Encore une fois, Minoue ne s'attendait pas à ce genre de réaction envers elle. Elle s'était plutôt habituée à pleurer seule, ou en tout cas à n'afficher sa peine à personne : pas même son père, dont elle considérait qu'elle sapait le moral plus qu'autre chose en s'ouvrant encore à lui. Elle était une adulte, maintenant : elle devait gérer ses problèmes comme une adulte. Le soucis étant que Minoue n'avait eu comme seul durant ces cinq dernières années structurantes qu'un homme désabusé et refusant de laisser transparaître ses tourments. Aussi s'était-elle faite à cette normalité, dans le foyer familial. Peut-être, effectivement, qu'il n'était plus de place aux pleurs et aux cajoleries une fois que l'on était supposément le capitaine du navire de son destin. Mais où est-ce que son navire à elle allait, exactement, si ce n'était au naufrage ?

L'étreinte de Cheryl et les mots qui lui furent adressés, de la part de l'un comme de l'autre, la laissèrent presque incertaine, abasourdie. Les souvenirs lui revenaient alors que quelques sanglots la saisissaient et elle revoyait certaines images. Le visage de Tai, tantôt fier et confiant, tantôt indifférent alors qu'il prenait la poudre d'escampette. Quelle idiote... quelle idiote. Penser qu'elle aurait pu intéresser quelqu'un. Puis, les contours flous de la piste de danse, la chaleur dans l'air, l'impression de mourir à petit feu. Doji. Elle se souvenait de Doji : il avait tenu parole, d'une certaine manière. Il s'était occupé de ses affaires alors qu'elle buvait, la laissant en tête à tête avec ce qu'elle avait naïvement espéré être un garçon qui ne la regarderait pas avec ce regard plein de jugement, ces yeux qui disaient "tu n'es pas assez". Assez belle, assez intelligente, assez intéressante, assez... tout. Puis, le démon avait refait surface. Elle ne se souvenait plus des échanges à partir de ce moment là : seulement de la douleur qui s'était installée dans sa tête et de la spirale descendante vers l'inconscience.

C'était... oui, c'était sans doute la femme qui la réconfortait qui s'était occupée également d'elle, cette nuit. Le réalisant, elle termina de sécher ses larmes après que son accompagnatrice eut réalisé une démonstration des plus étranges : alors que la boule noire semblable à un œil se détachait de son index pour lentement léviter dans les parages, sans but précis visible, l'étudiante en histoire des folklores resta presque captivée. Aussi étrange que cela puisse paraître, cet objet rond et paresseux avait presque quelque chose de rassurant. Elle se sentait de toute façon trop faible pour réagir, aussi se berça-t-elle des paroles de l'agente du BOIH, cherchant à y trouver du réconfort. Mais une part d'elle restait catégoriquement enfermée dans une vision des choses bien plus délétère : on lui apprenait que visiblement, elle avait un pouvoir... alors quel était ce pouvoir ? Être hantée par une créature démoniaque et farouche tirée de son folklore préféré, ou la libérer dès qu'elle mettrait la main sur une goutte d'alcool ? Être destinée à osciller entre subir et se réfugier dans sa présence, sans jamais avoir le droit de faillir, sous peine de mettre en danger des gens autour d'elle ?

On aurait plutôt cru à une malédiction qu'à un don : peut-être que l'univers restait en cohérence avec lui-même.

Pourtant, les derniers mots de Cheryl ne manquèrent pas de la figer sur place alors qu'elle venait de poser le mouchoir froissé sur le côté. Elle resta bouche bée quelques instants et, durant ces quelques instants, rien ne crèverait plus aux yeux de ses interlocuteurs qu'une brève permission de rêver s'installant dans son esprit : avant de troquer le rêve contre un regard bas, vissé vers son corps frêle encore sous les couvertures de son lit d'hôpital. Elle reprit de sa même voix faiblarde et peu assurée.

