Il fit mouche. Il sentit le dos de sa main s'écraser au beau milieu de la figure de l'alter-ego de Doppelgänger, lui éclatant sans doute le nez, le précipitant dans la chute qu'il avait amorcé au passage, comme il sentit son cœur bondir dans son torse, gonflé d'une fierté indicible, proprement inimaginable quelques mois auparavant seulement. Il avait, longtemps, dû se contenter d'être relégué aux ombres. Aux arrière-plans, aux décors, là où nul ne risquait de le dénicher pour lui jouer des crasses, là où son géniteur ne pouvait pas le réprimander pour son comportement rêveur, pour son physique chétif, pour son manque d'assurance frappant.
Il venait tout juste de toucher du bout des doigts un monde nouveau ; il l'avait effleuré seulement, mais sa douceur incommensurable, le bonheur qui émanait de lui convainquait pleinement Abaris. Il suivait le bon chemin. Il n'avait qu'à maintenir le cap. Qu'à progresser, encore et toujours, inlassablement, jusqu'à ce que ses efforts portent enfin leurs fruits. Jusqu'à ce qu'il devienne le héros qu'il était appelé à incarner.

Et, au nombre des étudiants composant leur quatuor, il n'était pas le seul à avoir perçu cet avant-goût délectable d'euphorie, de plénitude ; Jia-Xin aussi venait d'outrepasser tout ce qu'elle avait jamais été jusqu'alors, allant jusqu'à prendre des risques inconsidérés pour le suivre dans son initiative insensée, proprement suicidaire. Ils le savaient, l'un comme l'autre : ils n'obtiendraient rien à jouer la montre, à laisser la prudence les envahir, les conditionner, les entraver. Ils verraient leurs deux partenaires du jour mordre la poussière, tôt ou tard, devraient s'en satisfaire, prier pour avoir assez de ressources pour tenir héroïquement jusqu'au coup de sifflet final ; et même en cas de victoire, au terme de cette insupportable course contre la montre, ils sentiraient le dégoût, la répugnance, la frustration leur envahir le palais comme une immonde vague de bile. Ils auraient acquis l'intime conviction que leur victoire n'aurait, dans le fond, tenu qu'à la mansuétude de Doppelgänger ; qu'il aurait pu les destiner à une issue toute autre s'il avait choisi d'aborder cette épreuve avec davantage de sérieux, moins de miséricorde.
S'ils voulaient éviter d'endurer pareille amertume, il leur fallait gagner non pas par défaut, en jouant sur les règles arbitraires fixées par le professeur en début d'épreuve, mais par KO. Montrer, en un mot comme en mille, qu'ils n'étaient plus seulement des apprentis héros en cours de formation ; mais deux jeunes adultes prêts à embrasser le destin qui leur tendait les bras.

Ses méninges, entraînées par le rythme soutenu des notes de guitare et de synthé, se mirent à fonctionner à plein régime lorsqu'il remarqua, dans son champ de vision périphérique, que Doppelgänger avait envers et contre tout été en mesure de bondir vers l'arrière afin d'éviter d'endurer une coupure trop cruelle et incisive lors de la riposte tranchante de Jia-Xin. Pourquoi ? Comment ? Lors même que celui qui affrontait Lim venait tout juste de se figer, percuter aussi rudement que celui qu'Abaris venait de précipiter au sol du revers du poing, lequel n'esquissait pas le moindre geste pour se redresser ; il aurait dû être, lui aussi, proprement incapable de réagir à cette menace preste. Le fil de la lame de l'étudiante n'aurait pas seulement dû lui caresser la chair ; elle aurait dû y tracer un sillon profond, ardent, répandre une gerbe de sang conséquente alentour, le contraindre à la reddition immédiate. Elle aurait dû, mais elle n'avait pas été en mesure de le faire, parce qu'il avait, envers et contre tout, su mobiliser un trésor de ressources psychologiques et physiques pour réagir en temps et en heure.
Avait-il réussi à se focaliser sur l'une de ses trois personnalités, au détriment des deux autres ? Ce corps était-il plus important que les autres ? Il était peut-être l'original ; les deux autres, des satellites. Ou avait-il été contraint, pour une raison ou pour une autre, de se défaire de deux de ses enveloppes charnelles ? Avait-il subi un simulacre de désynchronisation ?

