-Peut-être, oui... Mais je crois aussi qu'on perd du temps.

Il avait répondu à Claude d'un air détaché, absent, son regard braqué sur le livre de cours qu'il avait ouvert et qu'il prenait le temps de feuilleter distraitement, en patientant avant l'arrivée de Miss Alma. Il n'était pas du genre à se formaliser des retards de cette dernière, dans la mesure où elle déployait suffisamment d'énergie et de discipline pour rattraper ces quelques minutes au fil des heures qui suivaient... D'autant plus qu'il partait du principe que les frasques des deux Yeo contribuaient bien plus à les ralentir que cela. Toujours était-il qu'il commençait à se lasser des cours théoriques, et qu'il se questionnait quant au bon équilibre que l'administration prétendait avoir instauré entre ces heures interminables et les exercices physiques, nettement plus ponctuels. Il comprenait, bien sûr, que nombre d'étudiants ne souffraient pas des mêmes tares que lui, et qu'en dépit des banalités que Miss Alma leur ressassait continuellement, un certain nombre d'informations inestimables leur étaient également livrées durant ses cours, mais il ne pouvait pas s'empêcher de penser qu'un peu plus d'apprentissage en compagnie d'Aiden Geist lui auraient été nettement plus profitables. Toujours était-il qu'il veillait activement à combler ses faiblesses sur son temps libre ; il avait d'ailleurs encore quelques courbatures de ses efforts de la veille, et se savait gré de pouvoir rester un peu assis, pour le coup. Non pas qu'il aurait absolument incapable d'esquisser le moindre geste trop ambitieux, ou qu'il aurait abhorré l'idée de s'en retourner au gymnase dès maintenant, mais bien qu'il comprenait qu'un brin de repos facilitait l'apprentissage musculaire et contribuait à lui rendre l'amélioration de ses talents héroïques plus aisés. Il ne fallait pas confondre vitesse et précipitation ; c'étaient à base de ce genre d'adages populaires que Miss Alma les assommait à longueur de journées. Il aurait été stupide de les ignorer.

Il jeta un regard en coin à Jia-Xin, à Benedict, à Lim Chan, ses trois camarades de classe qu'il connaissait le moins, et se demanda muettement ce qu'ils auraient été susceptibles d'en penser, de leur côté. Parce qu'il allait sans dire que Claude et les deux jumeaux étaient quant à eux complètement acquis à sa cause ; ne demeurait donc qu'Hazel, qu'il imaginait certes plus pondéré, mais pas forcément moins volontaire.

Les résultats de l'Académie Wong, pourtant, demeuraient excellents. Les générations qui les précédaient avaient démontré que les professeurs locaux disposaient de qualités manifestes, dans la mesure où le taux de mortalité n'avait rien de comparable avec les autres universités, moins regardantes sur les qualités de leurs diplômés. De sa position, Abaris était-il bien placé pour estimer pragmatiquement ce qui lui faisait le plus défaut ? Cette phase théorique n'était-elle pas, dans le fond, parfaitement indispensable pour que les cours plus physiques prennent tout leur sens ?
En imaginant sans la moindre difficulté la nature de la réponse que Miss Alma aurait pu lui opposer, le Hongjing décida de s'enterrer à nouveau dans son mutisme, en attendant qu'on daigne enfin leur permettre de passer à la suite.

-Hmm... c'est pas exactement ce que je sous-entendais, répliqua-t-il à voix basse, relativement dépité.

Certes, il n'avait pas été avare en détails quand à la nature de ses pensées, mais il était parti du principe que l'ensemble de ses petits camarades sauraient comprendre qu'il était suffisamment studieux pour envisager de s'entraîner ardemment plutôt que de passer des heures interminables assis sur cette chaise, entre les quatre murs de cette pièce bien morne, à dévisager une enseignante qui tâchait autant que faire se pouvait de leur mettre un semblant de plomb dans la cervelle. Dans les faits, Abaris n'était pas très loin de considérer que les deux jumeaux avaient toutefois parfaitement compris le sens de ses propos, et qu'ils cherchaient simplement à les déformer pour le faire passer pour l'un de leurs plus fidèles alliés... Comme l'ensemble de sa classe faisait en vérité partie de leur petite bande, il n'était toutefois pas trop frustré à l'idée qu'on puisse se méprendre quant à l'intensité de la motivation qui l'habitait depuis quelques temps. Dans les faits, seule Jia-Xin lui importait relativement ; elle était froide et distante, certes, mais elle semblait "normale", en tout cas un peu plus qu'un Benedict qui ne faisait guère plus que bayer aux corneilles, et qu'une Lim Chan qui était toujours prête à s'accaparer le rôle le plus glorieux possible, quitte à piétiner le ressenti de ses interlocuteurs et leurs aspirations les plus profondes.
Force était d'admettre que leur classe manquait cruellement de profils susceptibles de rendre la vie plus colorée, à cet égard... Cette réflexion l'induisit à songer un bref instant durant à Len et à Erin, qu'il n'avait pas revu depuis leur rencontre inopinée à l'intérieur de ce bar proche de l'Académie, où Claude avait encore été prompt à témoigner de sa propre maladresse. Il aurait cru que leur introduction au sein de l'Université serait plus rapide, même s'il imaginait que tout un tas de paperasses devaient être menées à bien pour que cela soit envisageable. Mais il ne les avait toujours pas croisé non plus au détour d'un couloir, ou à l'occasion de l'une de ses innombrables sessions d'entraînement, en gymnase comme en plein air ; ce qui laissait à penser qu'ils n'avaient pas encore été intégrés à l'une des quelques classes qu'hébergeait cette école élitiste.

Et effectivement, cela semblait bel et bien être le cas, puisque lorsque Miss Alma pénétra dans la pièce avec son empressement habituel, ce fut, cette fois-ci, pour leur présenter leurs deux nouveaux camarades. Ceux-là même qui remplaceraient les mauvaises graines qui avaient été éjectées par l'administration, au terme, sans doute, de quelques tête-à-tête des plus houleux.
Erin et Len.

En les voyant pénétrer dans la salle et se présenter laconiquement, le Hongjing sentit son visage s'éclairer d'un sourire enthousiaste et chaleureux. C'était une excellente nouvelle que de les voir tous les deux rejoindre leurs rangs ; leur proximité avait été dans le fond plutôt agréable, en tout cas nettement plus que celles de Jia-Xin ou de Lim Chan, et il partait du principe qu'ils pourraient tout à fait s'incorporer dans leur petite bande d'amis sans dénoter aucunement.

-Salut, répondit-il sans plus en dire, conscient que l'enseignante risquait de vouloir rapidement les recentrer sur le sujet de leur cours à venir.

Ils auraient d'autres opportunités d'échanger plus tard, de toute manière. Sa proposition de leur faire découvrir l'Académie et de répondre à leurs questions tenait d'ailleurs plus que jamais ; compte tenu du fait qu'il n'était dorénavant plus la dernière recrue de leur classe, il considérait avoir un compte à leur rendre à tous les deux, en les accueillant aussi bien que les deux Yeo, Yi et Minoue n'avaient pu le faire avec lui, quelques semaines plus tôt.

Il suivit la procession des deux nouveaux venus avec un regard doux et un sourire amical, heureux de voir qu'ils allaient pouvoir compter sur deux autres camarades relativement normaux, à tout le moins fréquentable. A en croire la bienveillance qu'affichait Erin à leur endroit, elle semblait avoir retiré davantage de positif que de négatif de leur rencontre ayant pourtant fort mal débuté. Une aubaine, du point de vue du Hongjing, qui aurait parfaitement compris qu'elle préfère se tenir loin d'eux : entre les frasques involontaires de Claude et celles des deux jumeaux, assurément plus préméditées, il allait sans dire que leur petite bande n'était pas exactement de celles que l'on pouvait se permettre de fréquenter sans jamais être sur ses gardes. Le mélomane lui-même avait toujours été plutôt épargné par les plaisanteries des deux Yeo, qui semblaient plutôt vouloir jouer des tours à Claude, sans qu'aucune raison ne puisse le justifier concrètement -considéraient-ils que le noiraud serait plus prompt à les envoyer paître que le jeune blond ?- mais il avait envers et contre tout eu à esquiver quelques seaux d'eaux et autres boules puantes mal positionnés depuis qu'il avait fait leur rencontre. Restait, donc, qu'ils allaient être un petit peu plus nombreux à l'avenir, comme il avait pu l'anticiper à l'occasion de leurs premiers échanges... Une nouvelle qu'il accueillait avec optimisme.