- Mais... qu-quoi qu'il soit en train de m'arriver, c'est dangereux... je... je ne veux pas rencontrer d'autres personnes si c'est pour finir par les blesser... et puis, les héros sont courageux, forts, ils donnent de l'espoir aux autres...! Je... je n'ai rien de tout ça...

Une brève éruption durant ses paroles montrait facilement deux choses : elle portait les héros en grande estime. Ce n'était pas de l'adulation, mais elle avait certainement un respect énorme pour eux et les considérait à coup sûr comme dans une catégorie entièrement différente d'êtres humains. D'un côté, elle n'était pas étrangère à leur aura formidable. Mais elle avait également l'air de croire qu'on naissait héros, qu'on devait avoir une forme de force intérieure, de solidité innée, de talent naturel pour pouvoir prétendre à cet élogieuse appellation. Autant de choses dont elle manquait à coup sûr. Elle en était persuadée.

- Oh putaaaaiiiin... ma tête... qu'est-ce que tu fous, gamine ? Cinq minutes de plus... rendors-toi, là...

Ses yeux s'écarquillèrent et elle observa autour d'elle, cherchant à capter le visage qu'elle s'attendait à voir couplé à ces mots : pourtant, rien autour d'elle de visuel ne semblait présager de l'apparition qu'elle redoutait. Elle jeta un coup d'œil rapide aux deux adultes faits qui avaient visiblement veillé sur elle et son visage ne permettait aucun doute.




Des pas prestes l'amenèrent aux portes de l'hôpital, qu'il franchit sans hésiter, presque trop vite pour que les portes automatiques ne s'ouvrent sans qu'il ne les effleure. Ses yeux se rivèrent immédiatement sur le comptoir d'accueil. Son coeur battait la chamade : à tout rompre, en réalité. Il ne s'était pas senti aussi saisi depuis... le barrage se fit automatiquement dans sa tête, car il avait plus important à gérer dans l'immédiat. Ses pieds l'amenèrent jusqu'à l'accueil, où il présenta hâtivement sa silhouette encore bien en forme pour un individu de son âge. Cependant, les cernes sous ses yeux ne mentaient pas : il n'avait très certainement pas dormi de la nuit. Il avait encore son téléphone dans la main, l'ayant lâché négligemment sur le siège passager après avoir pris le volant et l'ayant récupéré tout aussi sec après s'être garé en trombe sur le parking. Il était épuisé, mais l'adrénaline le faisait tenir : il ne pouvait pas permettre ça. Pas cette fois.

- Je cherche ma fille ! Elle a été admise ici cette nuit... est-ce qu'elle va bien ? Elle est blessée ? S'il vous plait, donnez moi le numéro de sa chambre !

Il laissa un instant passer avant de retrouver un peu de rigueur, plus mécanique et militaire qu'humaine : un vieux réflexe qui l'amenait à être naturellement assez exhaustif pour se faire comprendre. Aussi s'empressa-t-il finalement d'ajouter la précision essentielle pour être reçu en connaissance de cause...

- Minoue ! Minoue Aoitori !

- Attends, on parle de quoi, là ? C'est qui ce crev...

Le visage du démon fit son apparition dans le champ de vision de Minoue. Il semblait une nouvelle fois n'être visible que d'elle : un constat qui sembla le rendre d'autant plus amer qu'il se souvenait du visage sur lequel il venait de poser les yeux. Ce type... c'était le petit merdeux qui l'avait provoqué, il en était sûr. Qu'est-ce qu'il baragouinait ? Des mots que la jeune femme, elle, voulait certainement entendre. Elle se mordit la lèvre inférieure tout en rivant son regard sur Ethan, comme si elle cherchait à esquiver celui de Doji. Elle ne se sentait pas prête à se lancer dans une dispute enflammée, surtout qu'elle connaissait son interlocuteur potentiel comme étant passablement buté. L'Ogre, de son côté, afficha un regard interrogatif, avant de comprendre ce qui se tramait. Quelques mots suffisaient, en l'occurrence : Ethan était clair. Lorsque la porte s'ouvrit pour laisser apparaître la silhouette du père de la jeune femme, le démon gagea que l'heure n'était pas à un caprice : il sembla au contraire, pour une fois, réfléchir à une autre façon de faire.