Il ne devait plus leur rester longtemps à combattre ; une paire de minutes, quelques dizaines de secondes, quelques infimes instants, le Hongjing était bien en peine de l'estimer convenablement, mais il considérait que l'ordre de grandeur devait être de cet acabit. Peu importait, à ses yeux : il devait chercher à grapiller encore quelques informations, si cela pouvait lui permettre de se rassurer quant à leurs chances de victoire.
Alors il se focalisa sur celui des trois clones qu'il venait d'expédier au sol, et qui se trouvait encore allongé, à ses pieds ; une détonation au niveau de la cheville de sa jambe droite expédia son pied droit dans les côtes de son opposant, dans un geste sans doute cruel, peut-être sadique, mais à tout le moins utile, à plus d'un titre. Il allait non seulement lui permettre d'écarter momentanément du conflit celui des trois clones dont le nez, ensanglanté, devait être la source de bien des maux ; mais il allait aussi et surtout pouvoir évaluer l'effet qu'aurait son offensive sur les deux autres. Seraient-ils troublés... ou ignoreraient-ils pleinement cet assaut ?

En fonction, Abaris pourrait réagir de deux manières différentes. Si les deux Doppelgänger semblaient réagir à cette attaque en traître, il fondrait sur celui qui menaçait Lim ; il faisait confiance à Jia-Xin pour tenir l'autre en respect, devait veiller à neutraliser celui-ci, chercherait à le percuter d'un coup de poing au milieu du dos. Si les deux Doppelgänger semblaient, en revanche, ignorer tout du coup qu'il venait de porter, il fondrait plutôt dans le dos de celui que Jia-Xin menaçait. Il essaierait de lui faucher les jambes d'une balayette vigoureuse, pour, à son tour, le précipiter au sol. Dans les deux cas, il tâcherait de se rendre utile auprès de ses camarades ; parce qu'il avait le sentiment que continuer à harceler Doppelgänger leur offrirait la victoire, plus assurément encore que de prendre leur mal en patience jusqu'à ce que la montre d'Aiden Geist ne sonne enfin la délivrance.

D'un quatre contre trois frénétique, chaotique, cette situation avait évolué jusqu'à ne devenir guère plus que deux un-contre-un ; ce fut l'idée qui habitait l'esprit d'Abaris alors que le double qu'il venait de percuter dans le dos, lequel se focalisait jusqu'alors sur Lim, se retournait pour faire de lui sa cible prioritaire. La demoiselle ne semblait même plus être en état psychologique d'esquisser le moindre mouvement, à tel point qu'un Benedict pourtant endormi demeurait mille fois plus actif et combatif qu'elle ; et s'il eut, l'espace d'un instant, l'envie de la rabrouer pour lui rappeler les conditions auxquelles ils avaient consenti à l'accueillir au sein de leur groupe, il songea promptement qu'il lui valait mieux se focaliser corps et âme sur son propre adversaire, sur ses propres démons. Ce type, face à lui, n'allait pas manquer de lui corriger amèrement s'il se laissait faire ; et, lorsque la poigne ferme de Doppelgänger se resserra autour de son poignet, le mélomane comprit que la léthargie dont Lim était actuellement frapper devenait progressivement le cadet de ses soucis. Parce que, dans le fond, il n'avait jamais franchement compté sur elle pour bouleverser le cours de cette bataille... Et parce qu'ils étaient sur le point de l'emporter sans qu'elle n'ait à honorer le moindre de ses devoirs.
Dans l'acharnement de ce conflit, dans la fièvre de cet affrontement, il commençait à muer. Et si, à tête reposée, il aurait probablement été prompt d'excuser le comportement indolent de la jeune femme, de lui attribuer quelques circonstances atténuantes le rendant moins frustrant, moins agaçant... en l'occurrence, l'espace d'un instant, il ne la vit guère plus que comme un plot. Comme un obstacle gênant, immobile et inutile, comme une chose dont il lui fallait s'encombrer, comme un handicap dans sa lutte face à Doppelgänger. Il ne fit donc rien de plus que la darder d'un regard bref, éphémère, mais teinté d'une haine, d'un mépris viscéral, qu'il n'avait jamais manifesté, ne manifesterait peut-être jamais plus ; parce qu'elle était, dans le fond, tout ce qu'il avait jamais exécré chez lui. La volonté de ne plus se laisser marcher sur les pieds... mais l'incapacité à faire valoir cet objectif. La paresse, la peur, la honte, le rejet de soi. L'incapacité notoire à s'assumer, à travailler pour se surpasser. Le doute, aussi.

