusez moi... que... où est-ce que je...?

Les images se succédaient et se répétaient dans sa tête. Elle se souvenait de beaucoup de néons... de la musique, peut-être. Elle avait une impression étouffante qui lui collait à la peau. Par réflexe, elle porta une main fébrile et encore faible à son cou, cherchant le pendentif que sa mère lui avait offert, cherchant à faire rouler entre son pouce et son index cet authentique sen, qui ne servait déjà plus depuis longtemps qu'à effectuer certains calculs dans la monnaie d'Edo et qui avait donc perdu tout intérêt depuis que le Goldcoin s'était érigé en monnaie mondiale de référence. Quelque chose tambourinait dans sa tête et ses yeux continuaient de réagir difficilement à la lueur ambiante. Elle avait la gorge sèche et l'impression paradoxale d'avoir faim tout en sachant qu'aucun repas ne lui faisait envie. Elle était trop déboussolée pour se rendre compte que dans sa tête, la voix de Doji semblait pour l'heure s'être tue.

La jeune femme, continuant son éveil, s'arrêta sur la voix rassurante de Cheryl : pour une raison qu'elle ignorait, elle lui était familière. Peut-être que c'était parce que ça faisait longtemps qu'une femme plus vieille qu'elle ne s'était pas adressée à elle avec une telle douceur, une telle patience : peut-être... néanmoins, la mention de son père provoqua un malaise en elle, un malaise profond, insondable. Elle n'avait pas peur, loin de là : son paternel aurait été incapable de lui faire du mal volontairement. C'était un quinquagénaire opiniâtre, dont les mots dépassaient parfois la pensée et assez rustaud sur les bords, mais il la chérissait plus que tout au monde. Non, quelque chose d'autre se tramait. Elle avait cette désagréable impression de l'avoir trahi, de lui avoir fait défaut : les souvenirs, eux, restaient vagues tout au mieux. Mais ils commençaient à reprendre corps.

Elle dirigea un regard hagard dans la direction des deux officiels qui s'occupaient de veiller sur elle et ne tarda pas à remarquer l'état piteux du bras de Ethan. Elle ne voyait guère ce qui se cachait sous ces bandages, aussi était-elle en mesure de se questionner tout son saoul quant à la vérité : néanmoins, elle se contenta simplement d'afficher une mine interrogative, un peu inquiète. Cet homme qui lui souriait si amicalement avait l'air de complètement faire fi des bandages qui entouraient ses bras. Et de ce qu'elle comprenait, elle s'était évanouie... l'avait-il sauvée ? S'était-il passé quelque chose de terrible, une situation épineuse de laquelle il l'avait extirpée ? Était-elle la cause de ces maux physiques ? Shuten Doji... cette chose dans sa tête. Elle voulait croire jusque là qu'il ne s'agissait "que" d'un délire, d'une différence dans sa psyché, de ce que les gens auraient qualifié de déséquilibre. Maintenant que certaines images lui revenaient, l'angoisse commençait à grimper. La boule au ventre. Sa voix légèrement tremblante s'éleva alors qu'elle s'adressait à Ethan.

- Je... je me souviens de vous. Votre... votre bras... est-ce que c'est... c'est ma faute si...?

En d'autres temps, elle n'aurait pas même mentionné la blessure, trop peureuse pour risquer de courroucer quelqu'un sur un sujet sensible. D'une certaine manière, c'était encore la lâcheté qui parlait : du moins le voyait-elle ainsi. Elle savait qu'elle ne supporterait pas bien longtemps de rester sans réponse, à laisser la grande salle de torture que pouvait parfois être son propre esprit lui faire comprendre par des insinuations blessantes qu'elle était la cause de ce calvaire. Aussi voulait-t-elle en avoir le coeur net... comme quoi, chacun voyait midi à sa porte : ce qui aurait extérieurement pu être considéré comme le fait d'assumer ses erreurs passait pour Minoue pour de la couardise. Pour elle, seulement : pas pour les autres. Des années à se dénigrer avaient mené à ce résultat.

Elle posa ses mains jointes au niveau de sa poitrine et commença à jouer nerveusement avec ses doigts, sans s'en rendre compte. Malgré la bienveillance de ses interlocuteurs, elle évitait de croiser directement leurs regards : elle se sentait confuse, déboussolée, honteuse aussi. Elle imaginait qu'elle n'était pas totalement étrangère au fait d'avoir elle même terminé dans une chambre d'hôpital et le peu de valeur qu'elle voulait bien s'accorder était effectivement un coussin bien maigre pour amortir la sensation écrasante d'échec qui en résultait. Aussi décida-t-elle de répondre d'une petite voix, encore faible et accablée mais par dessus tout envahie d'une forte envie de disparaître dans une bulle ou personne ne pourrait plus la trouver.

- Je suis désolée... je... je ne me rappelle pas de tout... c'est... j'étais sortie parce que je voulais prendre l'air. Mon... père et moi, on s'est... on s'est disputés. Je suis partie et... il y avait cette boite de nuit... ce garçon... et aussi...

Quel était le problème avec elle ? Pourquoi est-ce qu'elle ne pouvait pas être comme les autres ? Ces questions, elle se les posait depuis des années. Lorsqu'elle essayait de se faire des amis et qu'elle n'obtenait que des regards à mi-chemin entre curiosité de foire et mépris. Lorsqu'elle était bousculée ou injuriée et qu'elle reprenait sa route sans rien dire. Lorsque son père l'observait avec inquiétude ou qu'elle ne parvenait plus à lui parler. Lorsqu'elle pleurait silencieusement, encore hantée par la perte de sa mère. Les différentes soupapes qu'elle avait installé dans son soi quotidien étaient bien trop maigrelettes pour faire à la fois face à la situation actuelle, à ce qu'elle pourrait être une fois son père arrivé sur les lieux et à ce qu'elle avait sans doute été pour qu'Ethan ne se retrouve dans cet état. Quelques larmes vinrent embuer ses yeux alors qu'elle n'avait plus d'autre choix que dire au monde qui l'entourait à quel point elle était bizarre, décalée.

Défectueuse. Elle était défectueuse.

- ... il y a cette voix dans ma tête. Je voulais qu'elle se taise... elle... elle m'avait promis... je suis désolée...

Quelques sanglots vinrent entrecouper les mots et secouer sa poitrine.