- Hé, gamine... je sais pas ce que t'es en train de faire, mais il va falloir qu'on discute. Après.

Elle déglutit alors que son visage semblait s'évaporer. Ses yeux se tournèrent vers la silhouette de son paternel : un court regard suffit sans doute à véhiculer de nombreuses choses, de nombreuses choses qu'elle aurait voulu lui dire. À quel point elle était désolée, à quel point elle regrettait... à quel point elle aurait voulu qu'il l'écoute plus attentivement, qu'il ne prenne plus au sérieux ses alertes. Mais était-ce bien là le problème ? Non, elle ne le pensait pas. Elle était tout ce qui lui restait d'important et elle le savait. Peut-être que c'était à cause de la peur de la voir spiraler hors de toute intervention de sa part possible qu'il avait tant tenu à repousser l'échéance, à nier la réalité, à espérer que ça passe. Et pour ça, elle lui en voulait encore, autant qu'elle s'en voulait d'être aussi défaillante.

Mais... peut-être que ce que les deux adultes qui l'avaient amenée ici disaient prenait alors sens ?

- Minoue... j'ai eu tellement peur... tu vas bien, nom de dieu...

Dokkou ne regarda dans un premier temps que brièvement les deux adultes qui se tenaient dans la pièce : on lui avait assuré que sa fille allait bien, qu'elle ne souffrait d'aucune blessure et qu'elle avait été ramenée par deux héros. Deux héros... cette idée resta dans un coin de son esprit, en sommeil, alors qu'il s'avançait pour prendre la place de Cheryl.

- P-Papa... je suis désolée, je... j'étais en colère et...
- Shhhht, c'est tout... on en parlera plus tard. L'important, c'est que tu ailles bien. C'es tout ce qui compte.

Le quinquagénaire profita d'une étreinte avec sa fille unique et ses épaules s'affaissèrent visiblement. Il avait passé la nuit entière à s'imaginer tous les scénarios, toutes les possibilités, tous les cauchemars qu'il craignait de voir un jour se réaliser. Il n'avait pas encore commencé à imaginer ce qu'il ferait, selon le scénario qu'il aurait à affronter : l'arme à feu restée dans sa boîte à gants lorsqu'il avait compris que Minoue était à l'hôpital n'était cependant pas sortie des murs de l'appartement sans raison. Il caressa doucement les cheveux de sa fille qui, pour une fois considérant les derniers temps qu'ils avaient traversés, se laissa faire sans se montrer rebelle. Une preuve, s'il en était, que le lien qui les unissait n'était pas foncièrement plus faible qu'autrefois : il sentait chaque jour qu'il manquait de communication, qu'il commettait des faux pas, qu'elle s'esquivait de plus en plus. Cela lui pesait... mais c'était dans ces instants précieux qu'il vivait le plus. C'était l'idée de prendre soin d'elle qui lui permettait d'avancer.

Il tourna finalement son regard vers les deux sauveurs de son enfant : il était sérieux, assez austère. On aurait pu le penser froid. Il l'était sans doute : ce qu'il avait vécu plusieurs années auparavant, lorsque le continent était apparu... une part de lui importante était morte dans le sillage de ces bouleversements. En réalité, il lui restait encore bien des principes : la gratitude légitime en faisait inévitablement partie.

- Je crois comprendre que c'est vous qui avez veillé sur elle, qui l'avez sauvée. Si c'est bien le cas... alors les mots me manquent pour exprimer ma gratitude.

Il effectua un hochement de tête bref. Il y avait toujours quelque chose de militaire, de millimétré dans certains de ses gestes. Certaines choses ne disparaissaient jamais. C'est également à cet instant que son cerveau se décida à remettre au premier plan une information notable : "deux héros" avaient amené sa fille ici. Deux héros qui étaient encore là, envers et contre tous les pronostics. Ils auraient pu s'assurer de son admission, puis repartir combattre d'autres crimes... ou aller s'en reposer. L'un d'entre eux semblait même blessé : des bandages frais qui n'auraient su tromper un œil expérimenté. Dans ce cas, pourquoi ne pas être dans sa propre chambre et prendre une pause bien méritée ? Pourquoi fallait-il que deux individus dotés de capacités surnaturelles ne veillèrent sur sa fille en même temps ?