Le héros d'argent n'allait pas tarder à le cueillir d'une gifle monumentale, donc, lorsqu'il effaça purement et simplement tout ce qui existait pourtant autour de lui ; le troisième clone avait été expédié au loin, ne risquait pas de venir de si tôt, et il faisait confiance à Jia-Xin pour réussir à tenir l'autre en respect. Il n'avait donc plus que celui-ci à affronter, à confronter jusqu'à ce que lui ou son adversaire ne faiblissent, jusqu'à ce que l'un d'entre eux n'ait plus d'autre choix que celui de capituler. Et il commença, pour se prémunir de la claque qui surgissait, par utiliser la détonation d'un heurt de la batterie pour, au niveau de sa tête, générer un souffle susceptible d'amortir le coup que son opposant lui portait.
Coup qui toucha néanmoins ; il fut contraint, l'espace d'un instant, de jeter sa tête en arrière en sentant momentanément sa conscience chanceler. Il frappait dur. Presque autant qu'Aiden Geist ; plus encore qu'Abyan, lors même que sa position était précaire, qu'il avait passé plus d'une heure et demi à souffrir le martyr face à une nuée d'insupportables insectes, que la douleur dont ses deux autres doubles souffraient devait contribuer à minimiser sa combativité. Il frappait même suffisamment dur pour l'emporter, si le Hongjing commettait l'impair de s'exposer de trop à ses ripostes véhémentes : alors, soucieux de ne pas subir davantage, le mélomane entreprit de récupérer à son compte le rythme de leur querelle.
Sa main droite se retourna contre le poignet de Doppelgänger ; il l'empoigna à son tour, pour l'empêcher de se faire la malle à la première occasion. L'impact d'une caisse claire résonna sous la plante de ses pieds, l'expédiant vers le haut ; mais la carrure supérieure de son vis-à-vis l'empêcha de l'emmener dans les airs, le contraignit à le surplomber, à la verticale, les pieds en haut.

Son ambition était claire et affichée ; une fois au-dessus de son opposant, leurs deux bras encore unis, il souhaitait se projeter par le biais d'un nouvel impact droit sur la tête du héros d'argent, coude en avant pour le percuter d'un coup d'une violence désarçonnante. Il chercherait bien sûr à l'empêcher de fuir en continuant à lui tenir le poignet ; et il entendait frapper avec suffisamment de violence pour l'handicaper durablement, quitte à en subir lui-même quelques dégâts. Après tout, son propre corps n'était pas insensible à des chutes aussi rapides... Raison pour laquelle il brandissait son coude gauche pour porter son attaque : dans le pire des cas, son bras lui servirait à amortir son assaut, et il pourrait s'en sortir avec seulement un bras inutilisable. Une blessure grave, surtout dans un tel contexte, et partiellement incapacitante ; mais qui lui permettrait envers et contre tout de fuir, s'il le fallait impérativement.