-J'espère que vous vous plairez dans le coin, prit-il la peine de répondre à Len, au moment de sortir de la petite salle de classe au sein de laquelle Miss Alma s'était faite particulièrement assommante, ce jour-là. Tous les cours sont pas aussi soporifiques, heureusement. D'ailleurs, ça devrait bouger un petit peu plus, cet après-midi.

Ils feraient sans peine le lien avec le cours d'Aiden Geist, dans la mesure où Alma Matter avait commencé à préparer le terrain en leur demandant, comme elle avait pu le faire avec Abaris et Claude par le passé, de lui rendre visite légèrement en avance pour qu'il puisse savoir ce dont ils étaient capables, tous les deux. Le cœur du noiraud battait à tout rompre, à l'idée d'avoir à nouveau l'opportunité de se confronter à ses pairs, de mettre ses acquis au défi, de prouver à son enseignant qu'il n'avait de cesse, depuis quelques temps, de travailler en solitaire pour réaliser des progrès drastiques, de nature à le transformer radicalement. Il ne s'était jamais senti aussi proche de pouvoir être appelé héros, et cette sensation grisante, il entendait bien la partager avec quiconque serait suffisamment audacieux pour la ressentir également... Cela dépendrait bien sûr des épreuves concoctées par leur professeur à demi-tyrannique, certes, mais il devinait sans la moindre peine qu'ils auraient de toute manière quelques menues péripéties à se mettre sous la dent.

-Vous mangez avec nous ? proposa-t-il spontanément, trop heureux de pouvoir leur faire réaliser un tour grossier du propriétaire.

Il prit place à la table qu'Iel et Ian créèrent de toutes pièces afin d'accueillir leur désormais grand groupe, un plateau entre les mains. Il s'était contenté d'un menu de plus frugaux : des pâtes, une petite pièce de viande blanche, un yahourt léger et une banane. Avec le temps, il avait appris que les exigences d'Aiden Geist pouvaient s'avérer douloureuses en la matière, et il avait vu suffisamment d'étudiants vomir leurs tripes pour comprendre d'instinct qu'il ne devait pas imiter leurs erreurs les plus grotesques. Quand ils seraient de véritables héros, toutes et tous, ils n'auraient d'autre choix que celui de veiller à conserver une alimentation équilibrée, de sorte qu'ils pourraient non seulement éviter les carences, mais aussi et surtout livrer bataille à toute heure du jour et de la nuit sans être pris au dépourvus. Il ne s'agissait pas de se priver complètement de petits délices de temps à autres, mais de minimiser l'impact que des repas trop copieux pouvaient avoir sur leur métabolisme. Abaris, qui n'avait jamais été l'adolescent le plus gourmand, se satisfaisait pas mal par ailleurs de cette raisonnable simplicité ; il commença à porter sa fourchette à sa bouche avant de répondre aux inquiétudes légitimes d'Erin et de Len, en partant du principe que les deux jumeaux chercheraient sans doute à nuancer ses propos en apportant dans la conversation leur propre version d'Aiden Geist. Une espèce d'être tyrannique, prêt à tout pour faire souffrir ses élèves, sans doute incapable de trouver du plaisir dans sa vie ailleurs que dans les infames séances de torture auxquelles il les exposait couramment.

-Sans doute un peu des deux... Il est dur, mais je pense que c'est normal. Comme tous les profs, il veut surtout nous préparer à la suite. Si on part du principe qu'Antiqua ou les Villains qu'on aura à affronter seront prompts à nous faire des cadeaux, je crois qu'on se berce un peu d'illusions.

C'était un premier moyen de remettre l'église au milieu du village : Aiden Geist n'avait pas besoin d'être sympathique à leur endroit, parce que rien ne prouvait que la bienveillance pouvait s'avérer utile dans le cadre de leur formation éminemment élitiste. Il cherchait probablement, au contraire, à les habituer à l'espèce de froideur constante qui les entourerait plus tard, au cours de leur carrière, qu'elle quelle puisse bien être... Tout le contraire de Miss Alma, donc, qui semblait considérer qu'il valait mieux continuer à les materner autant que possible. Ce n'était pas si étonnant que leurs deux enseignants ne semblent avoir aucun point d'accroche, tant leurs philosophies d'enseignement respectives s'inscrivaient aux antipodes l'une de l'autre. C'était presque à se demander pourquoi l'administration de l'Académie Wong avait choisi de faire d'eux un binôme...

-Quand il nous a reçu, Claude et moi, il nous a demandé de l'attaquer, se remémora-t-il pensivement, dans un second temps. Il a fallu qu'on lui montre ce dont on était capables, au niveau de notre pouvoir mais aussi de nos capacités physiques, tout bêtement. On a... sans doute passé un sale quart d'heure, mais j'imagine que c'est indispensable pour qu'il réussisse à nous former au mieux. Au moins, ça lui permet d'avoir un aperçu de nos qualités et de nos faiblesses...

Un fait ayant d'autant plus d'impact qu'il ne disposait que d'un nombre très restreint d'élèves ; pourquoi donc se borner à des méthodes communes, quand il pouvait tout-à-fait opter pour une gestion intelligente, au cas par cas ? C'était l'une de ses habitudes qui avait su convaincre le mélomane, dans le fond : il avait montré, même après sa défaite face à Abyan, surtout après cela, en fait, qu'il était prompt à envisager le meilleur pour les élèves qui étaient placés sous sa responsabilité. Il avait été prompt à le prendre sous son aile, et à lui fournir quelques leçons supplémentaires au moment opportun. Sans cela, le Hongjing imaginait que sa rédemption aurait été plus longue ; il ne serait peut-être encore que l'ombre de lui-même, à ce moment-là...

-Enfin, il aura peut-être préparé quelque chose d'autre, pour vous.

Cela aussi, c'était une piste à ne pas négliger. Après tout, il avait montré à Abaris que l'Académie jouissait d'un certain nombre d'infrastructures innovantes, à laquelle le noiraud n'aurait même pas été en mesure de songer... En fonction du programme qui attendait l'ensemble de sa classe, il veillerait peut-être à réserver à Len et à Erin un accueil plus spécifique, plus élaboré.

-Je ne sais pas vraiment si on peut parler de synergie, se sentit obligé de mitiger Abaris, non sans une moue dubitative. Ce n'est pas comme s'ils travaillaient ensemble... En fait, ils donnent même l'impression de s'éviter, d'un point de vue extérieur. Mais comme ils se partagent plutôt bien leurs tâches, ce n'est pas comme si c'était un gros problème, dans le fond...

Peut-être que certains élèves trouvaient la présence rassurante et encourageante de Miss Alma absolument indispensable. Peut-être qu'ils n'arriveraient pas à progresser aussi promptement si seulement Aiden Geist devait se charger de les instruire... De son côté, il avait rapidement su se convaincre que c'était lui plutôt qu'elle qui pouvait le tirer vers le haut ; parce qu'il était plus à même de le recadrer, de lui donner confiance en lui, de lui montrer qu'il avait les atouts pour s'en sortir par ses propres moyens. Il ne niait rien. Ni la difficulté des épreuves qui les attendaient, ni le fait, probable, qu'un certain nombre d'entre eux y perdraient des plumes. Temporairement, dans le meilleur des cas... définitivement, dans le plus sinistre. A contrario, il tendait à les pousser à trouver un moyen de s'améliorer plus efficacement encore, grâce à ses méthodes à tout le moins brutales et exigeantes. C'était pour cela qu'Abaris se sentait susceptible de le défendre, même à l'encontre des critiques souvent partiellement légitimes des deux Yeo ; parce qu'il avait le sentiment qu'il lui avait été utile, et que bon nombre d'autres étudiants pouvaient dresser un constat similaire. S'il pouvait permettre à certains de ses élèves de relever la tête et d'affronter Antiqua avec davantage de confiance, c'était toujours cela de gagné...