- Je ne m'attendais pas à trouver deux héros veillant de concert sur ma fille en entrant dans cet hôpital. J'imagine qu'il y a une raison à cela. Est-ce que je me trompe ?

Son ton n'avait rien de pinçant ou d'aigri, tout du contraire : il avait discuté avec sa fille, de nombreuses fois. Son coeur battait à nouveau plus vite, non pas parce qu'il se sentait courroucé de la présence des deux justiciers, mais parce qu'il ne pouvait désormais plus qu'admettre que quelque chose se tramait sans doute avec son enfant chérie. Quelque chose auquel il n'était pas totalement étranger... quelque chose dont il était peut-être partiellement responsable ? Ses yeux se rivèrent vers le visage de sa fille, qui regarda ses mains. Elle se sentait si confuse, si superflue. Comme si elle n'était là que pour créer des problèmes. Pourtant, le visage de son père ne trahissait guère d'agacement, de dégoût ou de rejet. Tout du contraire... il était visiblement un homme assez direct, peut-être un peu trop rugueux sur les bords, mais il n'allait pas se lamenter sur son propre aveuglement. Il lui faudrait assumer ce qu'il allait apprendre incessamment sous peu...

Dokkou hocha de la tête avec gravité lorsque fut évoqué le besoin de parler de sa fille. BOIH... une organisation qu'il ne connaissait que trop bien, ayant lui même été stationné à Terrafirma pendant un long moment. Une image assez nette se dessinait dans son esprit alors que quelques souvenirs fugaces passaient dans sa mémoire avant d'être réprimés par automatisme : il était là question d'une période de sa vie qu'il essayait ardemment d'enterrer sous une normalité monotone, sans jamais réellement y parvenir... mais il fallait croire que le passé finissait toujours par le rattraper. Il tourna le regard vers Minoue, attrapant sa frêle main gauche de sa propre main droite plus épaisse et calleuse afin de lui transmettre une caresse inquiète. Puis, Black Hat et Red Spiri - des pseudonymes qui ne le laissaient pas complètement indifférent - entreprirent de délivrer le verdict qu'il craignait, alors même qu'il rendait une poignée de main franche à Ethan.

Il s'agissait du verdict qu'il avait sans doute craint : encore plus que d'imaginer que son enfant fut tout simplement atteinte d'une maladie psychiatrique.

Il souffla pesamment tout en serrant la main de sa fille, qui ne savait pas vraiment quoi dire. Elle restait circonspecte, alors que son père, quant à lui, affichait une moue dure tout en observant les murs blancs de la chambre d'hôpital. Il entreprit de collecter ses pensées et de s'exprimer de façon concise : un vieux réflexe, encore un fois, qui avait la vie dure.

- Si. Et je ne l'ai pas écoutée. Pas suffisamment. Minoue a toujours eu un esprit créatif fécond : amis imaginaires et situations en tous genres. Dernièrement, les choses ne se passaient pas bien pour elle à l'université. Je la vois fréquemment se tuer au travail... et j'espérais que ce ne soit que du surmenage. J'ai vu mon lot d'individus s'inventant des interlocuteurs pour surmonter la pression...

Sa moue dure se changea en mine triste et il se tourna vers sa fille à nouveau. Il se sentait si bête. Il avait vraiment échoué de A à Z : sa femme, sa fille... peut-être qu'il était temps pour lui de reconnaître qu'il ne parvenait plus à joindre les deux bouts. Peut-être qu'il était temps pour lui de se rendre à l'évidence. Maintenant que deux héros avaient du intervenir pour juguler les conséquences de sa négligence, il ne se sentait plus digne de s'interposer. Quelque part, ça aurait été insulter sa fille dans un moment de faiblesse et il ne pouvait pas se le permettre.