Son ultime acrobatie porta ses fruits. Le coup de coude descendant qu'il offrit à Doppelgänger, le percutant en plein visage et l'expédiant droit vers le sol, fut certes légèrement amorti par la posture de ce dernier, et par ses réflexes surprenants ; mais il ne parvint pas pour autant à se protéger totalement face à cette charge explosive, dut s'effondrer en offrant à Jia-Xin une fraction de secondes supplémentaires. Elle fit mouche, à nouveau, prouvant qu'il ne lui en fallait pas tant ; contrairement à Lim, elle était parfaitement apte à mettre à profit les rares instants au cours desquels la garde de son opposant se faisait défaillante. Abaris, qui commençait évidemment à s'effondrer de tout son long, considéra sa liberté recouvrée avec un pragmatisme mesuré. Il allait devoir se redresser à la hâte, aussi promptement que possible... mais il devrait veiller à surenchérir sans plus tarder. Avant que l'un des trois clones ne soit à nouveau en mesure de lui tenir tête en combat solitaire ; parce que ce type de coups d'éclats ne pourrait pas être réitéré éternellement. Certes, son pouvoir, unique en son genre, lui octroyait une très grande liberté de mouvements et une diversité d'offensives telle qu'il était complexe de toujours prévoir où et comment il allait frapper... mais à force de se jeter sur le héros d'argent aussi brutalement, parfois sans prendre la peine de se ménager des voies de sortie, il finirait bien par tomber par un os. Par subir une riposte face à laquelle il ne pourrait bien ; d'endurer des foudres à la suite desquelles il serait proprement incapable de se relever. Il était donc encore à demi-allongé, entreprenait d'entamer une roulade pour s'éloigner vigoureusement du Doppelgänger qu'il venait de clouer au sol, trop conscient du fait que ce dernier reprendrait l'ascendant sans la moindre difficulté s'ils devaient entamer une lutte à terre... lorsque la voix ferme d'Aiden Geist mit un terme à cette lutte acharnée, oblitérant par le fait même cette atmosphère irrespirable qui s'était abattue sur Abaris, sur Jia-Xin, sur Benedict et sur Lim comme une chape de plomb. Si la dernière fut prompte à réagir, lors même que les murs retombaient tout juste, le Hongjing, lui, eut besoin de plusieurs secondes pour parvenir à saisir la teneur des propos de l'enseignant ; les yeux ronds, le souffle court, il plongea finalement sa main sous son haut... et en retira la balle qu'il avait récupérée dans la poche du pantalon de Doppelgänger, une bonne demi-heure plus tôt.

Muet, stupéfait, abasourdi par la perspective de cette réussite au sujet de laquelle nul, sans doute, n'aurait osé parier au début de l'épreuve, le noiraud eut besoin d'un nouveau long moment pour parvenir à résoudre cette équation qui lui semblait, en l'état, parfaitement insolvable.
Ils avaient gagné. Il avait honoré sa promesse.
Le souffle de fierté et d'euphorie qui l'inonda lui fila la chair de poule ; puis il hurla, extatique, comme aurait pu le faire un médaillé d'or aux jeux olympiques ou un joueur de football soulevant la Coupe du Monde.
Cette balle, à ses yeux, valait infiniment plus qu'un vulgaire trophée.
Elle incarnait tous ses efforts, sa rage, son ambition, son amour-propre, sa détermination, le poids des espérances de sa mère, de Noa, de Minoue et de Yi, de l'ensemble de ses camarades, de ses professeurs, aussi.
Elle était la preuve tangible de ses progrès, de son ardeur, de son courage, de sa force.
Il avait réussi.
Il avait tenu tête à Doppelgänger. L'espace de quelques instants, certes, et grâce au concours généreux de Jia-Xin ; mais il l'avait fait. Il avait montré que s'il n'était pas encore tout-à-fait un héros assermenté, il n'était déjà plus vraiment un simple étudiant. Il était quelque part, entre ces deux mondes.
Prêt à gravir les dernières marches qui le séparaient encore de son rêve le plus insensé.
Celui de brandir sa médaille devant son géniteur, pour lui prouver qu'il avait non seulement été capable de revenir d'Antiqua en vie, mais qu'il n'allait, de surcroît, pas s'arrêter en si bon chemin. Qu'il serait, un jour ou l'autre, un héros singapurien connu et respecté de tous.