-Eh bien... pas encore, confessa-t-il, dépité, lorsque le sujet des pouvoirs fut abordé. On en connaît une partie, mais... pour le moment, les profs ne nous ont pas demandé de trop travailler sur ce point, donc on n'a pas souvent eu l'opportunité d'en faire la démonstration. Ça finira bien par changer...

Prenait-il de l'avance, depuis quelques temps ? Les exercices concoctés par Aiden Geist et l'épreuve des balles en mousse qu'il avait eu à esquiver malgré leurs rebonds traîtres consistaient-ils en une avance généreuse accordée par l'enseignant ? Préférait-il ordinairement veiller à ce que ses élèves disposent de capacités athlétiques suffisantes pour leur permettre d'assumer, dans un second temps, l'usage régulier de leur pouvoir, quel qu'il soit ? Compte tenu du fait qu'ils n'étaient pas si nombreux dans sa classe, le Hongjing était tenté de partir du principe qu'il ne devait pas être une exception. Leur redoutable instructeur avait bien dû donner d'autres conseils à certains de ses pairs... Peut-être pas à tous, mais au moins à ceux qui en éprouvaient le besoin. Mais par rapport à ceux qui n'avaient pas bénéficié de ce traitement de faveur, était-il techniquement en avance ? Il préférait considérer que non ; parce qu'il avait accusé un tel retard, au cours de son adolescence mal assurée, qu'il croyait surtout les avoir rattrapé, de telle sorte qu'il était dorénavant capable de les toiser en égaux.

-Je suis pas sûr que sympa soit le meilleur qualificatif, mais... en tout cas, on dira qu'il ne font pas trop de vague...

Il ne put toutefois s'empêcher de songer à l'envahissante Lim Chan ; avec un sourire crispé et gêné, il se passa une main dans les cheveux, priant intérieurement pour que Len et Erin n'aient jamais à supporter le comportement cavalier de cette élève un peu trop insultante pour son propre bien. En ce qui concernait Jia-Xin et Benedict, il n'avait aucune critique franchement négative à émettre, mais il ne se sentait pas pour autant en mesure de leur brosser un portrait trop élogieux. Ils n'avaient rien fait, jusqu'à présent, pour le mériter.
D'un autre côté, il comprenait sans peine que tout le monde n'avait pas à devenir son ami ; ils étaient avant toute autre chose réunis pour préparer leur avenir, et non pour passer le temps dans la bonne humeur. Leur volonté de solitude pouvait s'expliquer de bien des manières sans que cela ne soit infondé...

Le repas se déroula sans embûches particulières, pour l'ensemble des jeunes étudiants qui constituaient désormais cette bande large. Abaris était ravi de pouvoir compter sur deux nouvelles figures afin d'éveiller et de diversifier le contingent qu'ils formaient ; ils auraient bien besoin de renforts pour affronter tous les périls d'Antiqua, même si rien ne disait qu'on les y expédierait en même temps. Pour le peu qu'il en savait, Saiful, Abyan et Wahyu avaient été envoyés ensemble parce qu'ils avaient été jugés aptes à endurer une telle expédition simultanément ; en outre, d'autres élèves avaient été incorporés à leur groupe, ce qui laissait à entendre que les pontes de l'Académie préféraient tout de même regrouper les expéditionnaires en herbe au maximum, sans doute afin de pouvoir les encadrer du mieux possible. En d'autres termes, s'ils disposaient d'un niveau proche, il n'était pas incongru qu'on décide de les laisser s'entraîner encore un peu plus à l'Académie Wong le temps que d'autres de leurs partenaires soient jugés fin prêts ; cela leur laissait l'opportunité de se coordonner, de rattraper leurs camarades les plus précoces.
Et s'il comptait bien empêcher les deux Yeo, Claude et Hazel de partir sans lui, le Hongjing n'avait pas l'intention de les attendre docilement, le temps qu'ils daignent se prendre en main et gravir les échelons qu'il entendait interposer entre eux. Il espérait secrètement qu'ils seraient, en temps et en heure, capables de constater avec quel acharnement il s'attaquait à ses propres entraînements. Il souhaitait que cela déclenche en eux un regain d'ego, la volonté assumée de ne pas demeurer plus longtemps en retrait... en somme, que ça leur mettrait un tant soit peu de plomb dans la cervelle, suffisamment pour les pousser à opter pour une conduite plus sérieuse que celle affichée jusqu'alors. Si cela ne suffisait pas, tant pis : le noiraud était parfaitement prêt à être le seul de leur bande à prendre la direction d'Antiqua, en temps et en heure. Il ne ralentirait pas, ne ralentirait plus.
Il serait bientôt un héros assermenté, professionnel, prêt à affronter tous les dangers qui lorgnaient sur ses concitoyens, comme autant de bêtes affamées.

Ils se mirent en route, après un repas lentement ingéré ; mieux valait prendre son temps avant les exercices concoctés par Aiden Geist, si on souhaitait éviter de tout rendre dès le premier quart d'heure achevé. Seul Hazel décida de leur fausser compagnie ; si le Hongjing hésita, l'espace d'un instant, à suivre le même chemin que lui, il songea finalement que leur grand camarade souhaitait peut-être cultiver un semblant de solitude. Il n'aurait pas été très perspicace d'imposer sa présence, dans ce cadre... Aussi décida-t-il plutôt de rester avec ses autres camarades, jusqu'à pénétrer dans le gymnase, jusqu'à ce que le prof arrive enfin, jusqu'à ce qu'Erin s'apprête à passer au charbon.
Jusqu'à ce qu'elle demande à qu'ils quittent la pièce.

Si cela sembla outrer les deux Yeo, le mélomane, de son côté, se fendit simplement d'un sourire amusé. Il aurait aimé avoir la présence d'esprit de formuler le même vœu, lorsqu'Aiden Geist les avait reçus, lui et Claude ; ou le cran d'assumer cette idée, à tout le moins. Il n'avait eu ni l'un ni l'autre.
Il se plaça dans le dos des jumeaux et entreprit de les pousser gentiment en direction de la porte ; non sans, au passage, gratifier Erin d'un sourire encourageant et de quelques paroles bienveillantes.

-T'en fais pas, je vais veiller à ce qu'ils n'espionnent pas par le trou de la serrure.

Ce ne serait qu'une fois qu'ils seraient tous à l'extérieur de la salle d'entraînement qu'il rendrait enfin aux deux jumeaux leur liberté de mouvements ; mais sa propre curiosité ne manquerait pas de revenir à la charge, maladivement, mais légitimement, sans doute. Il se tournerait donc en direction de Len, le visage habité par une moue perplexe.

-Tu ne connais pas son pouvoir, j'imagine ? J'ai du mal à croire qu'elle soit pudique au point de ne pas vouloir qu'on assiste à son entraînement, si ça n'est pas lié à sa faculté...

De là, ils pouvaient imaginer tout un tas d'hypothèses plus ou moins saugrenues ; il y avait des milliers de raisons valables pour lesquelles elle pouvait être tentée de les écarter prématurément. Une question de danger, par exemple, si elle n'était pas encore en mesure de contrôler complètement son talent...