- Mais j'ai eu tort. Je suis désolé, Minoue. J'ai... je me suis trompé dans les grandes largeurs. Parce que reconnaître que cela allait plus loin qu'une simple condition mentale, c'était reconnaître le chemin qu'il te faudrait sans doute emprunter pour faire ce qui est juste. Et je sais pertinemment où ce chemin peut mener.
- Papa...
- Mais il faut faire ce qui est juste.

Dokkou retira sa main d'au dessus de celle de sa fille. Il n'était pas homme à montrer ses émotions dans les grandes largeurs, mais il sentait désormais qu'il n'était plus en maîtrise de la situation. Quelque part, peut-être que l'épuisement l'aidait à accepter la réalité : il aurait pu essayer de se battre, d'argumenter, d'aller contre... mais il était fatigué de beaucoup de choses. Il sentait bien qu'il perdait sa fille, ces derniers temps. Qu'elle lui glissait entre les doigts, petit à petit. Et chaque instant passé à l'observer était comme revoir son épouse défunte et s'imaginer le regard lourd de reproches qu'elle pourrait lui adresser si elle tombait sur une situation familiale aussi détériorée. Il prit donc son courage à deux mains et entreprit d'attaquer le sujet de manière analytique. Il avait autrefois côtoyé de nombreux héros et individus spéciaux lors de sa carrière : il était plus à même de traiter de ce genre de question avec un esprit froid que le tout venant.

- Elle m'a fait part de ce que l'on sait désormais être une présence, se manifestant lors des moments difficiles. Elle m'a aussi parlé d'occurrences rares durant lesquelles cette présence interagissait faiblement avec le monde réel. Mais je ne l'ai moi même jamais vue se manifester.
- C'est... ça s'est passé pour la première fois il y a deux semaines. C'était juste... enfin... j'ai eu des soucis à l'université avec... quelques personnes et... il est apparu pour la première fois. Il p-parlait de me défendre, de ne pas me laisser faire.
- Tu veux dire que... tu as été harcelée ? Pourquoi tu ne m'as rien dit ?
- ... je ne voulais pas que tu t'inquiètes...
- Minoue... enfin, je... bon. Est-ce qu'il t'a demandé de faire des choses ? Est-ce qu'il t'a déjà... forcée ?

Il n'était pas difficile en cet instant de comprendre que si Dokkou était un vieux loup, il n'avait pas perdu ses crocs pour autant. L'idée même qu'un démon malade puisse forcer sa fille chérie à réaliser des actions contre son gré lui était assez détestable pour avoir envie de reprendre du service, ne fut-ce que pour éradiquer cette chose du corps de son enfant. Et à en croire la réaction de Minoue, il aurait sans doute très mal vécu de savoir que sa fille était harcelée ou bousculée au sein même de son lieu d'étude. Au point, peut-être, de se montrer un peu trop vindicatif...

- N-Non... jamais. Enfin, il est très têtu et il ne lâche pas le morceau, mais... il n'a jamais pu m'obliger à faire quelque chose.
- Pourquoi j'ferais ça ? J'te l'ai déjà dit, mais t'écoute pas : ce qui compte pour moi, c'est que tu vives la vie que tu mérites, pas cette espèce de lamentation constante que t'appelles "ton quotidien".
- Il... il dit qu'il veut que je vive la vie que...
- Roh, c'est chiant ! Tu peux pas juste me faire apparaître, là ? S'ils veulent me connaître, autant qu'ils me parlent directement, nan ? J'rassure tout le monde viteuf et hop. On est repartis.
- M-Mais... je ne sais pas comment faire...
- Bah, chais pas. Fais un effort ?

Elle regarda ses mains, presque honteuse d'être aussi paumée. Doji avait bien essayé, mais la patience, ce n'était décidément pas son truc... et il n'aimait pas vraiment qu'on parla de lui comme s'il n'était pas là. Pour Dokkou, Ethan et Cheryl, il était limpide qu'elle lui parlait directement : ses yeux s'étaient tournés dans une direction, à ses côtés, où ils ne percevraient pour le moment rien de particulier. L'Ogre, lui, soupira lourdement en voyant que la jeune femme était aussi déboussolée. Il reprit d'une voix un peu moins abrupte, ce qui pouvait presque s'apparenter à de la douceur de sa part.