La main tendue de Doppelgänger et sa question le sortirent momentanément de sa transe ; le regard embué de larmes, la respiration hachée, les lèvres étirées en un sourire radieux, il l'empoigna et répondit sans plus tarder, se redressant en titubant, ses muscles meurtris ne manquant pas de lui souligner qu'il avait tout de même généreusement tiré sur la corde.

-Abaris. Juste... juste Abaris.

Pas Hongjing.
Juste Abaris.
Parce que ce succès, il ne le devait pas à son géniteur, qui n'aurait pas manqué de le réprimander, de l'injurier, de le moquer, de lui asséner avec mépris que ses efforts étaient voués à l'échec, qu'ils ne le mèneraient pas bien loin, qu'il finirait par s'en mordre les doigts d'avoir entretenu sa naïveté jusqu'à un si grand âge.
Il le devait à Jia-Xin. Il le devait à Benedict. A Lim aussi, dans une moindre mesure.
Mais il le devait, avant toute autre chose, à lui-même. Parce qu'il avait été l'artisan de leur groupe détonnant et hétéroclite ; et parce qu'il avait assumé les responsabilités dont il s'était affublé en tout début d'exercice.

Juste Abaris.

C'était la toute première fois, depuis le début de sa maudite existence, qu'il osait avec tant d'audace se détacher de la figure de son géniteur. Sans doute plus audacieux grâce à l'extase qu'avait généré en lui le simple fait de l'emporter contre un héros d'argent, Abaris sembla comme apaisé par sa réponse ; mais il recouvrit rapidement son sérieux habituel lorsqu'Aiden Geist entreprit de dresser un bref bilan de cet exercice à tout le moins singulier.
Il n'avait pas pu ignorer les résultats des deux autres champs de bataille.
Il avait bien vu qu'un Len placé dans une situation des plus précaires avait bien failli passer un sale quart d'heure, mais que son équipe, envers et contre tout, avait elle aussi réussi l'exploit ; mais, par-dessus tout, c'était la vision du trio défait qui l'avait heurtée. Les deux Yeo et Claude avaient échoué, lourdement échoué, à en croire leur attitude brisée, désolée. A en juger, aussi, le mépris dont transpirait leur adversaire... A mille lieues du respect dont son laconique échange avec Doppelgänger avait été teinté. Le type qui avait été chargé de confronter les deux frères et le blondinet maladroit était-il simplement moins sympathique, ou était-il arrivé à des conclusions bien différentes ? Avec une moue compatissante, le mélomane entreprit finalement de se focaliser sur la silhouette de son professeur, et sur ses différentes consignes. Un buffet... Et un moment de répit. C'étaient, en tout et pour tout, les récompenses qu'il souhaitait leur décerner après qu'ils se soient tant échinés à tenir tête à des héros professionnels ; et, quand on considérait l'individu duquel il provenait, ce geste anodin devenait soudain resplendissant de grâce et de bienveillance.
Parce qu'il n'était pas exactement l'homme le plus prompt à prendre soin de ses jeunes élèves ; tant et si bien qu'Abaris se demanda, l'espace d'un instant, si cela n'avait pas plutôt été l'idée de Miss Alma.

Toujours fut-il que le mélomane répondit bien à la consigne d'Aiden Geist de lui rendre sa balle ; il quitta finalement la pièce, non sans gratifier Hazel, l'autre possesseur, d'un sourire enthousiaste à souhait. Le fait que les deux Yeo et que Claude aient échoué contribuait certes à lui miner le moral, mais il ne voulait rien laisser transparaître auprès de ses autres partenaires. Il avait pris la décision, en son âme et conscience, de s'éloigner d'eux pour combattre aux côtés de quasi-inconnus ; et il assumait ce choix, dans la mesure où cet exercice s'était avéré excessivement formateur. Il en ressortait avec la certitude ancrée bien en lui que son imprévisibilité, seule, seraient son arme la plus performante au cours de sa carrière héroïque. Il devrait apprendre à composer avec, en toutes circonstances... ou faire une croix sur sa propre existence. Parce qu'un opposant du calibre de Doppelgänger ne manquerait pas de le hacher menu s'il commençait à se faire trop académique dans sa façon de combattre.