Un sourire navré vint orner le visage d'Abaris lorsque Claude s'étonna de voir Erin refuser qu'ils puissent assister à l'entraînement, et se demander bénignement si une raison pouvait justifier cette demande plus ou moins catégorique. Était-il prêt à affronter les périls d'Antiqua ? Absolument pas. Le serait-il un jour ou l'autre ? Il préférait ne pas formuler de réponse à cette interrogation. Il avait l'impression que le Wong était trop empêtré dans sa naïveté, dans sa bonne humeur contagieuse pour faire montre d'un esprit critique qui, pourtant, pouvait s'avérer salvateur en territoire hostile. Il imaginait bien qu'un esprit acerbe n'était pas le seul remède à des situations de crise, mais il pouvait néanmoins permettre de les prévenir, ou de les adoucir un tantinet. Par ailleurs, le blondinet semblait être incapable de se glisser dans la peau de ses camarades tant qu'on ne l'y conviait pas ; son pouvoir à lui, certes, était suffisamment commode pour lui être utile dans la vie de tous les jours... mais en quel honneur aurait-il dû en être de même pour tous les étudiants de l'Académie singapurienne ? Il existait autant de pouvoirs que d'aspirants héros ; plus encore, même. A ce titre, pourquoi diable les universités héroïques auraient-elles dû se borner à ne sélectionner que les plus simples et brutaux ? Il existait une myriade de manières de s'avérer utile sur un champ de bataille ; et même le domaine de la logistique pouvait bénéficier de facultés très spécifiques. Parfois, les talents pouvaient être plus ou moins complexes à contrôler avec expertise... le noiraud lui-même en avait bavé, avant de parvenir à obtenir une relative maîtrise de l'intensité de ses détonations musicales.

-Tu sais, Claude, tu devrais peut-être partir du principe que les choses n'obéissent pas toujours à ta logique, se sentit-il finalement obligé de formuler, après la réponse de Len, l'air un peu dépité.

Il espérait qu'ils réussiraient, eux et les professeurs, à le pousser à mûrir prématurément et promptement ; ou, à défaut, que les enseignants prendraient connaissance de sa grande naïveté, et qu'ils s'interdiraient de l'expédier au casse-pipe avant qu'il ne réussisse à la tarir. Sans cela, il risquait fort d'avoir à s'en remettre à la chance pour assurer sa propre survie, ainsi que celles de ceux qui seraient ses partenaires à l'occasion de sa première expédition ; et ça n'était pas exactement une perspective réjouissante, du point de vue du Hongjing.
Quand enfin le professeur reparut, ordonnant sobrement à Len de s'aventurer dans le gymnase pour y dévoiler l'étendue de ses talents, Abaris s'apprêta à emboîter le pas à son camarade. Il fut néanmoins coupé dans son élan par le souhait de son nouvel ami, auquel il ne s'attendait pas le moins du monde ; mais cela restait légitime, et il ne fendit pas de mêmes remarques outrées et bruyantes que les deux jumeaux, lesquels ne parvinrent pas à masquer leur désarroi. Avec un sourire amical, il se contenta donc de lui souhaiter bonne chance, et de patienter docilement jusqu'à ce qu'enfin Erin ne ressorte, a priori un brin secouée. Il fallait s'y attendre : ça n'était pas parce qu'elle était une fille qu'Aiden Geist allait prendre des gants avec elle...

-Ça s'est bien passé ? lui demanda-t-il poliment après lui avoir laissé quelques secondes pour reprendre son souffle.

Il imaginait bien qu'elle ne serait pas des plus bavardes, et qu'il ne pourrait peut-être pas comprendre dès à présent d'où provenait la mélopée envoûtante qui leur était parvenue, étouffée par les portes et les murs du gymnase, mais il voulait avant toute autre chose savoir si elle avait été en mesure de placer le professeur dans de bonnes dispositions. Il était caractériel, après tout, l'avait prouvé à maintes reprises... mais on pouvait réussir à l'amadouer, comme le Hongjing avait finalement réussi à le faire, en lui prouvant qu'il avait à cœur de progresser, et qu'il ne manquerait pas de persévérer en ce sens.

Rien de bien farfelu ne se cachait a priori derrière la volonté d'Erin de faire montre de pudeur, à l'égard de sa toute première démonstration devant son nouveau professeur, le terrifiant Aiden Geist. Si elle sous-entendit momentanément que son pouvoir aurait pu leur jouer des tours s'ils avaient eu à se dresser là en tant que spectateurs, en évoquant notamment la possibilité d'un malencontreux accident, selon ses propres termes, il semblait que c'était surtout pour conserver son talent secret qu'elle avait formulé ce vœu. Cela aurait-il un sens ? Rapidement, ou sur le long terme ? Dans la mesure où ils devraient être amenés à travailler de concert, tôt ou tard... cette cartouche qu'elle venait de se ménager pour tâcher de les surprendre aurait-elle jamais l'opportunité de servir ? Abaris demeura mutique, se gardant bien de répondre au compliment presque vexant d'un Iel décidément incapable de faire montre de galanterie. Devait-il louer l'intelligence d'Erin, douter de sa méfiance... ou s'étonner tout simplement de la voir cultiver un semblant de défiance entre eux, lors même qu'ils avaient tout fait, jusqu'à présent, pour lui montrer patte blanche ? C'était sans doute inoffensif, de son point de vue à elle. Une simple volonté de se préserver. Peut-être même une préférence dictée par de la timidité ; cela aurait pu expliquer pourquoi il lui avait semblé absolument inenvisageable de traverser Singapura avec une robe tâchée sur elle, ou pourquoi elle avait catégoriquement refusé que quiconque, Len y compris, ne puisse aller fureter dans sa chambre et dans sa penderie à la recherche d'une tenue de rechange.
Et Len, justement ? Qu'en pensait-il, de son côté ? Il l'avait dit avec davantage de malice, certes ; mais n'était-ce pas, également, le souhait de conserver un jardin secret qui l'avait poussé à opter pour une approche particulièrement pudique, à son tour ? Ils ne savaient rien du pouvoir du noiraud ; il n'aurait pas été contre le fait de le leur décrire, ou de leur en faire une démonstration express, s'ils en avaient fait la demande. Aurait-ce été un comportement stupide, naïf ? Il ne le pensait pas. Même si, d'aventure, leurs prochains exercices devaient les opposer les uns aux autres : auraient-ils toujours le luxe de pouvoir surprendre leurs opposants en leur cachant jusqu'au dernier moment la nature du don dont ils étaient pourvus ?
Non. La question ne se posait même pas pour ceux qui, parmi eux, choisiraient de faire carrière sur Moderna. La plupart d'entre eux, passé les premiers coups d'éclats timides, feraient parler d'eux dans la presse, à la télévision, sur internet. Des dossiers seraient montés, des fanclubs aussi ; on leur jetterait des fleurs, on référencerait leurs faits d'armes, on les filmerait, aussi. On les médiatiserait, largement... on rendrait accessible une myriade d'informations, lesquelles seraient susceptibles de les desservir, tôt ou tard. Leurs ennemis jurés pourraient s'organiser, apprendre à les connaître sans que la réciproque ne puisse jamais se vérifier. Ils pourraient tomber dans des pièges, des embuscades grossières. On pourrait veiller à les placer dans des circonstances qui leur seraient défavorables, à tous les égards. On les pousserait à la faute. Et ils s'effondreraient, parce qu'ils n'auraient jamais eu la chance de s'habituer à cela. De s'habituer à ce qu'on les connaisse, à ce qu'on les comprenne. A ce qu'ils soient, en un mot comme en mille, placés dans une situation qui leur serait désavantageuse.

-Peut-être, murmura-t-il faiblement et pensivement, sans même prendre la peine de se demander si qui que ce soit pouvait l'entendre.