- Hé... désolé. J'me suis un peu emporté, t'y es pour rien. Mais je peux pas le faire à ta place : je suis coincé avec toi, t'es la seule à pouvoir me faire apparaître. Et bon... j'aimerais bien mieux comprendre c'qui se passe aussi, mais c'est flou même pour moi. Et ça me fait chier, c'est tout.

Minoue accepta rapidement ces excuses qui, si elles étaient relativement sommaires et n'excluaient pas qu'elle faisait partie du blocage, étaient déjà assez notables venant d'un larron de son calibre. Elle joua distraitement avec ses doigts pour évacuer une partie de son malaise avant de reprendre.

- Vous... vous pensez que je pourrais apprendre à l'utiliser ? Le contrôler ? C-C'est possible ?

Dokkou souleva un regard lourd de sens en direction de Ethan et Cheryl : il comprenait que les options s'étaient drastiquement réduites maintenant que l'existence d'un pouvoir éveillé après tant de temps en sommeil s'était confirmée. Et il allait sans dire que s'il devait placer sa fille entre les mains d'une quelconque institution, il s'attendrait à ce qu'on prenne soin d'elle... car elle était tout ce qui lui restait d'important. Son bien-être était un besoin presque vital pour lui.

Les mots de Cheryl ne manquèrent pas de mettre la puce à l'oreille de l'ancien militaire. C'était donc ça... ces pseudonymes, au delà de leur potentielle popularité parmi les civils les ayant vu oeuvrer, ne lui étaient pas inconnus. Effectivement... et ça remontait déjà. À une époque où il était encore en service, coordonnant des déplacements sur Antiqua depuis Terrafirma, gérant le bon déroulé des procédures d'accueil et d'attribution des espaces au sein de l'île accueillant chaque nation de Moderna. Il répondit d'un simple hochement de tête à l'agente du BOIH : sans doute un sourire aurait-il pu se glisser hors de ses lèvres s'il avait eu la tête à cela, mais la situation qu'il traversait excluait pour l'heure des réjouissances. Car une question se posait désormais à lui, claire et limpide : pouvait-il faire confiance aux institutions compétentes pour prendre soin de son enfant unique ? Pour la grande majorité de la population, la réponse aurait été toute trouvée. Mais il en avait vu plus que la majorité. Il savait... il savait ce qui pouvait advenir des jeunes héros à peine assez expérimentés pour servir dans les rangs, corvéables selon les besoins du moment. Et il avait d'ores et déjà une intuition certaine quant au fait que sa fille ne disposait pas d'un pouvoir qu'elle pourrait garder discret  bien longtemps : à en croire l'état du bras de Red Spirit, il y avait fort à parier que la nécessité de museler Doji allait de paire avec un potentiel conséquent.

Le genre de potentiel qui intéressait la hiérarchie, dès lors qu'il était question de tenir les habitants d'Antiqua les plus fougueux à une distance raisonnable, y compris de force.

Minoue, de son côté, était pensive mais également légèrement soulagée : peut-être son père et elle avaient-ils déjà épuisé les stocks de remontrances et d'arguments au travers de plusieurs discussions un peu trop animées. Peut-être que son progéniteur n'était pas dans une position convenable pour riposter. Ou peut-être avait-elle tout simplement, avec le temps, perdu de vue la raison pour laquelle elle l'admirait beaucoup lorsqu'elle était plus petite : parce qu'à sa façon, lui aussi, il était son héros. Que ses absences d'autrefois étaient aussi des marques d'abnégation. Qu'il n'avait jamais recherché la gloire ou la popularité. C'était un homme normal qui faisait son travail car cela sauvait des vies... et le conflit dans ses yeux montrait à sa fille qu'aujourd'hui, pour sauver la sienne, il était prêt à encaisser de lourdes réalités.