Quand il arriva dans la pièce où Aiden Geist leur avait déposé de quoi se remettre de leurs émotions, donc, le noiraud nota non seulement l'absence des deux frères, mais aussi et surtout la présence des différents héros ayant pris part à l'exercice. Il hésita, l'espace d'un instant, à les approcher ou même à s'en retourner auprès de Doppelgänger pour leur demander des conseils ; mais s'il jugea l'idée assez pertinente, il eut, dans un premier temps, l'envie de clarifier un point auprès de l'un de ses partenaires du jour. Aussi prit-il le parti de s'approcher de Jia-Xin ; il demeura néanmoins à quelques mètres d'elle, trop conscient de sa pudeur et de sa froideur. Le message était assez clair : si elle ne souhaitait pas sympathiser, il ne l'y contraindrait pas.

-Merci. De m'avoir fait confiance, alors que t'avais aucune raison de croire que j'en valais la peine. C'est grâce à ça qu'on a pu gagner.

Ce disant, il jetterait aussi un bref coup d'œil à Benedict, qui pouvait également s'octroyer une part généreuse de leur mérite collectif ; mais il ne chercha pas à inclure Lim dans ce constat, d'aucune façon. Il n'était pas nécessaire de se faire obséquieux à ce sujet : la samaritaine n'avait pas été aussi utile et performante qu'elle n'aurait dû l'être pour se mettre au diapason du reste de leur groupe. Pire encore : s'ils avaient échoué au bout du compte, elle aurait sans doute dû en endosser la majorité de la responsabilité, en tant que talon d'Achille de leur petit groupe. Elle n'avait même pas eu pour elle sa combativité ordinaire... Ce qui, au-delà d'un constat d'échec, était par ailleurs un aveu d'impuissance.

Si Jia-Xin s'en tenait à son silence coutumier, ou à une approbation sommaire, il s'en irait rapidement auprès du buffet ; il chercherait à s'installer aux côtés de Claude, mangerait et boirait un petit peu afin de se remettre en jambes. Mais il prendrait surtout le temps d'éteindre sa musique, d'ôter ses écouteurs de ses oreilles et de masser ses jambes meurtries par tant d'efforts. Ce n'était pas si souvent qu'il mettait aussi rudement son corps à l'épreuve...

Cet exercice ne changerait rien. Ni maintenant, ni jamais. C'était le message que s'était chargée de lui faire comprendre Jia-Xin, en lui répondant sobrement, sans lui jeter des fleurs ni louer son efficacité sur le champ de bataille. Elle décrivait son comportement comme sain, comme pertinent, s'en tenait à ça. Et s'il ne s'attendait assurément pas à ce qu'elle se mue en une amie des plus tendres, il fut décontenancé, l'espace d'un instant, de constater que cette épreuve ne semblait, à ses yeux, rien changer à la relation froide et distante à laquelle ils s'étaient cantonnés jusqu'à présent. Pas parce qu'il s'attendait à plus, pas même parce qu'il désirait plus, mais parce qu'il avait le sentiment d'avoir traversé l'enfer à ses côtés, à ceux de Benedict, avant d'enfin réussir à découvrir l'Eden. Avait-il pris cet exercice trop à cœur ? Peut-être. Il en eut un autre aperçu lorsqu'il entendit les propos fatalistes et dénigrants du troisième héros, celui qui, selon toute vraisemblance, avait été chargé d'inculquer aux deux Yeo et à Claude quelques notions d'humilité et d'amour du travail. Un jugement abrupt, ponctué d'un relatif mépris ; c'était tout ce que ce héros d'obédience inconnue avait été susceptible de formuler au propos de ses trois amis. Une petite phrase d'une cruauté indicible, qu'il eut l'envie, l'espace d'un instant, de contredire en s'enflammant subitement...
Mais il ne trouva en aucun cas la force de passer de la pensée à la parole. Peut-être parce que l'opposition furieuse d'un Doppelgänger récalcitrant à souhait l'avait vidé de toute son énergie, au point d'endormir sa capacité à se rebiffer, à s'indigner devant tant de dédain ; peut-être aussi parce qu'il savait, au fond de lui, que le jugement terrible de ce héros assermenté n'était pas complètement erroné, pas totalement à côté de la plaque. Les deux Yeo, effectivement, manquaient de rigueur, de sérieux, d'humilité. Ils avaient besoin, sans doute, de goûter à l'échec comme il avait pu le faire contre Abyan pour mûrir un peu. Pour apprendre à travailler. Aurait-il pu leur permettre de remporter cet exercice haut la main ? Il n'y croyait pas, pas une seule seconde. Parce que Lim, dans tout son défaitisme, dans toute sa puérilité, avait bien failli leur coûter la victoire lors même que Benedict et Jia-Xin ne faisaient pas montre d'une telle légèreté, d'une telle insouciance. Ils avaient été trois sur quatre à déployer toute leur énergie, et il s'en était fallu d'un cheveu pour que leur opposant ne récupère l'ascendant, à la toute fin de l'affrontement...
Les deux Yeo n'auraient sans doute pas pu leur permettre d'aller aussi loin en premier lieu.