Non. Il fallait faire les choses autrement. Il en était encore pensif lorsqu'Aiden Geist vint les quérir, les conviant, eux et les autres membres de la classe, à s'échauffer promptement, ce qu'il fit. Il ne décocha pas un mot, pas une syllabe à l'attention de Len ; non pas parce qu'il le snobait, mais parce qu'il se demandait, là encore, si leur position avait été la plus juste. La plus pertinente. Y avait-il un temps pour tout ? Un temps pour miser sur l'effet de surprise, sur l'ignorance de leurs adversaires, et un autre pour s'habituer à être placés sous le feu des projecteurs, pour se douter que tout un chacun pouvait avoir une idée plus ou moins précise de leurs pouvoirs et de leurs faiblesses en deux clicks, sur internet ? Peut-être. Mais si c'était le cas...
Il y avait un temps pour se laisser porter par la vie. Un temps pour profiter, pour apprendre doucement, pour progresser pas à pas, sans jamais sortir de sa zone de confort.
Et un temps pour se mettre en danger. Pour éprouver le frisson du combattant confronté à plus fort que lui, celui du scientifique se heurtant à un problème inconcevable, celui de l'être vivant cherchant à tout prix à dénicher un moyen de subsistance avant que son existence ne s'achève misérablement. L'adrénaline. Le dépassement de soi. L'évolution.
La nymphose.

Quand le professeur leur demanda -leur ordonna- de former deux trios et un quatuor, Abaris, mécaniquement, esquissa un pas en direction de Yeo avant de se figer. Était-ce qu'il voulait ? Travailler avec ces deux plaisantins, incapables de comprendre que la dureté d'Aiden Geist veillait à les rendre prêts, avant toute autre chose ? A les faire passer de ces ados empotés et paresseux qu'ils étaient encore à de véritables guerriers, forts, vaillants, pragmatiques, attentifs ? Il ne les méprisait pas. S'il avait été entouré d'une famille aimante, de camarades enjoués et solidaires, il aurait pu être comme eux. Plus léger. Plus inconséquent. Mais son histoire personnelle rendait une telle éventualité absolument absconse. Il ne serait jamais comme eux, n'affronterait jamais les mêmes périls, n'occirait jamais les mêmes démons.
Pas eux.

Len, Erin, Hazel, alors ?
Les deux nouveaux membres de leur petite bande étaient plus que sympathiques, à ses yeux. Ils avaient également nombre de qualités qui manquaient cruellement aux jumeaux ; et Hazel, avec son tempérament placide, lui plaisait aussi. Il avait cette attitude rassurante, rassérénante, qui permettait de relever des défis effroyables sans jamais perdre son sang-froid. Puisqu'il ne cédait pas à la panique, il apaisait ceux qui l'environnaient. En outre, d'entre tous, Abaris imaginait qu'ils seraient ceux vers lesquels il serait le plus enclin à se rendre, s'il ressentait le besoin de dénicher des alliés. Ils avaient toutes les qualités qu'il pouvait être susceptible de rechercher à cette fin. Ils allaient passer beaucoup de temps, à l'avenir, allaient avoir d'autres opportunités de continuer à tisser un semblant de synergie... Cela pouvait être la première brique d'un édifice particulièrement prometteur.

Cela aurait pu l'être.

La gorge nouée, le cœur battant avec frénésie, la bouche pâteuse, il se détourna de ces deux groupes et, lentement d'abord, puis avec davantage de conviction, avança droit vers deux autres membres de sa classe.
Benedict.
Jia-Xin.
Il se campa là, à quelques mètres de l'un et de l'autre ; puis, avec franchise, il lorgna dans leur direction et énonça ses intentions.

-On ne se connaît pas. Je ne prétends pas être votre ami... et je ne le serai jamais, à cette allure. Mais justement... C'est pour ça que je veux travailler avec vous, cette fois. Pour voir. Pour comprendre. Qui vous êtes, ce qui vous anime, aussi. Ce qu'on peut faire ensemble, en dépit de nos différences et de notre ignorance. Je veux... Réussir cette épreuve dans les pires circonstances possibles. Je veux montrer que je suis prêt à progresser. Si vous êtes d'accord, j'aimerais le faire avec vous.

Et cela, était-ce intelligent ?
En procédant de la sorte, nimbé d'une détermination qu'il n'avait que rarement éprouvée, le Hongjing ne risquait-il pas d'occasionner chez bon nombre de ses amis une certaine frustration ? Comprendraient-ils ses motivations, sans qu'il ne les explique plus finement ?
Peut-être.
Peut-être pas.

En attendant, si l'exercice à venir devait les opposer les uns aux autres...
Il entendait bien les écraser, tous autant qu'ils étaient.

Devrait-il endurer les conséquences de cette audacieuse décision ? Vis-à-vis de Hazel, de Len ou d'Erin, il avait peine à le croire. Il ne les voyait pas cultiver quelque rancœur à son endroit, y compris pour une décision qui pouvait potentiellement leur nuire sur le moyen à long terme. Vis-à-vis de Claude non plus. Le jeune homme avait un tempérament trop ingénu, trop naïf pour qu'il puisse prendre ombrage de ce type de choix. C'était vis-à-vis des deux Yeo que le Hongjing se questionnait le plus, en l'état.
Ils avaient déjà pu prouver à maintes reprises qu'ils étaient capricieux. Ils avaient peine à se montrer sérieux, à se poser des questions concrètes, pragmatiques, à analyser leur comportement par le biais d'un esprit critique mature. Il leur manquait toute une ribambelle de qualités pour prétendre à une carrière héroïque de haut vol, mais celle-ci était sans nul doute la principale. Cela, et, peut-être, leur tendance à se braquer dans leur jugement d'autrui. Il aurait, sans l'ombre d'un doute, à justifier ce choix pendant d'interminables minutes pour qu'ils puissent enfin réussir à avaler la pilule de ce qu'ils percevraient potentiellement comme une trahison. Ils l'avaient accueilli à l'Académie Wong, lui avaient fait visiter les bâtiments qui composaient ce campus haut-de-gamme... Mais devait-il, pour autant, se sentir redevable à leur égard ? Ne les avait-il pas protégé, en prétendant auprès de Miss Alma qu'ils s'étaient, comme ils étaient censés le faire initialement, contentés de l'escorter jusqu'à l'infirmerie au lieu de réaliser tout une volée de détours supposés les éloigner des cours théoriques de leur enseignante ? A cet instant précis, les comptes n'avaient pas été rééquilibrés ?
Et par-dessus tout... où étaient-ils, quand il choisissait de s'échiner à surclasser tout ce qu'il avait jamais été ? Où étaient-ils, quand il se livrait à des exercices brutaux et exigeants concoctés par Aiden Geist lui-même ? Trop occupés à jouer, à bayer aux corneilles, à se changer les idées comme ils savaient si bien le faire, avec toute l'inconséquence qui leur était propre. Voyait-il cela d'un mauvais œil ? Peut-être, parce qu'ils compromettaient leurs chances d'être diplômés, et de survivre à Antiqua, ultimement. Éprouvait-il à leur endroit la moindre rancune ? Non, évidemment pas. Cela aurait été puéril, en plus d'être déplacé. Ils étaient ce qu'ils étaient.
Il deviendrait ce qu'il était appelé à devenir. Il ne faisait, dans le fond, jamais que suivre le chemin que Noa et Yi avaient tracées pour lui, en lui donnant l'exemple de ce à quoi il aspirait devenir. Un individu capable de se défendre, d'assurer sa propre sécurité... et, par-dessus tout, d'intercéder en faveur des faibles. Si cela devait l'amener à se mettre à dos certains des rares individus qu'il avait jamais eu le luxe de considérer comme des amis... Tant pis.