Dokkou observa sa fille et s'éclaircit la gorge. Il laissa tomber le masque de froide analyse et un peu de ses propres incertitudes ne tardèrent pas à rejaillir.

- Je n'aime pas l'idée. Je... j'ignore où cela peut te mener et il y a peut-être des alternatives. J'imagine que je n'arrêterai jamais de m'inquiéter pour toi. Mais... je t'ai aussi étouffée, sans m'en rendre compte. Aujourd'hui, je ne peux pas prendre ses décisions à ta place. Mais sache que je te soutiendrai. Tu es ma fille.
- Hé, t'entends ça ? T'as de la chance, gamine. Tous les darons sont pas comme ça. Sans doute pas le mien, en tout cas !

Doji haussa un sourcil à sa propre réflexion lorsqu'il réalisa qu'il n'arrivait pas à mettre le doigt sur l'identité de son père. Il ne savait plus... c'était un seigneur? Ouai, jamais fier de lui, toujours à lui en mettre plein la gueule. Ou... non, c'était Yamato no Orochi, plutôt ! Quoi que... c'était un peu flou. Puis la question s'évacua d'elle même, avant qu'il ne se reconcentre sur la discussion. Minoue était en train de sourire maigrement à son père. Elle ne se sentait pas vraiment au top de sa forme, pouvant remercier l'espèce de dérapage alcoolisé dont elle avait été à la fois instigatrice candide et victime première. Néanmoins, elle se sentait un peu plus sûre d'elle, maintenant. Peut-être que l'absence de conflit autour d'elle l'aidait à se montrer aussi décidée : elle ne s'était pas attendue à ce que Doji soit aussi coopératif, ni son père. Pourtant, et malgré les différends qui pouvaient animer certains d'entre eux, Ethan, Dokkou et l'Ogre semblaient s'accorder sur une chose : elle devait prendre soin d'elle et prendre une décision.

Même si "prendre soin d'elle" avait sans doute un écho différent chez chacun des trois acteurs extérieurs de cet arbitrage qu'elle devait effectuer.

- J-J'avoue que... j'ai un peu peur de la suite...
- Y'a pas de raison, ma fille ! Ils veulent t'apprendre à me "contrôler" ! Bon, je suis pas d'accord avec les termes, mais... ce qui est sûr, c'est que tu manques d'entraînement. Puis j'ai bien rouillé aussi. Mais sérieux... t'as même pas à réfléchir.
- Tu... tu es d'accord ?
- Bah carrément, ouai ! Tu préfères quoi ? Continuer de baisser la tête dans les couloirs de ton école merdique jusqu'à ce que t'ais suffisamment marre de toi même pour te déglinguer sur l'autoroute, ou devenir une HEROÏNE ? HE-RO-ÏNE ! Tu sais ce que ça veut dire ?

Le démon se frotta le nez du pouce avec un air satisfait. Minoue n'avait pas tellement le temps de donner une suite construite à ses élucubrations qu'il repartait déjà, un sourire triomphant trônant sur son visage. Ethan et Dokkou, eux, n'avaient naturellement que la moitié de la discussion. Aussi quelques secondes viendraient à passer, Minoue regardant dans une direction avec des réactions diverses et variées de réflexion, assentiment, doute, gêne, réflexion à nouveau...

- Être un héros, ça, c'est un truc d'Homme ! Avec un grand H ! Ça veut dire sauver les faibles du danger ! Ça, ça veut dire se bastonner avec ce qui les menace ! Et en te bastonnant pour sauver les faibles du danger, tu vas gagner de la réputation, parce que les faibles ils vont t'aimer pour ça ! Ta simple présence sera suffisante pour provoquer des rassemblements de foule ! Tu pourras participer à des fêtes de malade... et t'auras plein de gens qui seront prêts à vendre leur famille juste pour passer une nuit avec toi ! De la baston, du sexe, de l'alcool... c'est tout ce que j'aime ! Bien sûr que j'en suis ! Et puis, tu sais quoi ? On te regardera peut-être avec admiration, peut-être avec crainte... mais VRAIMENT, tu sais quoi ? On te regardera avec RESPECT ! Et ça, ma p'tite, t'en manques cruellement, crois moi. De la part des autres... et de toi même. Alors arrête de jouer avec tes doigts et dépêche toi d'accepter !