Quant à la révélation que Doppelgänger disposait à la vérité d'un quatrième corps, pour le moment indisposé, elle ne heurta pas l'esprit d'Abaris plus que de raison. Il savait depuis le début que le héros d'argent leur était infiniment supérieur ; et que seul face à tous ses alters egos, il aurait été broyé, haché menu, terrassé en deux temps trois mouvements. Ce qui l'intéressait, l'idée qui l'obnubilait, c'était de réussir à égaler l'un de ses corps, en combat solitaire : parce qu'il savait qu'on ne lui demanderait jamais de combattre seul, qu'il devait simplement fournir sa part du travail, et la fournir prestement.
C'était ce qu'il venait tout juste de faire, en l'occurrence.

Il vit également Hazel revenir, a priori troublé, et se diriger vers Len et Erin ; il eut l'envie, l'espace d'un instant, de se joindre à leur proximité sans doute moins morose que celle de Claude, mais il ne se sentit pas de le faire sans destiner au jeune blondinet quelques paroles encourageantes. Il lui plaça donc une main amicale sur l'épaule, le gratifia d'un sourire peiné, et de quelques mots mûrement réfléchis.

-Essaye de ne pas trop t'en vouloir. Je sais que tu as fait tout ce que tu pouvais pour peser dans la balance. Ce n'est pas si grave, si ça n'était pas suffisant. On vient d'arriver, on a encore des progrès à faire, et du temps pour y arriver.

Il se doutait du fait que Claude pourrait être susceptible de lui faire remarquer qu'Erin, que Len ou que lui-même avaient été en mesure de l'emporter alors qu'ils étaient aussi au nombre des plus récents élèves de la classe, que le Yeo, au contraire, avaient échoués en étant au nombre des plus anciens... mais ce seul paramètre, bien sûr, ne pouvait pas tout expliquer. Dans le fond, le Hongjing était simplement convaincu que son camarade enthousiaste et désinvolte pourrait progresser au point de devenir un héros respectable ; il aurait simplement besoin de plus de temps que Len, qu'Erin ou que lui afin d'arriver aux mêmes résultats.