Il avait, en l'occurrence, d'autres chats à fouetter. En commençant par Lim, cette insupportable et égocentrique petite peste, manifestement incapable de conserver inscrite en elle un semblant d'humilité, qu'Erin s'était pourtant employé à lui inculquer.
En la voyant les rejoindre, le mélomane comprit immédiatement qu'elle allait mettre en péril l'équilibre précaire qu'il cherchait à instaurer entre Benedict, Jia-Xin et lui-même. Un équilibré composé essentiellement de respect, de courtoisie, de cordialité. Il voulait leur montrer qu'il méritait tout cela, qu'il méritait d'être considéré comme un allié fiable... Il n'y parviendrait pas si elle se contentait de gesticuler alentour, de se gausser d'eux, de les tourner en ridicule en niant leur faculté à devenir des héros.
Et, par-dessus tout, il sentit que c'était lui qu'elle allait finir par menacer, avec ses frasques et ses postures grandiloquentes. Parce que c'était lui qu'elle avait juré de défendre, le jour de son arrivée ; et parce qu'il avait eu le mauvais goût, au contraire d'Erin, de faire le dos rond et d'attendre qu'elle finisse par se lasser. Cela n'arriverait jamais, à l'évidence. Parce que le seul vocabulaire qu'elle connaissait, c'était celui de la fermeté.

Il leva l'index de sa main droite devant lui ; son regard se durcit tandis qu'il le plantait dans celui de Lim, et il se mit en tête de suivre l'exemple d'Erin.
Noa.
Yi.
Maintenant Erin.
Après sa mère, elles étaient les rares personnes à avoir jamais pu lui donner envie de transcender la personne qu'il avait jamais été ; exception faite, bien sûr, de ceux qui y étaient parvenus par le biais du mépris ou de la confrontation, comme Saiful, Abyan, ou Aiden Geist, dans une bien moindre mesure, et dans un tout autre registre. Toutes des femmes.
Il s'était toujours senti infiniment plus proche des opprimés que des oppresseurs, de toute façon.

-C'est d'accord, pour moi, mais à une condition. Tu surveilles tes propres arrières, et tu n'essayes pas de te faire passer pour ce que tu n'es pas. On est tous logés à la même enseigne, ici. On a tous à apprendre pour devenir des héros, de véritables héros. Et si tu nous cours dans les pattes en prétendant être capable de nous protéger de tous les maux du monde, on n'y parviendra pas. Alors, si on doit effectivement travailler ensemble, et que tu manques à cette condition... je te considérerai comme une ennemie, dans le cadre de cet exercice. Je n'ai pas besoin que quelqu'un de plus faible que moi me protège.

Cette prise de parole frontale et incisive lui ressemblait-elle ? Non, pas le moins du monde ; d'ailleurs, le sang lui battait au tempe, sa lippe était sèche, sa voix relativement mal maîtrisée. Il sentait néanmoins qu'il avait raison de formuler ces propos cassants, à la fois pour assurer l'intégrité de leur potentiel quatuor, mais aussi et surtout pour enfin se faire respecter en tant qu'individu. Il ne devait plus se contenter de jouer un second rôle au sein de sa propre existence. Il devait arrêter de tolérer qu'on puisse empiéter sur sa volonté propre, la détourner à des fins égoïstes. Il n'était pas un objet, un pantin qu'on manipulait au besoin, pour répondre à des caprices enfantins et déplacés.
Il était un homme, un héros en devenir.
Un jour, il serait Music Hammer.

Le destin de Lim ne tenait plus qu'à l'acceptation de sa part de cette condition, et qu'à l'assentiment de Benedict et de Jia-Xin ; lesquels ne semblaient faire que peu de cas de leurs compagnons d'infortune, à l'occasion de ce cours probablement sportif.

-Oui, se contenta-t-il de répondre, laconique, à la riposte de Lim.

Un fin sourire amusé vint courir le long de ses lèvres, et il se détendit subitement, heureux que cette interaction s'arrête à cette légère rebuffade sans grande conséquence, ni grande importance. Envers et contre tout, il ne détestait pas son interlocutrice, ne lui souhaitait pas tout le malheur du monde ; s'il avait été profondément mal à l'aise à l'idée de la blesser ou de la frustrer, c'était avant toute autre chose parce qu'il n'avait pas pour habitude de faire montre de ses sentiments aussi frontalement. Il devait progresser... et il avait le sentiment, en son for intérieur, que c'était également le cas de cette jeune femme aux travers héroïques un peu trop envahissants. Avec le temps, elle apprendrait à distinguer ceux qui nécessitaient un coup de main de ceux qui pouvaient parfaitement assurer leur propre sécurité ; du moins le souhaitait-il ardemment.

Le noiraud suivit ensuite les directives du professeur, comme ses trois autres camarades ; il alla se placer sur la partie du terrain qui venait de leur être assignée, observa les murs d'acier s'ériger entre eux pour leur masquer la vue et les empêcher de se gêner les uns les autres aisément, opina du chef en observant la balle retomber mollement à quelques mètres de lui lorsqu'Aiden Geist leur fit part de ses consignes. En l'état, il donnait l'impression qu'ils n'allaient avoir aucune interaction avec les autres groupes... Ce qui, une fois encore, ne déplaisait pas spécialement à Abaris. Il avait le sentiment que les deux Yeo auraient du mal à digérer sa petite fantaisie, et il croyait que cela aurait été bien pire s'il avait dû leur nuire pour rendre service à Jia-Xin, à Benedict et à Lim. En l'état, il croyait qu'il réussirait à faire entendre son point de vue ; certes, ils étaient relativement immatures, mais ils souhaitaient envers et contre tout devenir des héros, eux aussi. Et s'ils n'avaient pas souhaité commenter sa confrontation avec Abyan, il était hautement improbable qu'ils n'en aient pas du tout entendu parler, au vu du nombre de spectateurs dont cette lutte avait bénéficié. Alors, ils seraient sans doute à même de comprendre que sa décision insolite était en lien avec cette défaite brutale et amère qu'on lui avait infligée, quelques semaines plus tôt ; et ils pourraient ainsi le lui pardonner plus aisément. Du moins l'espérait-il...

Approcha alors celui -ou ceux- qui allaient tenir le rôle d'ennemis, à l'occasion de cet exercice censé s'étaler sur plus d'une heure. Le fait d'avoir à se confronter avec un héros professionnel, et de devoir de surcroît se plier aux règles d'un exercice de longue haleine, cela ne contribuait guère à rassurer le mélomane qui s'empara de son téléphone, glissa ses écouteurs dans ses oreilles, entreprit de se préparer une playlist particulièrement frénétique. Il partit sur un peu plus de deux heures en agglomérant entre elles différentes pistes de lecture préparées par avance ; des rythmes particulièrement soutenus, qui lui permettraient de se déplacer promptement et de multiplier les impulsions imprévisibles. S'ils voulaient conserver cette balle... Ils allaient devoir miser sur le nombre.

Car ils étaient quatre, de leur côté. Doppelgänger, lui, ne semblait disposer que de trois corps. Le calcul le plus pragmatique n'échappait pas à l'esprit du Hongjing, dès lors : ils n'avaient qu'à parvenir à en tenir un en respect chacun, et laisser la balle au quatrième membre de leur groupe. Sauf que cela semblait un peu trop facile pour être envisageable... il devinait que chaque être qui se trouvait devant eux devait les surclasser sur le plan physique ; et, par ailleurs, il n'était pas certain que ses camarades se débrouillaient aussi bien que lui, sur ce registre. En outre, tenir tête à un héros plus puissant que lui pendant quelques secondes, voire quelques minutes, c'était sans doute dans ses cordes ; mais pendant plus d'une heure ? En conservant le contrôle de la balle, ils risquaient de se mettre dans une situation de tension assez insupportable. Ils seraient à sa merci continuellement, devraient réagir, ne pourraient pas imprimer leur rythme sur cette épreuve. Devraient subir.

Il répondit à ses salutations par un bref signe de la tête, se rapprocha de la balle, s'en empara. Puis il se tourna en direction de ses trois camarades, et prit le parti de leur adresser quelques promptes questions, en priant pour qu'Aiden Geist ne déclare pas le début des hostilités prématurément.

-Je sais que ça peut sembler fou, mais... J'aurais tendance à lui donner la balle tout de suite. A profiter de l'heure à venir pour le mettre au défi, pour comprendre ses facultés... Et essayer de récupérer la balle pendant la demi-heure restante. Est-ce que ça vous irait ? A moins que l'un d'entre vous n'ait une capacité défensive utile ?