Doji ne semblait même pas considérer l'option de se soumettre à sa volonté : néanmoins, le cadre présenté semblait lui plaire. Ce n'était pas foncièrement étonnant... le chaos de la nuit qui venait de passer était la seule activité amusante qu'il avait eu l'occasion d'entreprendre depuis son réveil : autrement, il se contenait de docilement suivre Minoue dans ses trajets, incapable d'interagir plus puissamment qu'une brise minable sur ce qui l'entourait, coincé à observer son hôte se faire maltraiter et bousculer constamment par la cruelle blague que pouvait parfois être la vie. Non, définitivement, cet académie machin truc avait l'air d'être un très bon plan... au moins, il aurait l'occasion de se défouler ! Et puis... s'il parvenait à montrer à Minoue qu'une vie meilleure l'attendait en faisant appel à ses services, elle y ferait naturellement appel plus souvent : en retour, il aurait plus de temps pour lui. Il était un putain de génie.

La jeune femme, de son côté, observa finalement son père avec intensité. Elle savait ce que cela signifierait pour elle d'accepter. Mais... au final, en y réfléchissant bien, quel choix avait-elle ? Elle ne semblait pas, pour l'heure, être tenue responsable des dégâts occasionnés. Cela signifiait sans doute que quelqu'un d'autre l'avait fait à sa place... quelqu'un au sens particulier ou au sens d'une institution : avec deux héros témoins de ce qui s'était passé, elle imaginait mal qu'on la laisserait retourner à sa petite vie morne et sans saveur aussi simplement que ça. Non... les actions récentes de Doji parlaient d'elles mêmes : sans le contrôler, il pouvait devenir une menace. Elle ignorait s'il était foncièrement dans sa volonté de faire le mal pour faire le mal, ou si sa façon de penser était tellement alien que certains extrêmes lui apparaissaient comme normaux et acceptables. Sa manière d'osciller entre des propos outrageux et des petites pépites de sagesse déclarées comme à un ami le rendait difficile à cerner. Aussi Minoue se retrouvait, foncièrement, avec deux choix sur les bras : prendre en main sa vie... ou laisser d'autres décider pour elle, comme d'habitude.

Aussi s'éclaircit-elle la gorge à sa tour. Si le fait que Doji avait visiblement alimenté sa réflexion aurait pu être inquiétant, elle ne semblait cependant pas être particulièrement anxieuse ou cacher quoi que ce fut : sa ligne de pensée devait sans doute être assez claire, assez pure. Quant à savoir si le démon avait une volonté particulière d'abonder dans son sens, toutes les spéculations restaient possibles.

- Monsieur Soo... q-quand est-ce que je pourrais rentrer dans l'académie ?
- Booyah !

Dokkou serra les mâchoires en entendant cela, mais il retint son émoi. Il aurait sans doute préféré qu'elle refusa, qu'elle fut simplement suivie par un personnel compétent pour anesthésier cette capacité dangereuse et pouvoir continuer une vie des plus classiques... mais il réalisait, en y pensant, à quel point c'était égoïste de sa part. Après tout, à quoi devait-il s'attendre ? Il n'avait jamais réussi à tenir en place, dans sa jeunesse. Toujours à vouloir défendre son prochain, sa maison, sa nation. Sa défunte bien aimée, Hachiba, n'était pas différente. De quel genre d'espoir stupide s'était-il bercé durant tout ce temps, à penser que sa fille n'aurait aucune once de leur témérité ? Car il savait lire dans le regard de son enfant et il y voyait un début de certitudes, de détermination. Et il comprenait désormais complètement qu'elle avait décidé d'une voie à emprunter...

Et, quelque part, sa mère aurait sans doute été fière de ce qui venait de se produire.