Après Jia-Xin, c'était désormais à Claude de botter en touche, de ne pas trop avoir manifestement la tête aux échanges indolents qu'Abaris aurait au contraire aimé entretenir, après un affrontement d'une telle intensité. Il se sentait exténué. Il avait d'ores et déjà la certitude qu'il passerait le plus clair de la nuit à roupiller sur ses deux oreilles, mais il souhaitait envers et contre tout se changer les idées avant d'y parvenir ; parce qu'il craignait, sinon, de passer de nombreuses heures à décortiquer le déroulé de cette heure et demi sous toutes les coutures, afin d'essayer de dénicher des accros qu'il aurait pu rapiécer s'il avait eu la jugeote de les déceler en temps et en heure. Or, cette épreuve s'était achevée, pour le meilleur comme pour le pire. Le résultat, en tout cas en ce qui concernait le groupe du noiraud, avait été au rendez-vous. Avait pu récompenser les efforts consentis et conjugués des jeunes pousses constituant alors son groupe. Il y aurait un temps, bien sûr, pour l'introspection et la critique de soi ; mais en l'état, il aurait aimé s'offrir la répétition délectable du sentiment qui l'avait étreint à l'annonce du terme de l'exercice, lorsqu'il avait pris conscience, avec le pique d'enthousiasme que cela avait induit, qu'ils avaient réussi à triompher du redoutable Doppelgänger. Un écho, une réminiscence même imparfaite voire grotesque auraient eu le bon goût de lui mettre un peu de baume au cœur, de lui faire remarquer que toute son abnégation, toute l'énergie dépensée au cours des semaines écoulées avaient fini par lui permettre de se transcender au moment opportun.
L'heure pourtant ne semblait pas aux réjouissances. Ni pour Jia-Xin, qui demeurait froide, ni pour Claude, qui semblait abattu, ni pour les deux frères Yeo, qui s'était volatilisés, ni pour Benedict, qui se reposait d'ores et déjà, ni pour Lim, potentiellement plus amère encore qu'Ian et Iel, ni pour Len, Erin et Hazel qui, à deux pas de là, devisaient à voix basse en affichant plus ou moins ostensiblement une tristesse partagée, probablement liée aux quelques mots qu'Aiden Geist avait tenu à glisser à son poulain au sortir de cette épreuve périlleuse. Son devoir d'ami aurait-il dû être de se rendre auprès d'eux pour tendre l'oreille, pour essayer de comprendre leur abattement manifeste, lors même qu'ils auraient dû plutôt se réjouir d'avoir pu l'emporter en faisant cause commune ?

Il prit plutôt le parti de leur laisser de l'oxygène, quand bien même son isolement demeurait pesant. Pour s'occuper, Abaris tenta vainement de s'intéresser aux propos qu'échangeaient les professeurs, qu'il jugeait, en l'occurrence, assez triviaux. Ils partiraient, un jour ou l'autre, en direction d'Antiqua. Aiden Geist annonçait un délai de quelques mois ; cela pouvait bien être quelques semaines ou quelques années, cela ne changeait rien à la fatalité de leur apprentissage en tant qu'aspirants héros. Et s'il aurait évidemment aimé qu'on le juge dès à présent digne de s'y rendre, il savait conserver la tête froide et se dire qu'il n'avait pas fini de progresser, entre les murs confortables de cette Académie au sein de laquelle il ne manquait de rien. Avec sa défaite contre Abyan, il avait appris l'importance de l'imprévisibilité ; avec ses exercices en solitaire face à Aiden Geist, celle de la persévérance et de la clairvoyance ; avec sa victoire face à Doppelgänger, celle de l'audace et de l'ambition. Il devait encore apprendre à maîtriser son pouvoir au mieux, apprendre à ne laisser à ses opposants strictement aucun temps mort. Il avait l'avantage de pouvoir se mouvoir sans se fatiguer... C'était un atout qu'il devait parfaire sans plus attendre, pour se montrer sans cesse en capacité d'imposer son tempo, et de pouvoir en changer sur un coup de tête, sans que rien ne puisse le laisser présager.

Alors, il décida de demeurer en retrait, à profiter d'un moment de répit pour se restaurer convenablement ; et si plus rien ne semblait digne d'intérêt, si personne ne cherchait à s'entretenir avec lui plus que de raison, il aurait tôt fait se retirer à son tour, pour s'en retourner à sa petite chambre où il pourrait profiter d'une douche bien chaude avant de s'allonger un peu, sans doute en quête d'un épisode d'anime à regarder ou d'un nouvel album de rock britannien à découvrir.