Ça n'était pas son cas ; et en posant cette question, il le faisait comprendre à ses trois camarades. Il pouvait bien prendre son envol grâce à ses impulsions sèches, rester en suspens en profitant de l'immensité de ce gymnase pour demeurer hors de la portée de Doppelgänger, mais rien ne pouvait lui confirmer que cela suffirait, encore moins qu'il parviendrait à se maintenir en l'air pendant aussi longtemps. Il préférait ainsi opter pour une stratégie moins éprouvante...
Si l'un de ses trois collègues en éprouvait l'envie, il lui confierait la balle sans trop hésiter, trop heureux de pouvoir se délester d'un tel fardeau.

Ils avaient un délai, des contraintes. Ils avaient un groupe, un objectif. Ils avaient des adversaires, un arbitre. Ils avaient un terrain... il ne leur restait plus qu'à passer à l'action.
Aiden Geist sembla estimer qu'il était judicieux de précipiter le déclenchement des hostilités, sans franchement prendre la peine de leur laisser davantage de temps pour s'organiser. Lim avait bien hésité, réticente à l'idée d'abonder dans le sens d'Abaris ; ce dernier l'avait perçu, trop attentif pour passer à côté de sa réaction effarée, mais ne souhaitait pas lui donner davantage d'écho. Elle semblait avoir compris, dans l'absolu, qu'elle n'avait pas franchement voix au chapitre.
Quant à Benedict et à Jia-Xin, leurs réactions oscillaient entre l'acceptation machinale et l'assentiment plus prononcé ; en d'autres termes, les deux seuls étudiants auprès desquels le noiraud entendait se montrer attentifs allaient en son sens. Le fait que les trois Doppelgänger ne daignent pas leur laisser davantage l'opportunité de converser pour établir des bases communes censés faciliter leur collaboration à venir n'était, dans le fond, pas un problème insurmontable. Au cours de l'heure et demi à venir, le mélomane estimait qu'ils auraient d'autres chances d'échanger pour construire une stratégie viable, après avoir davantage compris les facultés dont leur opposant était doté. S'il avait été susceptible de les terrasser avant le terme de cette limite temporelle, il allait sans dire qu'Aiden Geist l'aurait abaissée ; il n'était pas cruel, juste exigeant. Cela ne pouvait avoir que deux significations.

Soit le niveau de ce héros d'argent n'était pas si éloigné du leur...
Soit il avait reçu pour consigne de ne pas les hacher menu, mais d'entretenir un semblant de compétitivité, de suspens, d'équité.

Dans les deux cas, ils avaient leurs chances.

En tout cas, si on prend le parti de mener notre barque intelligemment. Il fonce sur moi. Ils foncent sur moi. Trop près les uns des autres pour que je ne puisse avoir la moindre chance de l'emporter si je m'échine à leur tenir tête, même en utilisant mon pouvoir. Ils arriveraient à s'adapter rapidement, et une fois l'effet de surprise évacué, ils pourraient me cerner, couper mes voies de retraite, mon contraindre à passer par les airs et à m'exposer. Je serais à leur merci... ou dépendant de l'intervention de mes trois alliés. Jia-Xin interviendra sûrement, parce qu'elle a l'air fiable et courageuse ; Lim pourrait agir avec davantage de réticences, sans doute frustrée par ma demande. Quant à Benedict... Je ne crois pas que son flegme le rende indolent une fois confronté à l'urgence, sans quoi son inscription aurait été bottée en touche, mais reste à découvrir s'il a besoin de dispositions spécifiques pour se mettre au travail. Compter sur lui d'entrée de jeu, c'est sans doute présomptueux.

Non, définitivement, il n'était pas pertinent de tenter de combattre frontalement ; d'autant plus que la balle était suffisamment encombrante pour l'empêcher d'utiliser ses deux poings librement. Il allait devoir miser sur une autre option. La fuite, peut-être ? Il avait assez de mobilité pour battre en retraite, au moins momentanément. Quitte à utiliser ses alliés comme une couverture. Mais cette idée le dérangeait à au moins deux égards. D'une part, une posture aussi profondément lâche pouvait rapidement se retourner contre lui, a fortiori après le discours qui avait été le sien. Il voulait l'emporter avec eux, pour eux... pas à leurs dépens. C'était donc proscrit de compter sur eux pour assurer sa protection à lui. D'autre part, cela revenait, encore une fois, à griller leurs cartouches d'emblée. Son adversaire aurait l'opportunité de décortiquer, d'analyser son pouvoir pour mieux le comprendre, et calibrerait ses tentatives futures pour récupérer la balle plus aisément. Et il n'imaginait pas, malgré tout, que Lim, Jia-Xin et Benedict puissent le tenir en respect en trois contre trois pendant plus d'une heure ; dans le cas contraire, Aiden Geist leur aurait réservé une petite surprise pour compliquer l'affaire, comme leur donner une deuxième balle et exiger d'eux qu'ils les conservent toutes les deux. Il avait montré, au cours de l'exercice particulier qui avait permis au Hongjing de travailler sa ténacité et sa mobilité, qu'il réalisait des choix éclairés en tant qu'instructeur. Il ne laissait pas de place au hasard.

Dans ce cas, je n'ai plus le choix.

Il n'avait plus qu'une seule chose à faire.

Alors que les trois Doppelgänger se présentait face à lui, il prit le parti... d'expédier la balle au visage de celui qui le prenait pour cible, flanqué de ses deux partenaires, juste au moment où il amorçait sa première offensive.
L'objectif n'était pas de lui faire mal : non seulement cette balle en mousse ne risquait pas de le cogner bien fort, mais en outre, Abaris s'était contenté de la jeter d'un geste sec, sans élan. Non, son but était tout autre : surprendre son vis-à-vis, retenir son attention ailleurs, l'espace d'un instant, le contraindre à réviser son geste, à marquer un arrêt mécanique, peut-être, dont il pourrait essayer de tirer profit par la suite. Mais aussi de masquer sa vue : certes, la balle n'était pas bien grosse, mais précipitée face au visage du héros d'argent, elle pourrait sans doute l'empêcher d'observer le physique du mélomane sous toutes ses coutures.

Alors, si tout se passait comme il le souhaitait, le Hongjing se désintéresserait complètement de la balle et se focaliserait sur le clone se trouvant au centre des trois ; celui-là même qui s'en était pris à lui frontalement, en comptant sur ses deux alters egos pour assurer sa sécurité. Il glisserait sous son coup de poing, en priant pour que l'effet de surprise soit suffisant pour lui ouvrir la voie, et tenterait de le gratifier d'un coup de paume en plein abdomen. Un coup certes vigoureux et vif, parce que ses capacités athlétiques avaient eu le temps d'être bonifiées au cours des semaines qui s'étaient écoulées dernièrement, mais nullement amplifié par son pouvoir, qu'il tenait à conserver secret, en l'état. Là encore, il ne voulait pas faire mal à Doppelgänger... simplement l'amplifier.

A moins qu'il ne soit bien meilleur que moi, il est peu probable que ses deux clones réussissent à le protéger, dans leur position actuelle. Ils sont désaxés, j'ai l'avantage. Ils veulent sans doute plutôt refroidir les ardeurs de Jia-Xin, de Lim et de Benedict, couvrir leurs agissements. En d'autres termes, c'est lui qui va devoir agir pour se défendre... et, là encore, je ne vois que deux possibilités pour qu'il y parvienne. Soit il partage la vision de ses clones, ainsi que leur connaissance, ce qui laisse à entendre qu'ils ne sont qu'une seule entité dotée de trois corps, et il pourra réagir sans la moindre difficulté à mon offensive grâce à l'observation de ses doubles, soit ils forment un trio distinct, et il leur sera impossible de communiquer de telles informations si rapidement qu'il pourrait s'en saisir pour réagir seul. En gros : si je morfle à cause de lui, ils partagent tout, et si les deux autres tentent de minimiser les conséquences de mon attaque, ils doivent être traités comme trois adversaires distincts.

Ensuite, il prendrait probablement un cuisant revers ; parce qu'il n'imaginait pas que les deux autres Doppelgänger resteraient cois, qu'il réussisse à percuter le premier d'entre eux, ou qu'il échoue lamentablement. Ses camarades pourraient bien tenter d'intervenir pour lui sauver les miches... mais il n'y comptait pas vraiment. D'une part parce que ses cuisants échecs face à Abyan et Aiden Geist avaient rendu son cuir tanné ; d'autre part parce que l'objectif affiché et assumé était en l'occurrence de donner à ses partenaires des renseignements desquels ils pourraient collectivement tirer profit. Le fait de savoir si Doppelgänger était un seul être unique était une information vitale, dont ils ne pouvaient pas se passer s'ils souhaitaient avoir la moindre chance de remporter la victoire. Et toutes les réponses à cette question comportaient des facettes positives et négatives... Ce qui permettait au mélomane de l'aborder avec une grande sérénité.
Il ne négligerait toutefois pas sa défense ; s'il le fallait, il miserait sur un repli prompt, quitte à utiliser un coup qu'il subirait pour bondir vers l'arrière avec davantage d'élan. Il n'était pas question d'entamer cet exercice sur une déculottée en bonne et due forme...

Il bloque !

Les paupières écarquillées sous le coup de la surprise, puis les lèvres bardées d'un sourire triomphant, Abaris accueillit l'interception de son vis-à-vis avec un enthousiasme qu'aucuns auraient qualifié d'excessifs. Pour lui, c'était la récompense la plus époustouflante, la plus saisissante, la plus satisfaisantes à laquelle il aurait pu s'attendre : parce qu'elle lui permettait de répondre à nombre d'interrogations au sujet de leur adversaire. Ainsi, même si Benedict avait été le seul à prendre les devants pour lui éviter d'avoir à endurer un contre trois dans le pire des cas, même s'il le laissa endurer la riposte du héros d'argent sans esquisser le moindre geste pour lui prêter main forte, il ne put s'empêcher de considérer qu'ils avaient réussi à remporter cette première manche.
Il n'était pas nécessaire de s'échiner à donner des coups d'épée dans l'eau, en laissant l'adversaire mener la danse et en tâtonnant à chaque fois qu'il menaçait de s'emparer d'une balle dont il finirait tôt ou tard par prendre possession. Ce qui comptait, Aiden Geist avait été clair à ce sujet, c'était de réussir le marathon, pas le sprint.
Ainsi, quand Doppelgänger parvint à repousser son poing vers le haut, puis à répliquer d'un coup de pied bien senti en plein dans son estomac, le Hongjing fit exactement ce qu'il avait prévu de faire : il bondit vers l'arrière sèchement, amortissant légèrement le coup qui porta néanmoins et acheva de le repousser à quelques pas de là. Après une roulade subie mais habile, il parvint à se rétablir dans une position accroupie, fut secouée d'une brève quinte de toux, puis se redressa en s'essuyant la bouche d'un revers de la main vigoureux. Il lui en faudrait plus pour finir au tapis, comme il le souligna en continuant à afficher un sourire bercé d'optimisme.

-Il frappe fort... mais moins que le prof. Et s'il est capable de répliquer aussi rapidement, c'est sans doute que ces trois clones disposent de la même conscience ! Leurs visions, leurs ouïes sont partagées. On ne pourra pas les prendre par surprise, certes... Mais puisqu'ils partagent la même conscience, si on en cogne un, ils auront mal tous les trois !

C'était cela, l'objectif assumé de sa première manœuvre : comprendre. Et maintenant qu'il considérait avoir compris, il livrait l'information à ses camarades, de manière à éclairer leur lanterne prématurément. Certes, il était peut-être un brin audacieux de prendre ces révélations comme argent comptant : ils auraient le temps de les affiner, d'analyser dans le détails les facultés de Doppelgänger... Puisqu'il était héros d'argent, il avait peut-être eu le temps de les forger, de les améliorer au fil des années passées. Mais avoir une compréhension au moins grossière du tableau permettrait aux étudiants de s'organiser d'autant plus convenablement : alors le noiraud enchaîna sans plus attendre.

-Pour le moment, il faut qu'on garde nos pouvoirs aussi secrets que possible ! Il faut qu'on garde des zones d'ombre, parce que ce n'est que comme ça qu'on arrivera à le surprendre, sur le long terme ! Si vous pouvez le manipuler, lui faire croire à quelque chose de faux, ne vous faites pas prier. Idéalement, il faudrait qu'on les sépare pour voir comment ils réagissent : parce que si mon hypothèse est exacte, ils sont surtout habitués à combattre ensemble, ce qui n'est pas notre cas !

Quatre contre trois, mais des apprentis contre un combattant confirmé. La supériorité numérique, par ailleurs, n'était pas toujours un avantage considérable ; parce qu'elle pouvait les conduire à se marcher dessus lamentablement, à se nuire maladroitement. Benedict venait de démontrer qu'il pouvait être solidaire ; restait à savoir si le même constat s'appliquait aux deux demoiselles, ou si elles seraient plus à même de batailler seules, chacune dans leur coin.

-Et on ne fait pas attention à la balle, pour le moment ! C'est inutile de la récupérer si tôt. On verra ce qu'il en est d'ici une petite heure.

Instinctivement, il avait pris le rôle de meneur de leur quatuor. Pourquoi ? S'il avait dû l'expliquer consciemment, il n'y serait probablement pas arrivé ; mais la vérité, c'était que le mélomane se sentait responsable de leur éventuelle réussite, ou de leur probable échec. Parce qu'il était celui qui avait impulsé la création de leur groupe, et parce qu'il leur avait un peu forcé la main en expédiant la balle au visage de Doppelgänger, même si personne ne s'était franchement opposé à cette stratégie lorsqu'il avait pris le parti de l'évoquer. En outre, il sentait que son affrontement face à Abyan et que les exercices particuliers concoctaient par Aiden Geist pesaient lourd dans la balance ; il ne savait pas si ses camarades jouissaient de la moitié de son vécu, mais il croyait que les leçons qu'il avait tirées de ces déconvenues successives avaient forgé un soupçon de sagesse chez lui, lequel pourrait s'avérer salvateur.

Il n'a pas l'air de vouloir enfoncer le clou, observa-t-il quiètement tandis que le héros demeurait sur la défensive. Pas parce qu'il n'en est pas capable : j'ai bien senti qu'il maîtrisait, au corps-à-corps. Mais parce que les consignes du prof sont claires : il doit conserver la balle, simplement. Contrairement à nous, il ne doit pas l'avoir au moment opportun, mais s'en emparer le plus tôt possible, et ne pas nous la rendre.

Il ne serait pas vicieux, ne s'acharnerait pas sur eux jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus esquisser le moindre geste. Il se contenterait de les accueillir, de contrecarrer leurs offensives et de les repousser, inlassablement. S'il était en mesure de les blesser pour rendre leurs attaques suivantes moins féroces, il le ferait sans doute... mais tant qu'ils demeuraient prudents et méthodiques, cela ne pourrait pas survenir.
En garde, bien décidé à ne pas utiliser son pouvoir du tout, à se focaliser sur ses capacités athlétiques et martiales qui n'avaient eu de cesse de croître au fil des dernières semaines, Abaris se rapprocha des trois doubles d'un pas feutré et précautionneux. Si l'un de ses partenaires souhaitait mener la charge suivante, il l'épaulerait sans douter, se plaçant juste en retrait, à un peu plus d'un mètre de lui, sur un flanc, et chargerait le clone le plus accessible pour se mesurer à lui au corps-à-corps ; si personne ne se sentait d'embrasser un tel rôle, il ne manquerait pas de sonner la charge en visant l'un des Doppelgängers sur le côté, pour que seulement deux puissent entreprendre de lui tenir tête.